mercredi 23 juin 2010

"Le désespoir est une forme supérieure de la critique." - Quelques réflexions sur le syndicalisme et l'association, II.

Première partie.



Quelque part dans son Maurras, Boutang s'en prend à Durkheim et son École. Ses reproches ne sont pas très clairs, mais ce qui est pour nous parfaitement clair, c'est que la volonté de retour aux corporations professionnelles exprimée par Maurras est partagée par Durkheim [c'est un des points communs entre le royaliste anti-dreyfusard et antisémite (j'y reviendrai !), et le juif dreyfusard et républicain, l'autre étant la haine de l'Allemagne (j'y reviendrai !)].

J'avais de mon côté, dans le temps, retrouvé par mes propres moyens la thèse du classique de R. Nisbet, La tradition sociologique, de la naissance de la sociologie comme interrogation sur ce qui fait tenir les sociétés, interrogation provoquée par la Révolution française et la dissolution des liens traditionnels : on se pose des questions sur ce qui a disparu, sur ce qui ne va plus de soi.

Troisième élément : je ne crois pas vous avoir déjà parlé de ce livre très intéressant de Philippe Chanial (édité par le MAUSS) : Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie (2001), qui fait le point sur les théories et pratiques de l'association aux XIXe et XXe siècle. A la vérité, c'est un livre par certains côtés tellement intéressant et riche… que j'en ai suspendu la lecture, tant vous en livrer la synthèse me semblait difficile. Ce n'est que partie remise espérons-le, mais constatons en parcourant sa table et sa bibliographie que Maurras - certes antidémocrate et goûtant fort peu cette « délicate essence » - ne semble pas y figurer, alors qu'Auguste Comte, qui l'a influencé - de même qu'il a inspiré Durkheim -, est étudié.

Relions tous ces fils : la sociologie, l'association, le syndicalisme, font finalement partie de la même configuration. Je veux dire par là que nous avons affaire à des interrogations théoriques et pratiques sur ce qui permet (ou pourrait permettre), après la Révolution française, aux gens de vivre ensemble. Lorsque Raymond Aron, dans ses Étapes de la pensée sociologique (1967), étudie Comte, Tocqueville et Marx, il comprend bien que l'important n'est pas de partir de catégories comme « droite » et « gauche », mais de saisir les spécificités d'un mouvement intellectuel nouveau. Ceci pourrait sembler une vague généralité mais permet en réalité de découper différemment l'histoire intellectuelle des XIXe et XXe siècle : sans chercher à faire une révolution copernicienne, mais en nous libérant, au moins momentanément, de catégories comme gauche, droite, progrès, réaction qui, si elles ne sont pas inopérantes, obstruent le paysage et charrient avec elles trop de haines et de procès d'intention. Évitons par commodité le terme trop connoté de syndicalisme : l'association, la mise au point d'associations, la recherche sur ce que peuvent être désormais de nouvelles associations, tout cela relie aussi bien des figures politiques, de Malon à Maurras en passant par Jaurès et Sangnier, que des historiens-sociologues, de Proudhon à Maurras (bis), en passant par Maistre, Marx et Tocqueville.

Que, malgré ces apparences de catégorie fourre-tout, ce mouvement intellectuel ne recouvre pas toutes les directions possibles, cela se montre simplement par le rappel de l'existence de deux autres configurations de pensée, l'une postérieure à la Révolution, l'autre antérieure, et toujours présentes depuis lors. Je vous parlais récemment de l'anarchisme : il y a une anthropologie anarchiste, mais peut-on vraiment parler de sociologie anarchiste ? Certains évoqueront Proudhon, mais, à lire P. Chanial (pp. 176-184), on a le sentiment que l'homme et le théoricien se livrent dans son oeuvre des combats non toujours résolus : s'il serait trop systématique d'écrire que Proudhon est d'autant plus sociologue qu'il est moins anarchiste, et vice-versa, il semble bien qu'il ait du mal à mettre en ordre dans sa pensée ce qu'il croit être la nature humaine, ce qu'il souhaite qu'elle soit, ce qu'il constate d'elle au jour le jour. A charge de vérification, bien sûr, mais je crois d'ores et déjà pouvoir tenir pour acquis que, en restant sous l'angle d'attaque qui est le nôtre, on ne peut faire de Proudhon le pur et simple emblème d'une sociologie anarchiste.

L'autre configuration intellectuelle est bien sûr le libéralisme : nettement plus imposante quantitativement et variée qualitativement que l'anarchisme, il semble absurde de l'expédier en quelques lignes. On peut néanmoins soutenir que ce qui fait la spécificité de cet étonnant courant de pensée est l'individualisme méthodologique : on pense d'abord l'homme seul, et ce n'est que dans un deuxième temps que l'on essaie de voir comment peut se faire son association avec d'autres : association politique, économique, éventuellement culturelle… Notre Proudhon sera ici Tocqueville et ses ambiguïtés, Tocqueville qui a trop connu l'ancien monde holiste pour ne pas savoir la force de la coutume et des réciprocités, mais qui d'une part se méfie, avec raison, des nouveaux embrigadements en cours de maturation, d'autre part constate l'individualisme de ses contemporains et sent (un peu trop ? avec un rien de masochisme ?) que l'on ne peut revenir en arrière. J'ai relu il y a quelque temps le premier tome de la Démocratie : que d'hésitations d'une page à l'autre, d'une ligne à l'autre parfois, entre l'admiration et le dégoût, entre la clairvoyance prophétique et la résignation fataliste - et que d'hésitations du lecteur entre la reconnaissance la plus impressionnée et le dépit agacé...

