mardi 2 février 2010

"Au bon vieux temps..." De notoriété publique.

Annex - Russell, Jane (Revolt of Mamie Stover, The)_04


Sur les conseils d'un ami, je parcours le journal d'Andy Warhol (Grasset, 1990). - Mon Dieu quelle vie de merde ! Ce ne sont pas tant les abus de tous genres qui choquent, ni le fric et l'artifice - tout cela a toujours constitué la vie quotidienne des riches, il faut bien s'amuser quand on s'emmerde -, c'est le rythme effréné de cette sociabilité ininterrompue qui manifestement dégoûte tous ceux qui y participent sans qu'ils aient la force ni vraiment l'envie de s'en retirer. « L'humanité est une cérémonie », la jet-set est ce qui reste de cérémonie quand le sens a disparu, ou quand l'humanité a disparu : on boit, on se drogue, on baise, on médit (beaucoup)... tout ce que l'on fait dans les fêtes, mais on le fait en permanence, au lieu que ce soit en rupture par rapport aux travaux et aux jours, et on le fait en sachant que cela n'a pas de signification.

Ce qui d'ailleurs se voit dans les nombreuses ventes aux enchères écumées par Warhol, où l'on vend les reliques d'une Joan Crawford fraîchement décédée, dans sa façon de fréquenter assidûment les vieilles divas et de les presser de questions (Paulette Goddard se fâche avec lui parce qu'il veut savoir comment était Chaplin au lit) : il y a une sorte de cannibalisme aussi logique que sinistre à l'égard du « glorieux passé », qu'à la fois on fétichise (il faut posséder des robes des anciennes stars) et qu'on banalise, autant d'ailleurs par lucidité (Hollywood Babylon, depuis toujours) que par envie.


janerussellbig


168e5bf1835c2d2d_large


Parce qu'il est complètement immergé dans ce monde dont il constate jour après jour la vacuité, parce que son oeuvre, au moins dans ce qu'elle a de plus célèbre (je ne suis pas spécialiste) a notamment pour thème la société de consommation, qui entretient un rapport curieux aux objets qu'elle produit/détruit et à ses « icônes » (artistiques - Marylin, ou, donc, de consommation - les boites de conserve, les bouteilles de Coca...), parce qu'en tant qu'homo lucide il en sait autant sur le narcissisme,


tumblr_kvxzl8y2h01qz6f9yo1_500


la fragilité et la frime de ses contemporains (il faut dire qu'il a pour cela un informateur de première main, si j'ose dire, en la personne de Truman Capote, lequel ne cesse de lui raconter des histoires sur l'Hollywood de l'après-guerre, sur le nombre de pipes qu'il a taillées à John Huston, sur celle qu'il a failli faire à Bogart (qu'il essaie de convaincre de se laisser faire en lui rappelant toutes celles que Bogart a lui-même effectuées gamin au collège - si Lauren savait ça !), etc.), Warhol était admirablement bien placé pour rédiger cette chronique à la fois neutre et cruelle (il ne se prive jamais pour signaler le petit verre ou le petit acide de trop pris par tel ou tel avant de monter sur scène aux Oscars), dont, paradoxalement, l'enregistrement systématique des sommes d'argent dépensées par l'auteur n'est pas le moindre charme.

Deux petits exemples, pour vous donner une idée :

"25 mars 1977. Los Angeles. (...)
C'était une soirée pour Sidney Lumet. Il me déteste mais sa femme Gail ne sait pas quoi penser de moi, alors elle prend la même attitude que son mari, elle est froide. Sidney se précipite pour embrasser tout le monde mais quand il arrive devant moi il s'arrête. Les metteurs en scène étaient de vrais machos autrefois, maintenant ce sont de petites tapettes qui courent en tous sens pour embrasser tout le monde, à la manière des Français, mais continuent de penser qu'ils sont machos." (p. 64)

(A tort ou à raison, on imagine très bien Lumet vouloir montrer à bon compte que, par opposition à Warhol, il n'est pas un pédé...)

