Au royaume du porno les hommes invisibles sont rois. (Le sexe..., IV bis.)
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, I.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III bis.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III ter.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, IV.
Pas de photographies, nous allons parler de sexe tout du long (sic !), je ne voudrais pas me substituer à votre imagination...
Revenons au texte d'Evola qui fut l'objet et le sujet de notre dernière livraison. Dans ses précisions sur les paradoxes de l'activité et de la passivité masculines et féminines avant et pendant l'acte, l'auteur de la Métaphysique du sexe écrit :
"Si l'on envisage sous l'angle psychologique le plus intime l'expérience de l'étreinte, on constate que la situation de l'« aimant » s'y répète très souvent : le fait est que l'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."
Je vous avais promis de nuancer cette idée par un texte de Pierre Boutang, nous y arrivons. Ce n'est pas tant une nuance d'ailleurs, qu'une volonté d'éviter une confusion, à savoir, pour le dire (trop) simplement, la confusion entre désir et plaisir.
Dans son Apocalypse du désir (Grasset, 1979), Boutang s'attarde sur Hegel et l'interprétation que donne Kojève de sa philosophie. Hegel, est, de façon générale, une tête de Turc pour Boutang, et ce n'est pas sa conception du désir, ou celle que lui prête Kojève, qui va réconcilier le disciple de Maurras avec le gras Souabe.
En l'occurrence, mon sujet n'est pas de discuter cette conception, d'autant que même si l'on décide faire confiance à Kojève et à Boutang, on est loin des textes de Hegel lui-même. Le point qui m'intéresse aujourd'hui est l'idée exprimée par Kojève que le désir (au sens large) proprement humain, par opposition au désir animal, est désir du désir des autres. Boutang paraphrase puis commente cette thèse :
"Pour que [le désir] cesse d'être naturel [animal], il faut qu'il porte sur un objet non naturel, donc sur un désir même. (…) La pluralité de désirs encore animaux est donc indispensable à l'apparition de la conscience de soi. Il ne faut plus dire que l'homme serait un animal politique, mais que la politique, les désirs individuels animaux, s'entre-déchirant comme tels, sont anthropogènes, quasi créateurs de l'homme.
Qu'est-ce, maintenant, pour le désir, que de désirer un désir, un autre désir ? A quoi reconnaîtra-t-on cette altérité purement numérique, puisque le même objet sera désiré ? (…) Clairement ce qui se désigne là comme désir coïncide avec ce que l'on a toujours appelé l'envie, invidia, une convoitise haineuse n'émergeant qu'au miroir, et qui, en effet, devient intelligible si l'on suppose la modification du désir initial par le péché. Sans l'éclairement du péché, s'il est « anthropogène », il constitue l'espèce homme en tant que « sale bête », ce qui n'est pas loin de la pensée de Kojève et de son humanité historique comme maladie mortelle de la nature…" (p. 123)
Insistons à fins de clarté sur ce dernier point : on ne peut selon Boutang identifier désir et envie que dans le cadre du péché originel. Le faire comme Hegel/Kojève au sein d'une anthropologie « laïque », ou neutre, revient à une vision trop négative de la nature humaine et du désir humain.
(Il faudrait ici se pencher sur le cas de M.-É. Nabe, sa sexualité et son rapport - ou peu de rapport, justement, au péché. Ne nous dispersons pas...)
Ce qui pourrait permettre de faire la différence entre cette anthropologie hégélo-kojévienne et l'anthropologie de René Girard, elle aussi fondée sur l'envie et la circularité des désirs concurrents. Je dis « pourrait » car je ne me souviens plus si R. Girard lie aussi clairement désir, désir du désir des autres et péché originel. Quoi qu'il en soit, le même problème structurel se pose pour Hegel/Kojève et pour Girard : d'où vient en dernière instance le désir s'il n'est que désir du désir des autres ?
