« La force de nous préparer un avenir... »
Qu'est-ce qu'une influence ? Mes commentaires dans ce qui suit sont de toute évidence influencés par J.-P. Voyer et A. Soral. (Un coup Soral, un coup Nabe, avec Voyer en surplomb : parler de sainte trinité serait pousser un peu loin la métaphore, d'autant que j'ai du mal à attribuer le rôle du Saint Esprit et que les deux quinquagénaires du trio se mordent les chevilles pour prendre celui du Christ, mais il est clair que, parmi les contemporains, c'est vers ces trois-là que je reviens toujours. La Vierge Simone Weil complétant aujourd'hui le tableau…) D'un côté, je n'ai pas de crainte particulière à m'imprégner du travail des autres, d'un autre il est ici particulièrement évident que je n'aurais pas écrit de telles lignes sans eux. Disons que ce préambule est une (énième) reconnaissance de dette…
En 1943, à Londres, Simone Weil rédige un rapport sur la « question coloniale », dont voici quelques extraits.
"(…) Le Christ n'a jamais dit que les bateaux de guerre doivent accompagner même de loin ceux qui annoncent la bonne nouvelle. Leur présence change le caractère du message. Le sang des martyrs peut difficilement conserver l'efficacité surnaturelle qu'on lui attribue quand il est vengé par les armes. On veut avoir plus d'atouts dans son jeu qu'il n'est permis à l'homme quand on veut avoir à la fois César et la Croix.
Les plus fervents des laïques, des francs-maçons, des athées, aiment la colonisation pour une raison diamétralement opposée, mais mieux fondée dans les faits. Ils l'aiment comme une extirpeuse de religions, ce qu'elle est effectivement ; le nombre de gens à qui elle a fait perdre leur religion l'emporte de loin sur le nombre de gens à qui elle en apporte une nouvelle. Mais ceux qui comptent sur elle pour répandre la foi laïque se trompent aussi. La colonisation française entraîne bien, d'une part une influence chrétienne, d'autre part une influence des idées de 1789. Mais les deux influences sont relativement faibles et passagères. Il ne peut pas en être autrement, étant donné le mode de propagation de ces influences, et la distance exagérée entre la théorie et la pratique. L'influence forte et durable est dans le sens de l'incrédulité, ou plus exactement du scepticisme.
Le plus grave est que, comme l'alcoolisme, la tuberculose et quelques autres maladies, le poison du scepticisme est bien plus virulent dans un terrain naguère indemne. Nous ne croyons malheureusement pas à grand-chose. Nous fabriquons à notre contact une espèce d'hommes qui ne croit à rien. Si cela continue, nous en subirons un jour le contrecoup, avec une brutalité dont le Japon nous donne seulement un avant-goût.
[ou comment définir la racaille… ce qui est d'autant plus ironique que :]
On ne peut pas dire que la colonisation fasse partie de la tradition française. C'est un processus qui s'est accompli en dehors de la vie du peuple français. L'expédition d'Algérie a été d'un côté une affaire de prestige dynastique ; de l'autre une mesure de police méditerranéenne ; comme il arrive souvent, la défense s'est transformée en conquête. Plus tard l'acquisition de la Tunisie et du Maroc ont été, comme disait un de ceux qui ont pris une grande part à la seconde, surtout un réflexe de paysan qui agrandit son lopin de terre. La conquête de l'Indochine a été une réaction de revanche contre l'humiliation de 1870. N'ayant pas su résister aux Allemands, nous sommes allés en compensation priver de sa patrie, en profitant de troubles passagers, un peuple de civilisation millénaire, paisible et bien organisé. Mais le gouvernement de Jules Ferry a accompli cet acte en abusant de ses pouvoirs et en bravant ouvertement l'opinion publique française.
[ah, ces socialos… Mais sautons quelques paragraphes, et continuons à creuser les plaies :]
Il faut regarder le problème colonial comme un problème nouveau. Deux idées essentielles peuvent y jeter quelque lumière.