"19 juin 1977.
Victor et moi, on est descendus boire un coup au Windows on the World (taxi : $ 5). On a bu et parlé et regardé par les fenêtres ($ 180). C'était magnifique. Ensuite, on s'est promené dans le Village. Au bon vieux temps, on pouvait aller là le dimanche sans rencontrer âme qui vive. Mais actuellement, c'est de l'homo à perte de vue - bars de gouines et de cuirs avec les enseignes allumées en plein jour. Ces sadomasos, ça s'habille en cuir, ça court dans les bars et c'est tout pour la frime : on les attache, et ça prend une heure. Ils disent quelques saloperies et ça prend encore une heure. Ils sortent un fouet, et hop ! encore une heure : un vrai spectacle. Et puis, de temps à autre, il y a un dingue pour prendre ça au sérieux, qui le fait pour de bon, et ça fout tout en l'air. Mais la plupart, c'est juste de la frime. Déposé Victor ($ 5), suis resté chez moi à regarder la télé." (p. 81)

(Ou comment décrire le vide de la cérémonie maso...)


Ces quelques remarques faites, ces quelques exemples donnés, venons-en à notre sujet, celui-là même qui avait poussé mon ami à me conseiller ce livre :


Fragonard_-_Chien


"12 mars 1977.
Levé tôt, belle journée. je suis allé au magasin d'antiquités Subkoff pour me donner des idées (taxi : $3). Marché jusqu'au bureau. Bob était là, en train de regarder des images pour l'album de photos que je fais avec lui. Vincent est sorti acheter le journal, et c'est là que nous avons vu ce gros titre : « UN METTEUR EN SCÈNE ACCUSÉ DE VIOL. » Roman Polanski. Sur une gamine de treize ans qu'il avait emmenée à une soirée chez Jack Nicholson. Quand la police est venue chez Jack le lendemain, sur plainte des parents, ils ont fouillé la maison et Anjelica a été arrêtée pour possession de coke." (p. 58)

- Il s'agit bien sûr de la compagne de Jack Nicholson, Angelica Huston (quelle famille !), dont on a pu dire que le jour du viol elle avait quitté la maison pour laisser Roman tranquille...

"28 mars 1977. Los Angeles [cérémonie des Oscars] (...)
Brenda Vaccaro était contrariée par que son ex-fiancé Michael Douglas était là avec sa toute nouvelle femme rencontrée lors de la cérémonie d'inauguration. James Caan était là avec sa femme, un look de petit garçon, une beauté. Ils épousent tous des jeunettes qui ont l'air d'avoir treize ans, c'est la dernière mode à Hollywood. Roman était là, il a été libéré sous caution, après l'histoire de la gamine de treize ans. Il s'est précipité sur le cul d'Alana [Hamilton] en disant qu'il allait la violer." (p. 66)

"29 septembre 1977.
J'ai discuté avec Fred. On avait prévu de voir Nenna Eberstadt qui a travaillé au bureau tout l'été, pour déjeuner avec elle à son école uptown, dans la 83e Rue - Brearley. (...)

Taxi jusqu'à Brearley avec Bob et Fred. Je suis parti du bureau avec une pile de Interview. Quand on est arrivés à l'angle de la 83e et de la 1ere Avenue (taxi : $5), on est entrés, on a laissé les magazines au premier, pour que les filles les prennent. (...) Enfin, Nenna est venue à notre rencontre, on aurait juré que tout à coup elle avait dix ans ! [Elle en avait 16, note de AMG.] Je n'en croyais pas mes yeux ! Un petit uniforme noir, avec une de ces jupes, courtes, comment ça s'appelle déjà ? Comme les dames en portaient dans les années 60... une minijupe. Son amie portait aussi un uniforme, une très belle fille qui avait aussi l'air d'avoir dix ans. Fred nous a révélé un secret, que Mick Jagger avait appelé Nenna, que Ferddy Eberstadt avait répondu et avait commencé à l'engueuler : « Comment est-ce que tu oses appeler une gosse aussi jeune que ma fille ? Toi, un homme de quarante ans ! » Mick s'est vexé : « Je n'ai pas quarante ans, j'en ai trente-quatre. Et Nenna sort bien avec M. Fred Hugues, qui lui aussi a trente-quatre ans. Et moi, je ne passe pas mon temps à sonner chez les gens à 4 heures du matin. » Allusion à la fois où Freddy Eberstadt avait sonné chez Mick à cette heure-là parce qu'il cherchait Nenna.