Boutang bien sûr aborde rapidement cette question, et cela va nous ramener à la question du désir sexuel. (Prenez votre souffle, on a fait plus clair que ce qui suit…)
"Kojève allègue, au même niveau, la relation sexuelle, qui ne serait humaine que si chacun ne désire pas le corps de l'autre, mais le désir de l'autre. En bonne logique il faudrait dire « mais le désir du corps de l'autre » ; ce qui s'égalerait à une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente, où l'être du corps de l'autre, se révélant par son plaisir, est seul capable de procurer aussi le plaisir, pour autant que ce plaisir soit signe, chez l'autre, du désir ; mais du désir d'un corps, c'est-à-dire des sensations qu'il dispense, sans quoi le mouvement est sans fin - ou ne commence pas." (p. 124)
Mettons cela en regard avec l'idée d'Evola :
"L'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."
Il est regrettable que Boutang ne justifie pas son incise : "une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente", mais vous voyez ce qui m'intéresse ici. Il est bien évident que dans le désir de l'homme pour la femme il y a anticipation de ce moment où en la possédant (avec des guillemets si vous voulez, un autre jour pour cette question) il va susciter en elle ces transformations si excitantes. Mais l'erreur de la « forme particulière d'érotisme » ici évoquée est de mettre la charrue avant les boeufs : non pas d'inclure dans le désir l'anticipation, même floue, du plaisir que l'on éprouve et que l'on donne, ce qui fait partie du jeu, mais de substituer au désir que l'on éprouve - en l'occurrence, que l'on n'éprouve pas, ou « pas assez » - cette anticipation, pour susciter son propre désir. Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe ; le désir est métaphysique. Ces principes que je vous serine ces jours-ci, la « forme particulière d'érotisme » ne les respecte pas : elle croit que le sexe n'est que le sexe, c'est-à-dire le plaisir ; elle oublie que le désir est métaphysique et à ce titre ne peut être complètement inféodé à l'idée du plaisir. - Et, pour en revenir à notre modèle, si la partenaire de son côté, en plus des formes spécifiques du désir féminin, est sur la même ligne, si elle désire moins, même potentiellement, qu'elle n'attend que son désir s'enflamme au contact du désir de l'autre, désir de l'autre qu'elle prend de moins en moins la peine de susciter, eh bien, soit, oui, le mouvement « ne commence pas », soit il y a de fortes chances qu'il ne débouche pas sur grand chose de convaincant.
Il est difficile de ne pas noter que cette forme d'attente circulaire du désir de l'autre est typique des vieux couples, où le souvenir des étreintes passées, à l'époque du désir spontané, est censé venir au secours d'ardeurs atténuées par l'habitude, le temps qui passe, les séquelles mal gérées des grossesses, etc. Chacun attend plus ou moins que le désir de l'autre s'enflamme, en espérant que ça ranime le sien… Ça peut durer longtemps.
De ce point de vue, la « forme particulière d'érotisme » ici diagnostiquée est peut-être liée à la sexualité conjugale moderne et ses contraintes, elle ne date pas pour autant d'aujourd'hui. Ce qui serait plus spécifiquement contemporain, c'est le rôle de la pornographie dans ce processus. Vous direz que ça m'obsède, et vous n'aurez pas tort : d'une part il y a là un point que je ne parviens pas à résoudre, ce qui m'agace ; d'autre part l'importance du porno dans notre monde est indéniablement un des traits distinctifs de notre civilisation, cela légitime pleinement l'intérêt que l'on peut lui porter.
Écartons d'abord de notre champ d'intérêt tout ce qui relève de l'exploitation, de l'esclavage, plaçons-nous dans l'optique d'un film tourné dans la bonne humeur entre adultes consentants. Ne nous concentrons pas non plus sur la question du caractère masculin des fantasmes mis en scène. Non qu'elle soit inintéressante - elle pose au moins le problème de la différence de la relation entre la vue et le désir chez l'homme et chez la femme -, mais ce n'est pas notre sujet du jour - du reste, je n'ai sauf erreur jamais vu un porno réalisé par une femme, ce qui est une lacune. L'éventuel avilissement de la femme nous rapproche déjà de notre « point ». Pourquoi une fellation serait-elle quelque chose de merveilleux et naturel dans la vie et d'avilissant pour celle qui la pratique à l'écran ? (Notons d'ailleurs que l'on ne dit jamais cela du cunnilinctus, alors qu'ici ce devrait être la même chose.) Certes on peut répondre par le contexte d'ensemble, par les thèmes que précisément nous avons évacués comme étant hors de notre sujet. Mais ne voit-on pas que le noeud du problème est ailleurs ?