La première idée, c'est que l'hitlérisme consiste dans l'application par l'Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales. Les Tchèques les premiers ont signalé cette analogie quand, protestant contre le protectorat de Bohème, ils ont dit : « Aucun peuple européen n'a jamais été soumis à un tel régime. »
Si l'on examine en détail les procédés des conquêtes coloniales, l'analogie avec les procédés hitlériens est évidente. (…) L'excès d'horreur qui depuis quelque temps semble distinguer la domination hitlérienne de toutes les autres s'explique peut-être par la crainte de la défaite. Il ne doit pas faire oublier l'analogie essentielle des procédés, d'ailleurs venus les uns et les autres du modèle romain.
Cette analogie fournit une réponse toute faite à tous les arguments en faveur du système colonial. Car tous ces arguments, les bons, les moins bons, les mauvais, sont employés par l'Allemagne, avec le même degré de légitimité, dans sa propagande concernant l'unification de l'Europe.
Le mal que l'Allemagne aurait fait à l'Europe si l'Angleterre n'avait pas empêché la victoire allemande, c'est le mal que fait la colonisation, c'est le déracinement. Elle aurait privé les pays conquis de leur passé. La perte du passé, c'est la chute dans la servitude coloniale.
[une pincée de racaille américanisée et se croyant musulmane, une alliance entre un libéral qui ne pense qu'à l'avenir et un gauchiste, socialiste ou trotskiste plein de repentance, et voilà la « perte du passé » en France… au profit de l'enculisme, pas de l'Islam, faut-il le préciser. ]
Ce mal que l'Allemagne a essayé de nous faire, nous l'avons fait à d'autres. Par notre faute, de petits Polynésiens récitent à l'école : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds, les yeux bleus… » (…)
Dans notre lutte contre l'Allemagne, nous pouvons avoir deux attitudes. Quelle que soit la nécessité de l'union, il faut absolument choisir, rendre le choix public et l'exprimer dans les actes. Nous pouvons regretter que l'Allemagne ait accompli ce que nous aurions désiré voir accomplir par la France.
C'est ainsi que quelques jeunes Français disent qu'ils sont derrière le général de Gaulle pour les mêmes motifs qui les rangeraient derrière Hitler s'ils étaient Allemands. Ou bien nous pouvons avoir horreur non de la personne ou de la nationalité, mais de l'esprit, des méthodes, des ambitions de l'ennemi. Nous ne pouvons guère faire que le second choix. Autrement il est inutile de parler de la Révolution française ou du christianisme. Si nous faisons ce choix, il faut le montrer par toutes nos attitudes. Lutter contre les Allemands, ce n'est pas une preuve suffisante que nous aimons la liberté. Car les Allemands ne nous ont pas seulement enlevé notre liberté. Ils nous ont enlevé aussi notre puissance, notre prestige, notre tabac, notre vin et notre pain. Des mobiles mélangés soutiennent notre lutte. La preuve décisive serait de favoriser tout arrangement assurant une liberté au moins partielle à ceux à qui nous l'avons enlevée. Nous pourrions ainsi persuader non seulement aux autres, mais à nous-mêmes, que nous sommes vraiment inspirés par un idéal.