Comme je regardais autour de moi en me demandant quel âge pouvaient bien avoir ces filles, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à (...) Roman Polanski. Le pauvre, il s'est peut-être fait avoir avec ces gamines capables de paraître l'âge qu'elles veulent." (pp. 105-106)


4094802289_c97c5d9032


"14 février 1978. (...)
Il y avait vraiment du monde pour célébrer la Saint-Valentin cette année, je n'en revenais pas. Une vraie fête, un grand jour. (...) Une dame qui travaille pour le gouverneur est venue me voir. Elle m'a dit qu'elle avait lu ma Philosophy, que c'était son livre de chevet, sa bible. Elle m'a posé des questions provocantes du style : est-ce qu'on devrait permettre aux gamins de treize ans de voir de la pornographie ? Que pensez-vous de Roman Polanski ? Stan Dragoti, qui se trouvait là, a répondu qu'il avait habité à côté de chez Roman à Hollywood, et qu'il sortait réellement avec des gamines de onze ans.


sk_66_2


Nous en avons conclu qu'il essaie de revivre son enfance. Il est actuellement à Paris, d'où il ne peut être extradé." (p. 135)

- Voilà, il y a peut-être d'autres références à « l'affaire Polanski » dans ce Journal, mais il m'a déjà fallu un travail de bénédictin pour retrouver celles-ci, l'éditeur - en l'occurrence Bernard-Henri Lévy, qui ne se doutait certes pas qu'il « accablait » ainsi par avance son ami Polanski - n'ayant pas jugé utile d'inclure un index.

J'ai mis « accabler » entre guillemets parce que précisément, cette suite, au sens musical du terme, dit à la fois tout et rien : elle décrit très bien l'atmosphère de l'époque, montre un Polanski aussi humain que misérable (pléonasme ?), le charge un peu (le témoignage de Dragoti), l'exonère mollement... Lorsqu'on lit cette chronique dans la continuité on est frappé par la façon dont la pédophilie de Polanski s'inscrit logiquement dans un univers de permissivité (ces gamines sont après tout un poil, si j'ose dire, plus jeunes que celle de M. Jagger ou que la femme légitime de J. Caan), et en constitue comme une zone-limite (car ce « poil » fait beaucoup à l'affaire). Oublions un instant ce que Warhol lui-même ignorait sans doute, en tout cas ne mentionne pas, le fait que Polanski ait drogué sa victime avant que de l'enculer, oublions de même, momentanément, les problématiques liées au consentement : dans la ronde des désirs humains (les références à Ophüls et Lang sont ici à la fois fortuites et sensées), ceux dont il est question ici sont aussi tristes, innocents, pathétiques et dérisoires que les autres. L'effet jet-set évoqué au début de ce texte renforce cette impression d'indifférenciation du désir pédophile, ou pédéraste, au sein d'un univers de péché généralisé qui est aussi le nôtre, et qui est aussi le nôtre d'une part de toute éternité, d'autre part particulièrement maintenant, la jet-set du moment - si « subversive » qu'une employée du gouverneur ne se sent plus mouiller à poser des questions à Warhol sur les jeunes et la pornographie, quelle époque féconde - ayant depuis essaimé ses merveilleuses valeurs, en l'occurrence l'absence de sens, dans de larges couches de la société - Festivus, nous voilà !

Je suis ici confus à la fois volontairement et involontairement, car mon propos est pour ainsi dire réparti sur plusieurs niveaux : le cas Polanski, les États-Unis des années 70, notre propre époque, la pédophilie, ou pédérastie, à travers les âges, et notre regard sur tout cela. Disons que le Journal de Warhol m'a confirmé dans ce sentiment que j'avais déjà : que d'une part la pédophilie, ou pédérastie (je sais, cette figure est lourde : je dissipe l'ambiguïté le jour venu), est quelque chose de très ancien, voire éternel, et d'une certaine manière compréhensible ; et que d'autre part, dans certains contextes : ici, l'indifférenciation de tout ; en France à la même époque, un discours plus militant sans doute trop exalté - dans certains contextes, donc, ces formes de désirs, sans cesser d'être humaines, et donc au moins dignes de compréhension, deviennent assez faciles et lamentables. D'une certaine manière le désir sexuel, de quelque nature qu'il soit, est impie dès qu'il prend un caractère grégaire, que ce soit, pour les formes « déviantes », parce qu'elles se noient dans un à-quoi-bonisme généralisé, ou parce qu'elles sont dictées par des prescriptions collectives, éventuellement parées de militantisme révolté.

Le pire étant, o tempora, o mores, qu'avec la généralisation de la pornographie et de la découverte, commune désormais, par les adolescents du sexe comme voyeur plutôt que comme acteur, c'est d'une certaine façon toute la sexualité qui de naturelle devient grégaire, un comble ! Mais de cela nous avons déjà parlé...


- Et « cela » laisse dubitative cet emblème moderne de la sexualité traditionnelle que fut la si belle Jane Russel...


jane-russell1

Libellés : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,