Il y a quelques mois, suite à une livraison précédente sur ces sujets, M. Cinéma et moi-même avions brièvement abordé cette question. Je repense par ailleurs à l'évidente différence d'état d'esprit entre Marc-Édouard Nabe et quelqu'un comme le Libre Penseur sur le porno : le premier en fait un éloge explicite dans L'homme qui arrêta d'écrire, le second y voit un des symboles de la décadence occidentale. Ma difficulté personnelle est que quelque chose dans le porno me laisse sceptique, alors que je crois pas être bégueule pour un sou.
Essayons donc avec notre clé du jour, et constatons que le porno repose sur une interaction entre son propre désir - mais c'est un désir vague : « baiser » -, et la vision du plaisir des autres. Interaction d'autant plus efficace, soit dit en passant, que les acteurs eux-mêmes semblent en proie au désir, puis au plaisir (les films les plus excitants n'oublient pas, même avec le peu de finesse du genre, de s'attarder un chouïa sur la montée du désir, les actrices les plus excitantes restent un peu naturelles, même au sein des plus extravagantes acrobaties, même si ce ne sont pas celles qui font les plus extravagantes acrobaties),
mais interaction qui peut déboucher sur la confusion. Le sexe comme la mort ne se peuvent représenter, c'est bien connu, le porno repose sur une identification du spectateur à l'acteur masculin, sur une contemplation de ce que fait l'actrice. De ce point de vue d'ailleurs notons que le genre est rien moins que machiste : la bite de l'acteur n'existe pas, elle est remplacée par celle du spectateur, qui se consume en admiration devant la beauté de la fille et la façon dont elle donne son corps à l'amour… Paradoxe de ce genre où plus l'on en demande à la fille, plus on l'enferme dans un univers de fantasmes masculins parfois humiliants, et plus on l'admire de faire ce qu'elle fait, plus on lui en est reconnaissant, là où l'acteur ne reste qu'un automate, un robot qu'à la limite on ne voit pas.
Reprenons. Ce qui je crois pose vraiment problème dans l'importance qu'a prise le porno dans notre monde, c'est que cette importance est signe d'une confusion entre son propre désir et le plaisir des autres, et qu'elle nourrit donc l'expansion de la « forme particulière d'érotisme » diagnostiquée, à juste titre, par Boutang. Tous problèmes « féministes » mis à part, l'adolescent qui comble sa frustration, l'adulte (mâle ou femelle d'ailleurs) qui oublie un peu les tracas de tous les jours, ma foi, pourquoi les critiquer ? Le problème vient quand on finit par en perdre la trace de son propre désir, à le dissoudre d'une certaine façon dans la vision du plaisir - plus ou moins réel par ailleurs, mais ce n'est pas vraiment le problème - des autres.
C'est cette confusion qui entraîne les effets pervers sur la sexualité, et comme dit Laurent James, sa force subversive, dont je m'entretenais avec M. Cinéma. Il ne faut pas la dramatiser, car le concret de la rencontre avec la fille peut vous remettre les pieds sur terre et vous aider à élaborer en commun quelque chose qui soit lié au désir de chacun, et pas à une scène de film de cul, mais il ne faut pas nier le problème non plus.