L'analogie entre l'hitlérisme et l'expansion coloniale, en nous dictant du point de vue moral l'attitude à prendre, fournit aussi la solution pratique la moins mauvaise. L'expérience des dernières années montre qu'une Europe formée de nations grandes et petites, toutes souveraines, est impossible. La nationalité est un phénomène indécis sur une grande partie du territoire européen. Même dans un pays comme la France, l'unité nationale a subi un choc assez rude : Bretons, Lorrains, Parisiens, Provençaux ont une conscience bien plus aiguë qu'avant la guerre d'être différents les uns des autres. Malgré plusieurs inconvénients, cela est loin d'être un mal. En Allemagne, les vainqueurs s'efforceront d'affaiblir le plus possible le sentiment d'unité nationale. Très probablement une partie de la vie sociale en Europe sera morcelée à une échelle beaucoup plus petite que l'échelle nationale ; une autre partie sera unifiée à une échelle beaucoup plus grande : la nation ne sera qu'un des cadres de la vie collective, au lieu d'être pratiquement tout, comme au cours des vingt dernières années. (…)
[les idées exprimées ici ne sont pas les plus importantes pour notre objet du jour, elles sont par contre capitales pour une étude, toujours à venir, de l'idée de nationalité chez S. W., ceci sans insister sur leurs résonances par rapport à notre actualité, ni sur les liens entre l'Europe voulue par certains fascistes, comme Drieu, et l'actuelle UE. Continuons le fil de la démonstration :]
La seconde idée qui peut éclairer le problème colonial, c'est que l'Europe est située comment une sorte de moyenne proportionnelle entre l'Amérique et l'Orient. Nous savons très bien qu'après la guerre l'américanisation de l'Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait.
[ah, ces socialos… Les accords Blum-Byrnes sur l'arrivée du cinéma américain en France seront signés peu de temps après la guerre...]
Or ce que nous perdrions, c'est la part de nous-mêmes qui est toute proche de l'Orient.
Nous regardons les Orientaux, bien à tort, comme des primitifs et des sauvages, et nous le leur disons. Les Orientaux nous regardent, non sans quelques motifs, comme des barbares, mais ne le disent pas. De même, nous avons tendance à regarder l'Amérique comme n'ayant pas une vraie civilisation, et les Américains à croire que nous sommes des primitifs. (…)
Nous autres Européens en lutte contre l'Allemagne, nous parlons beaucoup aujourd'hui de notre passé. C'est que nous avons l'angoisse de le perdre. L'Allemagne a voulu nous l'arracher ; l'influence américaine le menace. Nous n'y tenons plus que par quelques fils. Nous ne voulons pas que ces fils soient coupés. Nous voulons nous y réenraciner. Or ce dont nous avons trop peu conscience, c'est que notre passé nous vient en grande partie d'Orient.
C'est devenu un lieu commun de dire que notre civilisation, étant d'origine gréco-latine, s'oppose à l'Orient. Comme beaucoup d'autres lieux communs, c'est là une erreur. Le terme gréco-latin ne veut rien dire de précis. L'origine de notre civilisation est grecque. Nous n'avons reçu des Latins que la notion d'État, et l'usage que nous en faisons donne à penser que c'est un mauvais héritage. On dit qu'ils ont inventé l'esprit juridique ; mais la seule chose certaine là-dessus, c'est que leur système juridique est le seul qui se soit conservé. Depuis qu'on connaît un code babylonien vieux de quatre mille ans, on ne peut plus croire qu'ils aient eu un monopole. Dans tout autre domaine, leur apport créateur a été nul.
[difficile d'être moins équivoque, S. W. a décidément les Romains dans le nez. J'allais écrire que c'est peut-être son seul différent d'importance avec Evola, mais cette différence est justement tellement importante qu'elle doit bien en recouvrir d'autres… Ici comme ailleurs je vous propose un texte tout en semant des graines pour un autre.]
Quant aux Grecs, source authentique de notre culture, ils avaient reçu ce qu'ils nous ont transmis. Jusqu'à ce que l'orgueil des succès militaires les ait rendus impérialistes, ils l'ont avoué ouvertement. Hérodote est on ne peut plus clair à ce sujet. Il y avait, avant les temps historiques, une civilisation méditerranéenne dont l'inspiration venait avant tout d'Égypte, en second lieu des Phéniciens. Les Hellènes sont arrivés sur les bords de la Méditerranée comme une population de conquérants nomades presque sans culture propre. Ils ont imposé leur langue, mais reçu leur culture du pays conquis. La culture grecque a été le fait soit de cette assimilation des Hellènes, soit de la persistance des populations antérieures, non helléniques. La guerre de Troie a été une guerre où l'un des deux camps représentait la civilisation, et ce camp, c'était Troie. On sent par l'accent de l'Iliade que le poète le savait. La Grèce dans son ensemble a toujours eu envers l'Égypte une attitude de respect filial.
