lundi 30 janvier 2012

"Un grand effondrement silencieux, une énorme déception tacite..."

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"Si jamais un homme ordinaire a affirmé que les sujets dont traitaient Ibsen et Maupassant, ou leur franc-parler, l'ont scandalisé, cet homme a menti. La conversation moyenne de la moyenne des hommes dans toute la civilisation moderne, quels que soient leur classe sociale ou leur domaine, est telle que Zola n'aurait jamais osé l'imprimer. Et l'habitude d'écrire ainsi sur le sujet n'a rien de nouveau. Au contraire, c'est la pruderie et le silence de la période victorienne qui sont restés neuf, quoiqu'ils soient sur le déclin. La tradition d'appeler un chat un chat remonte très loin dans notre littérature et elle a duré très longtemps. Mais la vérité, c'est que l'honnête homme ordinaire, quelque vague que fût l'expression de ses sentiments, n'était ni dégoûté ni même ennuyé par la franchise des écrivains modernes. Ce qui le dégoûtait, et à juste titre, ce n'est pas la présence d'un réalisme explicite, mais l'absence d'un idéalisme explicite. Le sentiment religieux, sincère et vigoureux, ne s'est jamais opposé au réalisme ; au contraire, la religion était le réalisme même, la brutalité même, et l'on s'y traitait de tous les noms. Voilà toute la différence entre une évolution récente du non conformisme et le grand puritanisme du XVIIe siècle. La particularité des puritains, c'était qu'ils ne se souciaient aucunement de la décence. Les journaux non-conformistes modernes se distinguent en supprimant précisément les noms et adjectifs par lesquels les fondateurs du non-conformisme se distinguèrent en les proférant aux rois et aux reines. Mais si la principale revendication de la religion était de parler explicitement du mal, ce que tout le monde revendiquait, c'était qu'elle parle explicitement du bien. Ce qui déplaît, et à bon droit, me semble-t-il, dans la grande littérature moderne dont Ibsen est emblématique, c'est que l'oeil qui peut percevoir le mal devient d'une clairvoyance inquiétante, alors que celui qui perçoit le bien s'obscurcit de plus en plus au point d'être aveuglé par le doute. (…) Selon la religion, le genre humain est déchu une fois et, en tombant, il a acquis la notion du bien et du mal. Et voilà que nous sommes tombés une seconde fois, et qu'il ne nous reste plus que la notion du mal.

Un grand effondrement silencieux, une énorme déception tacite, s'est abattu de nos jours sur notre civilisation nordique. Toutes les époques précédentes se sont tuées à la tâche et ont été crucifiées dans leur tentative de comprendre réellement ce qu'est la vraie vie, et ce qu'était réellement l'homme de bien. Une portion définie du monde moderne est arrivée indubitablement à la conclusion que ces questions n'ont pas de réponse, que ce que nous pouvons faire, tout au plus, c'est de placer quelques pancartes aux endroits manifestement dangereux pour empêcher les hommes, par exemple, de se soûler à mort ou d'ignorer l'existence de leurs voisins. (…)

Toutes les phrases et tous les idéaux populaires d'aujourd'hui sont des échappatoires pour se dérober au problème du bien. Nous adorons parler de « liberté », et dès que nous en parlons, nous évitons toute discussion sur le bien. Nous adorons parler du « progrès », et nous évitons ainsi une discussion sur le bien. Nous adorons parler d'« éducation », autre manière d'éviter une discussion sur le bien. L'homme moderne déclare : « Abandonnons tous ces critères arbitraires et embrassons la liberté. » Ce que l'on peut rendre en toute logique par : « Ne décidons pas ce qui est bon, mais considérons qu'il est bon de ne pas en décider. » Il dit : « Assez de vos vieilles formules, je suis pour le progrès. » C'est-à-dire, logiquement rendu : « N'établissons pas ce qui est bon, mais établissons s'il y a moyen d'en avoir davantage. » Il dit : « Ce n'est ni dans la religion, ni dans la morale, mon ami, que réside l'avenir de la race, mais dans l'éducation. » Ce qui, exprimé clairement, signifie : « Nous ne pouvons décider ce qui est bon, mais donnons-le à nos enfants. » (…) A quoi bon engendrer un être humain tant qu'on n'a pas établi à quoi sert d'être un homme ? Vous lui transmettez simplement un problème que vous n'osez pas résoudre vous-même. (…)


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Le cas de la conversation générale sur le « progrès » est (…) un cas extrême. Tel qu'on l'énonce aujourd'hui, le terme « progrès » n'est qu'un comparatif dont nous n'avons pas fixé le superlatif. Nous confrontons tous les idéaux de religion, de patriotisme, de beauté ou de plaisir bestial avec la solution idéale du progrès, autrement dit nous confrontons toute éventualité d'obtenir une chose que nous connaissons avec l'éventualité d'obtenir beaucoup plus d'une chose dont personne ne sait rien. Le progrès bien compris a en effet un sens très respectable et très légitime. Mais quand on l'utilise par opposition à un idéal moral défini, il est ridicule. Il est loin d'être vrai que l'idéal de progrès doit être opposé à celui de la finalité éthique ou religieuse, c'est même le contraire qui est vrai. Personne ne doit se mêler d'utiliser le mot « progrès » s'il n'a pas un credo bien défini et un code moral irréfutable. Personne ne peut être progressiste sans doctrine, et je dirais presque que personne ne peut être progressiste sans être infaillible, ou du moins sans croire en quelque infaillibilité. Car le terme même de progrès indique une direction, et dès que nous avons le moindre doute sur la direction, nous avons le même degré de doute sur le progrès. Depuis le commencement du monde, aucune époque n'a peut-être eu moins le droit d'utiliser le mot « progrès » que la nôtre."

- G. K. Chesterton, Hérétiques (1905) - éd. Climats (c'est-à-dire édité par Jean-Claude Michéa, qui j'imagine souscrit sans peine à de telles lignes), 2010, pp. 29-35.


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