(Avant de continuer sur ce registre, une incise : un film raconte toute cette histoire, un film décrit la « forme particulière d'érotisme » qui est aujourd'hui notre sujet, il s'agit bien sûr de Eyes wide shut, avec son mâle qui cherche à nourrir son désir du désir et du plaisir des autres, sa femelle qui, directement branchée sur ses fantasmes, si j'ose dire, a gardé (au moins dans les dernières scènes du film) toute l'essence métaphysique de son désir, et est donc plus à même d'orienter son couple dans une direction humaine. - Encore une fois, il faudrait aller plus loin dans l'exploration de la différence du rôle de la vue dans les sexualités masculine et féminine…)
Vous ai-je raconté déjà cette histoire, je ne sais plus, mais un jeune ami, qui allait découvrir l'amour dans les bras de sa copine, et qui évidemment était surexcité, devint tout flagada - « réfractaire », comme disent les psys - en découvrant la toison pubienne de celle-ci, qui, à l'encontre des filles du X, n'était pas rasée… C'est d'ailleurs intéressant cette question du sexe rasé des filles (qui n'est valable que pour le porno récent : je rappelle d'ailleurs que le porno encensé par Nabe dans L'homme qui arrêta d'écrire est plus celui des années 70-80). Outre qu'elle illustre une différence générationnelle tout de même pas négligeable : pour mon époque, une femme, c'est-à-dire ce qui déclenche le désir, est poilue, ce n'est pas le cas pour celle de mon pote. Et pour une génération antérieure, la femme était poilue aussi au niveau des aisselles… Outre qu'elle illustre cette différence, elle ressort tout à fait de notre propos. Tout lecteur de l'illustre docteur Zwang a appris que la toison pubienne féminine, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est signe d'humanité et non pas d'animalité, qu'elle est précisément une des caractéristiques de l'espèce humaine. Il y a donc, dans ce qui semble être à l'origine dû à des causes de l'ordre de l'hygiène, une adéquation en réalité d'ordre métaphysique avec la dissolution possible du désir dans le plaisir qui nous a semblé être un des dangers de l'importance actuelle du porno : cette « dissolution » est un retour à l'animalité, en ce que la sexualité de l'animal n'est pas métaphysique, le sexe pour l'animal n'est pas autre chose que le sexe : il est procréation, comme pour le spectateur du porno il peut n'être que pur plaisir - dans les deux cas, c'est la métaphysique (ou Dieu, d'ailleurs, si l'on veut) qui passe par la fenêtre - pas de bol, la métaphysique, ou Dieu, c'est nous…
Ici, accrochez-vous un peu s'il vous plaît, puisque le plus simple est que je vous expose mon idée en même temps que la façon dont elle m'est réapparue, mais que cette simplicité oblige à quelque complication passagère. Ayant parfois lié libéralisme et retour à l'animalité - par la négation du don / contre-don, par l'insistance sur les besoins... -, je cherchais dans mes archives où j'avais exprimé cette idée, qui va tout à fait, vous l'aurez compris, avec l'expansion de la pornographie en société libérale, lorsque je suis retombé (ici et là) sur une citation… de Kojève, le monde est petit, ou la présentation par mes soins d'une évocation de Kojève par Muray, que voici :
"Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » . La culture comme échappée de la procréation ?"
La boucle est bouclée, CQFD : on retrouve dans le porno - ou, encore une fois, dans l'importance qu'il a prise et dans les modalités de son expression - ce qui fait le sel du libéralisme : animalité, non-existence du don / contre-don, utilitarisme (je n'ai pas développé, mais c'est facile : tous les discours sur le thème "Je fais ce que je veux de mon corps", qui considèrent ce corps comme une marchandise comme les autres, vont dans ce sens de la perte de la singularité de l'acte)… De ce point de vue, d'ailleurs, il faut bien voir que l'absence totale de l'idée de procréation dans le X (rien que l'évoquer est étrange…) est symétrique avec l'« épuisement des possibilités existentielles de l'animal dans la procréation », là où la sexualité humaine est en tension permanente avec la procréation.
Stop ! Deux liens pour finir (l'un avec une belle photo, je suis quand même pas chien) :
- de la joyeuse sexualité à l'ancienne (découverte via un blog curieux mais qui me compte dans ses favoris…) ;
- une sentence de Muray qui, soit dit en passant, rejoint ce que je disais sur le côté homme invisible de l'acteur porno. Le porno paradoxalement murayen…
Bonne bourre à tous !
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, II.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III bis.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, III ter.
Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe, IV.
Pas de photographies, nous allons parler de sexe tout du long (sic !), je ne voudrais pas me substituer à votre imagination...
Revenons au texte d'Evola qui fut l'objet et le sujet de notre dernière livraison. Dans ses précisions sur les paradoxes de l'activité et de la passivité masculines et féminines avant et pendant l'acte, l'auteur de la Métaphysique du sexe écrit :
"Si l'on envisage sous l'angle psychologique le plus intime l'expérience de l'étreinte, on constate que la situation de l'« aimant » s'y répète très souvent : le fait est que l'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."