L'origine orientale du christianisme est évidente. Qu'on ait à l'égard du christianisme une attitude croyante ou agnostique, dans deux cas il est certain que comme fait historique il a été préparé par les siècles antérieurs. En dehors de la Judée, qui est un pays d'Orient, les courant de pensée qui y ont contribué venaient d'Égypte, de Perse, peut-être de l'Inde, et surtout de Grèce, mais de la partie de la pensée grecque directement inspirée par l'Égypte et de la Phénicie.
Quant au Moyen Âge, les moments brillants du Moyen Âge ont été ceux où la culture orientale est venue de nouveau féconder l'Europe, par l'intermédiaire des Arabes et aussi par d'autres voies mystérieuses, puisqu'il y a eu des infiltrations de traditions persanes. La Renaissance aussi a été en partie causée par le stimulant des contacts avec Byzance.
A d'autres moments de l'histoire, certaines influences orientales ont pu être des facteurs de décomposition. C'était le cas à Rome ; c'est le cas de nos jours. Mais, dans les deux cas, il s'agit d'un pseudo-orientalisme fabriqué par et pour des snobs, et non pas de contact avec les civilisations d'Orient authentiques.
[des vues aussi larges sont nécessairement sujettes à discussion. Je les reproduis pour rester fidèle à la démonstration de S.W. et pour que vous ayez la possibilité de vous faire votre propre opinion, non sans avouer mes limites : je ne connais par exemple strictement rien aux Phéniciens. ]
En résumé, il semble que l'Europe ait périodiquement besoin de contacts réels avec l'Orient pour rester spirituellement vivante. Il est exact qu'il y a en Europe quelque chose qui s'oppose à l'esprit d'Orient, quelque chose de spécifiquement occidental. Mais ce quelque chose se trouve à l'état pur et à la deuxième puissance en Amérique et menace de nous dévorer.
La civilisation européenne est une combinaison de l'esprit d'Orient avec son contraire, combinaison dans laquelle l'esprit d'Orient doit entrer dans une proportion assez considérable. Cette proportion est loin d'être réalisée aujourd'hui. Nous avons besoin d'une injection d'esprit oriental.
[ce genre de paragraphe ne peut bien sûr que faire bander l'amateur des équilibres instables (XVIIe et XIXe siècles français, par exemple) qu'est votre serviteur : les grandes époques ne sont pas nécessairement d'une grande cohérence, leurs contradictions interne et leur fragilité peuvent faire leur force et leur fécondité. Notons d'ailleurs que ce texte de S.W. n'est pas sans accents « lévi-straussiens ».]
L'Europe n'a peut-être pas d'autre moyen d'éviter d'être décomposée par l'influence américaine qu'un contact nouveau, véritable, profond avec l'Orient. Actuellement, si on met ensemble un Américain, un Anglais et un Hindou, l'Américain et l'Anglais fraterniseront extérieurement, tout en se regardant chacun comme très supérieur à l'autre, et laisseront l'Hindou seul. L'apparition progressive d'une atmosphère où les réflexes soient différents est peut-être spirituellement une question de vie ou de mort pour l'Europe.
Or la colonisation, loin d'être l'occasion de contacts avec des civilisations orientales, comme ce fut le cas pour les croisades, empêche de tels contacts. Le milieu très restreint et très intéressant des arabisants français est peut-être la seule exception. Pour des Anglais vivant en Inde, pour les Français vivant en Indochine, le milieu humain est constitué par les blancs. Les indigènes font partie du décor.
Encore les Anglais ont-ils une position cohérente. Ils font des affaires et c'est tout. Les Français, qu'ils le veuillent ou non, transportent partout les principes de 1789. Dès lors, il ne peut arriver que deux choses. Ou les indigènes se sentent choqués dans leur attachement à leur propre tradition par cet apport étranger. Ou ils adoptent sincèrement ces principes et sont révoltés de n'en pas avoir le bénéfice. Si étrange que cela puisse paraître, ces deux réactions hostiles existent souvent chez les mêmes individus.