Quoi qu'il en soit du cas particulier de Tocqueville (et de son disciple Aron, d'ailleurs), essayons d'être clair sur le libéralisme. Quels que soient ses charmes et ses avantages, qui lui ont permis de conquérir sa position, et qui pourraient nous faire écrire que nous sommes tous un peu libéraux…, nous tenons l'individualisme méthodologique, son fondement théorique, pour une pure et simple absurdité conceptuelle. L'homme seul, ça ne veut rien dire (au contraire de la solitude de l'homme dans le monde moderne, dont le libéralisme est justement grandement responsable…). Et nous pouvons soutenir cette fois l'idée que les sociologues libéraux sont d'autant plus sociologues qu'ils sont moins libéraux philosophiquement parlant. L'exemple extrême est sans doute celui de Hayek, dont j'avais découvert, non sans joie, que sa théorie individualiste du marché reposait en réalité sur une cosmologie tout à fait holiste. On peut le dire autrement : le libéralisme étant - à la différence de l'anarchisme - une pensée contradictoire, une pensée qui ne tient pas debout, il ne produira des choses intéressantes qu'à la condition de ne pas respecter intégralement - avec des contradictions plus ou moins fortes, plus ou moins gênantes, plus ou moins productives - ses propres principes.

Ce qui nous amène à préciser le sens du partage que nous essayons aujourd'hui de clarifier, par rapport à notre bonne vieille dichotomie holistes / individualistes. Ces deux découpages intellectuels sont très liés, mais ne se confondent pas, d'une part parce qu'ils n'opèrent pas sur le même domaine : j'inclue aujourd'hui des hommes politiques, des syndicalistes, à qui l'on ne peut demander la même rigueur doctrinale qu'à des théoriciens (pas facile d'écrire sans ça sans sourire…) ; d'autre part parce que le résultat : la prise en compte de la nécessité de l'association, d'associations multiples, est ici plus important que le point de départ conceptuel. En laissant de côté un auteur inclassable comme Max Weber, c'est ce qui permet de mettre des gens comme Proudhon, Tocqueville et Jaurès, par exemple, dans la même catégorie que Maistre, Durkheim, Maurras, Descombes… Disons que si l'on est holiste, on est nécessairement, par définition même, du côté de nos « associationistes », mais que l'on peut être « associationniste » sans être holiste, en partant même de présupposés individualistes.

Un bon exemple en sera le cas de Marx. Dumont a consacré la moitié de son Homo Aequalis (1977) à montrer les ambiguïtés de sa pensée, à préciser comment le penseur de la lutte des classes est toujours plus ou moins resté un rationaliste individualiste à la mode du XVIIIe. Je ne me souviens plus si Dumont fait le lien, mais il est clair que le plus ancien reproche que l'on a pu faire au marxisme, à savoir la confusion entre la théorisation d'un mouvement de l'histoire, qui mène fatalement à la Révolution par généralisation de la paupérisation (une hypothèse qui soit dit en passant n'est pas sans retrouver ces derniers temps quelque jeunesse…) et la proclamation de la nécessité d'actions politiques coordonnées pour faire plier la classe bourgeoise, il est clair que cette confusion peut se lire à l'aune de cette ambiguïté sur l'individualisme et le holisme. On sait comment Lénine résoudra cette question.

Le problème ceci dit, c'est que l'on peut aussi être rigoureusement holiste - associationniste, et buter sur le réel - les faits sont têtus, comme disait, justement, Vladimir Illitch. Je m'efforcerai donc, la prochaine fois, de préciser les limites que peut affronter cette configuration intellectuelle. Peut-être d'ailleurs dois-je préciser, comme conclusion temporaire, que les hypothèses émises aujourd'hui ne visent pas à délimiter de nouvelles manières un camp des bons et un camp des méchants, mais de mieux saisir pourquoi et comment, des auteurs que l'on oppose généralement, ou qui se sont opposés entre eux, ou que l'on ne pense pas d'ordinaire à rapprocher - Maurras et Durkheim, pour reprendre notre figure de départ -, peuvent tomber d'accord sur des points essentiels. Je suis ici guidé par une idée qui n'est pas franchement nouvelle, pas plus à mon petit comptoir que depuis, au moins, Auguste Comte : contribuer à faciliter le dialogue entre des familles de pensées non libérales, ou explicitement anti-libérales. Le paradoxe étant peut-être que mieux comprendre ce qui réunit ces familles amène finalement à douter de leur efficacité. La suite au prochain épisode !





La lucidité se tient dans mon froc…

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