Je vous avais promis de nuancer cette idée par un texte de Pierre Boutang, nous y arrivons. Ce n'est pas tant une nuance d'ailleurs, qu'une volonté d'éviter une confusion, à savoir, pour le dire (trop) simplement, la confusion entre désir et plaisir.
Dans son Apocalypse du désir (Grasset, 1979), Boutang s'attarde sur Hegel et l'interprétation que donne Kojève de sa philosophie. Hegel, est, de façon générale, une tête de Turc pour Boutang, et ce n'est pas sa conception du désir, ou celle que lui prête Kojève, qui va réconcilier le disciple de Maurras avec le gras Souabe.
En l'occurrence, mon sujet n'est pas de discuter cette conception, d'autant que même si l'on décide faire confiance à Kojève et à Boutang, on est loin des textes de Hegel lui-même. Le point qui m'intéresse aujourd'hui est l'idée exprimée par Kojève que le désir (au sens large) proprement humain, par opposition au désir animal, est désir du désir des autres. Boutang paraphrase puis commente cette thèse :
"Pour que [le désir] cesse d'être naturel [animal], il faut qu'il porte sur un objet non naturel, donc sur un désir même. (…) La pluralité de désirs encore animaux est donc indispensable à l'apparition de la conscience de soi. Il ne faut plus dire que l'homme serait un animal politique, mais que la politique, les désirs individuels animaux, s'entre-déchirant comme tels, sont anthropogènes, quasi créateurs de l'homme.
Qu'est-ce, maintenant, pour le désir, que de désirer un désir, un autre désir ? A quoi reconnaîtra-t-on cette altérité purement numérique, puisque le même objet sera désiré ? (…) Clairement ce qui se désigne là comme désir coïncide avec ce que l'on a toujours appelé l'envie, invidia, une convoitise haineuse n'émergeant qu'au miroir, et qui, en effet, devient intelligible si l'on suppose la modification du désir initial par le péché. Sans l'éclairement du péché, s'il est « anthropogène », il constitue l'espèce homme en tant que « sale bête », ce qui n'est pas loin de la pensée de Kojève et de son humanité historique comme maladie mortelle de la nature…" (p. 123)
Insistons à fins de clarté sur ce dernier point : on ne peut selon Boutang identifier désir et envie que dans le cadre du péché originel. Le faire comme Hegel/Kojève au sein d'une anthropologie « laïque », ou neutre, revient à une vision trop négative de la nature humaine et du désir humain.
(Il faudrait ici se pencher sur le cas de M.-É. Nabe, sa sexualité et son rapport - ou peu de rapport, justement, au péché. Ne nous dispersons pas...)
Ce qui pourrait permettre de faire la différence entre cette anthropologie hégélo-kojévienne et l'anthropologie de René Girard, elle aussi fondée sur l'envie et la circularité des désirs concurrents. Je dis « pourrait » car je ne me souviens plus si R. Girard lie aussi clairement désir, désir du désir des autres et péché originel. Quoi qu'il en soit, le même problème structurel se pose pour Hegel/Kojève et pour Girard : d'où vient en dernière instance le désir s'il n'est que désir du désir des autres ?
Boutang bien sûr aborde rapidement cette question, et cela va nous ramener à la question du désir sexuel. (Prenez votre souffle, on a fait plus clair que ce qui suit…)
"Kojève allègue, au même niveau, la relation sexuelle, qui ne serait humaine que si chacun ne désire pas le corps de l'autre, mais le désir de l'autre. En bonne logique il faudrait dire « mais le désir du corps de l'autre » ; ce qui s'égalerait à une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente, où l'être du corps de l'autre, se révélant par son plaisir, est seul capable de procurer aussi le plaisir, pour autant que ce plaisir soit signe, chez l'autre, du désir ; mais du désir d'un corps, c'est-à-dire des sensations qu'il dispense, sans quoi le mouvement est sans fin - ou ne commence pas." (p. 124)
Mettons cela en regard avec l'idée d'Evola :
"L'homme (…) est essentiellement passif, en ce sens qu'il s'oublie, toute son attention étant irrésistiblement captée, comme dans une fascination, par les états psychophysiques qui apparaissent chez la femme dans l'étreinte, et plus spécialement par leurs effets sur la physionomie féminine (…) : et c'est cela précisément qui constitue l'aphrodisiaque le plus intense pour l'ivresse et l'orgasme de l'homme."
