vendredi 11 novembre 2011

Chacun fait ce qu'il lui plaît. - Mon Dieu j'peux même pas jouir...

"Ni par le péché, ni par la misère il n'est diminué, ce libre arbitre ; il n'est pas plus grand chez le juste que chez le pécheur ni plus plein chez l'ange que dans l'homme." (Bernard de Clairvaux, De gratia e libero arbitrio)




Pourquoi, malgré les « indignés » et autres « 99% », aussi peu de révolte, finalement ? Pourquoi, alors que la situation est tout de même limpide - cf. Todd, Lordon, Jorion, etc. -, aussi peu d'action ? A chaque plan de « rigueur » on se fait un peu plus enculer, et alors que ça fait un peu plus mal à chaque fois, on se défend à peine, quelques cris tout au plus… Après tout, ce n'est pas parce que l'occidental a bouffé comme un porc pendant des années qu'il doit accepter qu'on l'en punisse en l'empêchant de chier.

Il y a à cela plusieurs raisons, pas toutes mauvaises, certaines circonstancielles : en France, la tenue assez proche de l'Élection parmi les élections, celle dont on continue à espérer qu'elle puisse changer quelque chose en mieux pour le pays - alors que depuis longtemps elle ne fait que provoquer le pire. Il y a une conscience du caractère illusoire de la violence : tout le monde sait bien que pendre Nicolas Sarkozy à un étal de boucher ne ferait pas beaucoup avancer le schmilblick. Ce qui est à la fois lucide et proche de la résignation. De même que le refus de l'action violente oscille entre sagesse, intelligence tactique (ne pas donner d'armes au pouvoir) et pusillanimité. Il y a la relative habileté dudit pouvoir : on ne va pas manifester pour payer ses clopes et son resto moins cher. Il y a, je-sais-que-je-me-répète-mais-c'est-parce-que-j'ai-raison, un sourd désir que les choses se règlent d'elles-mêmes.

Et puis, à la jonction de certaines de ces motivations, il y a, c'est ça qui m'amuse ce matin, un reste de décence chez nos citoyens-consommateurs. On aurait au moins autant de raisons aujourd'hui qu'il y a quarante ans de crier "Pompidou / Sarkozy, des sous !", mais on répugne à le faire. « Nous » savons bien que notre mode de vie ne vaut guère la peine d'être défendu. Une accro à la mode, et il y en a, deviendra peut-être hystérique si le monde évolue de telle manière qu'elle ne puisse plus satisfaire ses « besoins », on a quelque peine à imaginer une manifestation de ces consommatrices en manque pour le rétablissement de leurs droits. - Ce n'est pas tout à fait impossible, mais on voit bien que le passage de la frustration personnelle à l'action collective, tout de même chargée d'histoire, n'est pas évident. "Pompidou, des sous !", c'était un peu la vérité des « Trente glorieuses », l'aveu de ce qu'on voulait vraiment. On le veut toujours, en tout cas on s'y accroche, mais on a du mal à le dire tout haut. C'est heureux, certes, mais c'est aussi, entre autres, ce qui permet à nos élites bien-aimées de continuer à augmenter la taille du godemichet - i.e. leur patient travail de vol des ressources de la population. C'est en partie parce que nous avons une certaine décence que l'on se fait de plus en plus enculer par les enculistes. Peut-être vous souvenez-vous de ce texte au début de la Recherche, où Proust explique que dans une conversation entre un imbécile et un homme intelligent celui-ci a souvent le dessous, parce qu'il ne peut prendre le temps de démonter tous les contre-sens et toutes les stupidités proférés par l'imbécile. Il y a de cela ici : le reste d'humanité que l'on peut trouver chez l'Homo Occidentalus le dessert pour l'instant plus qu'autre chose.

- Ce qui d'ailleurs explique à la fois pourquoi ceux qui manifestent le font en parlant d'un « autre monde » (tube de l'éternel groupe Téléphone, devenu Portable, puis Smartphone…), donc en dépassant - au moins en paroles - ce côté « je défends ce qui reste de mon bas de laine », et pourquoi ils sont, pour l'instant, aussi peu nombreux : on les soupçonne volontiers de ne pas être aussi désintéressés qu'ils le prétendent et éventuellement le croient. Cercle vicieux de l'absence de confiance, en soi et en les autres. Si je vais défiler, moi, c'est au moins autant pour défendre mon bout de canapé que parce que je crois qu'un autre monde est possible, donc il doit en être de même pour ceux qui défilent, donc c'est un peu la honte de les rejoindre, etc.

Ces remarques et intuitions, que je soumets à votre jugement, n'amènent à aucune conclusion. C'est la réalité qui s'en chargera, comme toujours !






P.S. La fin de mon texte consacré à Alain Zannini et L'enculé me laisse un peu sur ma faim concernant le travail romanesque de MEN dans son dernier livre. J'essaierai d'y revenir, mais mon attention a été attirée par les remarques de Laurent James sur le même sujet, publiées le lendemain de ma note. Je n'ai pas le temps de développer ça aujourd'hui, mais il me semble qu'une fois encore L.J. aborde, sous un autre angle, les mêmes problèmes que votre serviteur. (Ma rapide allusion au concept « post-moderne » était d'ailleurs dans mon esprit une allusion directe à la précédente intervention de Laurent James.) Les distinctions des différentes sortes de chaos ne sont pas éloignées je crois, sous un angle plus général, de mes réflexions sur l'identité du personnage Nabe dans Alain Zannini. Et les dernières phrases :

"Le monde post-moderne repose intégralement sur la crise, c’est son moteur premier. Ce qu’il faut, c’est réinventer une manière d’être seul, retrouver une solitude qui soit à l’opposé de la solitude de l’homme corporellement mêlé à la foule. Etre seul sans soi avec Dieu, et non pas seul avec les autres sans Dieu. La nécessité révolutionnaire, pour moi aujourd’hui, consiste à fuir tout espoir démobilisateur pour, au contraire, retrouver le sens du désespoir mobilisateur.",

si elles méritent réflexion, se trouvent à l'exacte jonction des préoccupations nabiennes, telles qu'il m'a semblé pouvoir les décrire, et du phénomène collectif que j'ai cherché aujourd'hui à expliquer.

Après, il n'y a plus qu'à : qu'est-ce que l'apocalypse, qu'est-ce que la solitude, que vient et que peut faire ma bite là-dedans... Il y a encore de quoi s'amuser !

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