[cela n'a rien d'« étrange », l'hostilité sachant faire feu de tout bois, un peu comme chez ces antisémites qui reprochent aux Juifs de se soutenir entre eux et les critiquent lorsque deux d'entre eux se bouffent le nez, sur le thème « en plus ils sont même pas foutus d'être solidaires »… Voilà en tout cas une bonne partie de l'histoire de la décolonisation expliquée en quelques lignes. ]
Il en serait tout autrement si les contacts des Européens avec l'Asie, l'Afrique, l'Océanie, se faisaient sur la base des échanges de culture. Nous avons senti ces dernières années jusqu'au fond de l'âme que la civilisation occidentale moderne, y compris notre conception de la démocratie, est insuffisante. L'Europe souffre de plusieurs maladies tellement graves qu'on ose à peine y penser. L'une est la poussée toujours croissante des campagnes vers les villes et des métiers manuels vers les occupations non manuelles, qui menace la base physique de l'existence sociale. Une autre est le chômage. (…) Une autre est l'agitation perpétuelle et le besoin constant de distractions. Une autre est la maladie périodique de la guerre totale. A tout cela s'ajoute aujourd'hui l'accoutumance croissante à une cruauté à la fois massive et raffinée, au maniement le plus brutal de la matière humaine.
Avec tout cela, nous ne pouvons plus dire ni penser que nous ayons reçu d'en haut la mission d'apprendre à vivre à l'univers.
Malgré tout cela, nous avons sans doute certaines leçons à donner. Mais nous en avons beaucoup à recevoir de formes de vie qui, si imparfaites soient-elles, portent en tout cas dans leur passé millénaire la preuve de leur stabilité. On les accuse d'être immobiles. En réalité elles sont toutes depuis longtemps décadentes. Mais elles tombent lentement.
Le malheur a suscité en nous, Français, une aspiration très vive vers notre propre passé. Ceux qui parlent de la tradition républicaine de la France ne pensent pas à la IIIe République, mais à 1789 et aux mouvements sociaux du début du siècle dernier. Ceux qui parlent de sa tradition chrétienne ne pensent pas à la monarchie, mais au Moyen Âge. Beaucoup parlent des deux, et le peuvent sans aucune contradiction. Ce passé est nôtre ; mais il a l'inconvénient d'être passé. Il est absent. Les civilisations millénaires d'Orient, malgré de très grandes différences, sont beaucoup plus proches de notre Moyen Âge que nous ne le sommes nous-mêmes. En nous réchauffant au double rayonnement de notre passé et des choses présentes qui en constituent une image transposée, nous pouvons trouver la force de nous préparer un avenir. Il y va du destin de l'espèce humaine. Car de même que l'hitlérisation de l'Europe préparerait sans doute l'hitlérisation du globe terrestre - accomplie soit par les Allemands, soit par leurs imitateurs japonais - de même une américanisation de l'Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le premier, mais il vient immédiatement après.
[l'idée est très clairement exprimée : l'américanisation du globe, c'est la fin de l'espèce humaine.]
Dans les deux cas, l'humanité entière perdrait son passé. Or le passé est une chose qui, une fois tout à fait perdue, ne se retrouve jamais plus.
[on ne peut espérer la grâce d'une petite madeleine pour le passé d'une communauté…]
L'homme par ses efforts fait en partie son propre avenir, mais il ne peut pas se fabriquer un passé. Il ne peut que le conserver. Les Encyclopédistes croyaient que l'humanité n'a aucun intérêt à conserver son passé. Instruits par une expérience cruelle, nous sommes en train de revenir de cette croyance. Mais nous ne nous posons pas la question en termes assez clairs pour la trancher nettement.