Il est regrettable que Boutang ne justifie pas son incise : "une forme particulière d'érotisme, sans doute devenue très fréquente", mais vous voyez ce qui m'intéresse ici. Il est bien évident que dans le désir de l'homme pour la femme il y a anticipation de ce moment où en la possédant (avec des guillemets si vous voulez, un autre jour pour cette question) il va susciter en elle ces transformations si excitantes. Mais l'erreur de la « forme particulière d'érotisme » ici évoquée est de mettre la charrue avant les boeufs : non pas d'inclure dans le désir l'anticipation, même floue, du plaisir que l'on éprouve et que l'on donne, ce qui fait partie du jeu, mais de substituer au désir que l'on éprouve - en l'occurrence, que l'on n'éprouve pas, ou « pas assez » - cette anticipation, pour susciter son propre désir. Le sexe, c'est le sexe et autre chose que le sexe ; le désir est métaphysique. Ces principes que je vous serine ces jours-ci, la « forme particulière d'érotisme » ne les respecte pas : elle croit que le sexe n'est que le sexe, c'est-à-dire le plaisir ; elle oublie que le désir est métaphysique et à ce titre ne peut être complètement inféodé à l'idée du plaisir. - Et, pour en revenir à notre modèle, si la partenaire de son côté, en plus des formes spécifiques du désir féminin, est sur la même ligne, si elle désire moins, même potentiellement, qu'elle n'attend que son désir s'enflamme au contact du désir de l'autre, désir de l'autre qu'elle prend de moins en moins la peine de susciter, eh bien, soit, oui, le mouvement « ne commence pas », soit il y a de fortes chances qu'il ne débouche pas sur grand chose de convaincant.
Il est difficile de ne pas noter que cette forme d'attente circulaire du désir de l'autre est typique des vieux couples, où le souvenir des étreintes passées, à l'époque du désir spontané, est censé venir au secours d'ardeurs atténuées par l'habitude, le temps qui passe, les séquelles mal gérées des grossesses, etc. Chacun attend plus ou moins que le désir de l'autre s'enflamme, en espérant que ça ranime le sien… Ça peut durer longtemps.
De ce point de vue, la « forme particulière d'érotisme » ici diagnostiquée est peut-être liée à la sexualité conjugale moderne et ses contraintes, elle ne date pas pour autant d'aujourd'hui. Ce qui serait plus spécifiquement contemporain, c'est le rôle de la pornographie dans ce processus. Vous direz que ça m'obsède, et vous n'aurez pas tort : d'une part il y a là un point que je ne parviens pas à résoudre, ce qui m'agace ; d'autre part l'importance du porno dans notre monde est indéniablement un des traits distinctifs de notre civilisation, cela légitime pleinement l'intérêt que l'on peut lui porter.
Écartons d'abord de notre champ d'intérêt tout ce qui relève de l'exploitation, de l'esclavage, plaçons-nous dans l'optique d'un film tourné dans la bonne humeur entre adultes consentants. Ne nous concentrons pas non plus sur la question du caractère masculin des fantasmes mis en scène. Non qu'elle soit inintéressante - elle pose au moins le problème de la différence de la relation entre la vue et le désir chez l'homme et chez la femme -, mais ce n'est pas notre sujet du jour - du reste, je n'ai sauf erreur jamais vu un porno réalisé par une femme, ce qui est une lacune. L'éventuel avilissement de la femme nous rapproche déjà de notre « point ». Pourquoi une fellation serait-elle quelque chose de merveilleux et naturel dans la vie et d'avilissant pour celle qui la pratique à l'écran ? (Notons d'ailleurs que l'on ne dit jamais cela du cunnilinctus, alors qu'ici ce devrait être la même chose.) Certes on peut répondre par le contexte d'ensemble, par les thèmes que précisément nous avons évacués comme étant hors de notre sujet. Mais ne voit-on pas que le noeud du problème est ailleurs ?
Il y a quelques mois, suite à une livraison précédente sur ces sujets, M. Cinéma et moi-même avions brièvement abordé cette question. Je repense par ailleurs à l'évidente différence d'état d'esprit entre Marc-Édouard Nabe et quelqu'un comme le Libre Penseur sur le porno : le premier en fait un éloge explicite dans L'homme qui arrêta d'écrire, le second y voit un des symboles de la décadence occidentale. Ma difficulté personnelle est que quelque chose dans le porno me laisse sceptique, alors que je crois pas être bégueule pour un sou.
Essayons donc avec notre clé du jour, et constatons que le porno repose sur une interaction entre son propre désir - mais c'est un désir vague : « baiser » -, et la vision du plaisir des autres. Interaction d'autant plus efficace, soit dit en passant, que les acteurs eux-mêmes semblent en proie au désir, puis au plaisir (les films les plus excitants n'oublient pas, même avec le peu de finesse du genre, de s'attarder un chouïa sur la montée du désir, les actrices les plus excitantes restent un peu naturelles, même au sein des plus extravagantes acrobaties, même si ce ne sont pas celles qui font les plus extravagantes acrobaties),
mais interaction qui peut déboucher sur la confusion. Le sexe comme la mort ne se peuvent représenter, c'est bien connu, le porno repose sur une identification du spectateur à l'acteur masculin, sur une contemplation de ce que fait l'actrice. De ce point de vue d'ailleurs notons que le genre est rien moins que machiste : la bite de l'acteur n'existe pas, elle est remplacée par celle du spectateur, qui se consume en admiration devant la beauté de la fille et la façon dont elle donne son corps à l'amour… Paradoxe de ce genre où plus l'on en demande à la fille, plus on l'enferme dans un univers de fantasmes masculins parfois humiliants, et plus on l'admire de faire ce qu'elle fait, plus on lui en est reconnaissant, là où l'acteur ne reste qu'un automate, un robot qu'à la limite on ne voit pas.
Reprenons. Ce qui je crois pose vraiment problème dans l'importance qu'a prise le porno dans notre monde, c'est que cette importance est signe d'une confusion entre son propre désir et le plaisir des autres, et qu'elle nourrit donc l'expansion de la « forme particulière d'érotisme » diagnostiquée, à juste titre, par Boutang. Tous problèmes « féministes » mis à part, l'adolescent qui comble sa frustration, l'adulte (mâle ou femelle d'ailleurs) qui oublie un peu les tracas de tous les jours, ma foi, pourquoi les critiquer ? Le problème vient quand on finit par en perdre la trace de son propre désir, à le dissoudre d'une certaine façon dans la vision du plaisir - plus ou moins réel par ailleurs, mais ce n'est pas vraiment le problème - des autres.
C'est cette confusion qui entraîne les effets pervers sur la sexualité, et comme dit Laurent James, sa force subversive, dont je m'entretenais avec M. Cinéma. Il ne faut pas la dramatiser, car le concret de la rencontre avec la fille peut vous remettre les pieds sur terre et vous aider à élaborer en commun quelque chose qui soit lié au désir de chacun, et pas à une scène de film de cul, mais il ne faut pas nier le problème non plus.