Le fond de la question est simple. Si les facultés purement humaines de l'homme suffisent, il n'y a aucun inconvénient à faire table rase de tout le passé et à compter sur les ressources de la volonté et de l'intelligence pour vaincre tout espèce d'obstacle. C'est ce que l'on a cru, et c'est ce qu'au fond personne ne croit plus, excepté les Américains, parce qu'ils n'ont pas encore été étourdis par le choc du malheur.
[et la guerre de Sécession, et la Grande Dépression ? Mais il est vrai que les Américains ont une réelle faculté; sinon à refouler ces malheurs, du moins à les considérer comme des anomalies par rapport à leur « destinée manifeste ». Cela serait de ce point de vue très intéressant si leur dernier grand traumatisme collectif, avant la crise actuelle, le 11 septembre, était une fumisterie : ce peuple qui n'a pas de nom (Godard) n'aurait en quelque sorte pas droit au vrai malheur… et on s'étonne qu'il manque de dignité !]
Si l'homme a besoin d'un secours extérieur, et si l'on admet que ce secours est d'ordre spirituel, le passé est indispensable, parce qu'il est le dépôt de tous les trésors spirituels. Sans doute l'opération de la grâce, à la limite, met l'homme en contact direct avec un autre monde. Mais le rayonnement des trésors spirituels du passé peut seul mettre une âme dans l'état qui est la condition nécessaire pour que la grâce soit reçue. C'est pourquoi il n'y a pas de religion sans tradition religieuse, et cela est vrai même lorsqu'une religion nouvelle vient d'apparaître. La perte du passé équivaut à la perte du surnaturel. Quoique ni l'une ni l'autre perte ne soient encore consommées en Europe, l'une et l'autre sont assez avancées pour que nous puissions constater expérimentalement cette correspondance.
Les Américains n'ont d'autre passé que le nôtre ; il y tiennent, à travers nous, par des fils extrêmement ténus. Même malgré eux, leur influence va nous envahir, et, si elle ne rencontre pas d'obstacle suffisant, leur ôtera leur peu de passé, si l'on peut s'exprimer ainsi, en même temps, qu'elle nous privera du nôtre.
[Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font…]
De l'autre côté l'Orient s'est accroché obstinément à son passé jusqu'à ce que notre influence, moitié par le prestige de l'argent, moitié par celui des armes, soit venue le déraciner à moitié. Mais il ne l'est encore qu'à moitié. Pourtant l'exemple des Japonais montre que quand des Orientaux se décident à adopter nos tares, en les ajoutant aux leurs propres, ils les portent à la deuxième puissance.
[Nouveau résumé de l'histoire de la décolonisation, avec ou sans guillemets… Le regretté - en tout cas par moi - P. Yonnet a écrit des choses de ce genre, mais je ne parviens pas à retrouver la citation.]
Nous, Européens, nous sommes au milieu. Nous sommes le pivot. Le destin du genre humain tout entier dépend sans doute de nous, pour un espace de temps probablement très bref. Si nous laissons échapper l'occasion, nous sombrerons probablement bientôt non seulement dans l'impuissance, mais dans le néant. Si, tout en gardant le regard tourné vers l'avenir, nous essayons de rentrer en communication avec notre propre passé millénaire ; si dans cet effort nous recherchons un stimulant dans une amitié réelle, fondé sur le respect, avec tout ce qui en Orient est encore enraciné, nous pourrions peut-être préserver d'un anéantissement presque total le passé, et en même temps la vocation spirituelle du genre humain.
L'aventure du Père de Foucauld, ramené à la piété, et par suite au Christ, par une espèce d'émulation devant le spectacle de la piété arabe, serait ainsi comme un symbole de notre prochaine renaissance.
[Quoi qu'il en soit de ce dernier exemple, revenons un instant, après avoir remarqué les échos guénoniens de ces lignes, sur la fenêtre de tir dégagée par S. W. L'avons-nous laissée échapper ? Le moins que l'on puisse dire est que l'état actuel de l'Europe le donne fortement à suggérer.