(Avant de continuer sur ce registre, une incise : un film raconte toute cette histoire, un film décrit la « forme particulière d'érotisme » qui est aujourd'hui notre sujet, il s'agit bien sûr de Eyes wide shut, avec son mâle qui cherche à nourrir son désir du désir et du plaisir des autres, sa femelle qui, directement branchée sur ses fantasmes, si j'ose dire, a gardé (au moins dans les dernières scènes du film) toute l'essence métaphysique de son désir, et est donc plus à même d'orienter son couple dans une direction humaine. - Encore une fois, il faudrait aller plus loin dans l'exploration de la différence du rôle de la vue dans les sexualités masculine et féminine…)
Vous ai-je raconté déjà cette histoire, je ne sais plus, mais un jeune ami, qui allait découvrir l'amour dans les bras de sa copine, et qui évidemment était surexcité, devint tout flagada - « réfractaire », comme disent les psys - en découvrant la toison pubienne de celle-ci, qui, à l'encontre des filles du X, n'était pas rasée… C'est d'ailleurs intéressant cette question du sexe rasé des filles (qui n'est valable que pour le porno récent : je rappelle d'ailleurs que le porno encensé par Nabe dans L'homme qui arrêta d'écrire est plus celui des années 70-80). Outre qu'elle illustre une différence générationnelle tout de même pas négligeable : pour mon époque, une femme, c'est-à-dire ce qui déclenche le désir, est poilue, ce n'est pas le cas pour celle de mon pote. Et pour une génération antérieure, la femme était poilue aussi au niveau des aisselles… Outre qu'elle illustre cette différence, elle ressort tout à fait de notre propos. Tout lecteur de l'illustre docteur Zwang a appris que la toison pubienne féminine, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est signe d'humanité et non pas d'animalité, qu'elle est précisément une des caractéristiques de l'espèce humaine. Il y a donc, dans ce qui semble être à l'origine dû à des causes de l'ordre de l'hygiène, une adéquation en réalité d'ordre métaphysique avec la dissolution possible du désir dans le plaisir qui nous a semblé être un des dangers de l'importance actuelle du porno : cette « dissolution » est un retour à l'animalité, en ce que la sexualité de l'animal n'est pas métaphysique, le sexe pour l'animal n'est pas autre chose que le sexe : il est procréation, comme pour le spectateur du porno il peut n'être que pur plaisir - dans les deux cas, c'est la métaphysique (ou Dieu, d'ailleurs, si l'on veut) qui passe par la fenêtre - pas de bol, la métaphysique, ou Dieu, c'est nous…
Ici, accrochez-vous un peu s'il vous plaît, puisque le plus simple est que je vous expose mon idée en même temps que la façon dont elle m'est réapparue, mais que cette simplicité oblige à quelque complication passagère. Ayant parfois lié libéralisme et retour à l'animalité - par la négation du don / contre-don, par l'insistance sur les besoins... -, je cherchais dans mes archives où j'avais exprimé cette idée, qui va tout à fait, vous l'aurez compris, avec l'expansion de la pornographie en société libérale, lorsque je suis retombé (ici et là) sur une citation… de Kojève, le monde est petit, ou la présentation par mes soins d'une évocation de Kojève par Muray, que voici :
"Muray lie « fin de l'Histoire » selon Kojève, retour de l'humanité à l'« animalité » (selon le même Kojève), et le fait que, je cite, « l'animal, à la différence de l'être humain, se définit de ce qu'il épuise toutes ses possibilités existentielles dans la procréation » . La culture comme échappée de la procréation ?"
La boucle est bouclée, CQFD : on retrouve dans le porno - ou, encore une fois, dans l'importance qu'il a prise et dans les modalités de son expression - ce qui fait le sel du libéralisme : animalité, non-existence du don / contre-don, utilitarisme (je n'ai pas développé, mais c'est facile : tous les discours sur le thème "Je fais ce que je veux de mon corps", qui considèrent ce corps comme une marchandise comme les autres, vont dans ce sens de la perte de la singularité de l'acte)… De ce point de vue, d'ailleurs, il faut bien voir que l'absence totale de l'idée de procréation dans le X (rien que l'évoquer est étrange…) est symétrique avec l'« épuisement des possibilités existentielles de l'animal dans la procréation », là où la sexualité humaine est en tension permanente avec la procréation.
Stop ! Deux liens pour finir (l'un avec une belle photo, je suis quand même pas chien) :
- de la joyeuse sexualité à l'ancienne (découverte via un blog curieux mais qui me compte dans ses favoris…) ;
- une sentence de Muray qui, soit dit en passant, rejoint ce que je disais sur le côté homme invisible de l'acteur porno. Le porno paradoxalement murayen…
Bonne bourre à tous !
Libellés : Boutang, Cormary, Evola, Galtier-Boissière, Girard, Hegel, Incapables, Kojève, Kubrick, Laurent James, Libéralisme, Libre Penseur, Maubreuil, Muray, Nabe, Un ami, Zwang
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