Des efforts pourtant ont été faits, que le programme du CNR, l'État-providence, la décolonisation finalement, ont pu à certains égards caractériser. Il y a eu, incontestablement, des progrès dans la solidarité, nationale et internationaliste (et j'emploie ce dernier mot sans connotation péjorative. Je veux bien qu'il y ait beaucoup de connerie dans le tiers-mondisme, j'avoue néanmoins avoir plus de sympathie pour les manifs pro-Vietnam qu'il y avait dans les années 60 que pour l'indifférence face à la guerre en Libye de ces derniers mois. Passons.). Mais graduellement cette solidarité s'est réduite à la « solidarité » (l'équivoque du mot « démocratisation ») du canapé-télé-chaîne hi-fi. Il n'y pas eu assez d'« Orient », quoique l'on entende par ce concept. Chassez le naturel matérialiste, il revient au galop… On est loin de Charles de Foucauld.
A ce sujet, il faudrait voir si le plus grand symbole de cette période (de l'après-guerre à la chute du communisme et l'Amérique triomphante du père Bush) n'est pas Raymond Aron.
Proche du gaullisme pendant la guerre, fin connaisseur de la pensée française, hermétique aux tentations gauchistes et communistes, il consacra une grande partie de son oeuvre à l'analyse des contradictions des sociétés libérales et démocratiques, aux ambiguïtés de leur matérialisme. Ceci tout en étant membre (apparemment pas membre fondateur, comme je l'ai écrit ici) de la très funeste et enculiste Société du Mont-Pèlerin (dont tout de même il démissionnera), sioniste sans complexe, auteur d'un livre sur De Gaulle, Israël et les Juifs, en qui certains voient l'appel à la curée de Mai 68, qu'en tout cas il ne serait pas inutile de relire… Pardonnez-moi les relents de cette métaphore, mais Aron serait (sur le plan des idées, Marcel Dassault né Bloch étant son pendant dans la pratique) comme le ver sioniste-enculiste dans le fruit de la république gaullienne - qui avait ses tendances enculistes propres, évidemment.
Commentaire dans le commentaire : il y aurait toute une histoire de la Ve République à faire de ce point de vue. Je l'évoquais souvent dans le temps, le nucléaire français vient en grande partie d'Israël. C'est l'histoire du fameux bureau de Shimon Peres à Matignon, à la fin de la IVe et au début du Ve République. Dit autrement : lorsqu'il arrive au pouvoir, et on sait qu'il n'était pas désiré par tous, de Gaulle est sous surveillance américano-sioniste - alors même qu'États-Unis et Israël ne sont pas encore aussi liés qu'ils ne le deviendront au fil du temps et surtout à partir de la guerre des Six jours. Simplement, l'héritage de la Seconde Guerre mondiale fait qu'ils ont un énorme pouvoir sur la France. Un Académicien français dont je tairai le nom disait à un ami : "Les Juifs ont gagné la guerre, et nous le font payer tous les jours." - c'est sioniste qu'il faut dire, bien sûr. Je ne voudrais pas tomber dans l'excès inverse de ceux dans lesquels il arrive à mon sens à Alain Soral de tomber, et opposer systématiquement sionisme et Juifs, mais le fait est là : le sioniste n'hésite pas à sacrifier le Juif. Certains éléments de l'histoire de la Shoah (cf. H. Arendt), les attentats perpétrés par le Mossad contre les Juifs irakiens dans les années 50 pour qu'ils rejoignent Israël, en sont d'éloquents exemples.
Bref, de Gaulle est sous double surveillance. Si l'on en croit F.-X. Verschave dans son Noir Chirac, l'un des deux plus proches collaborateurs du transfuge de la banque Rothschild qu'était Pompidou, Pierre Juillet (l'autre étant M.-F. Garaud, ils allaient ensuite « faire » ensemble Jacques Chirac), travaillait pour la CIA. Ce qui fait bien sûr de Pompidou le chien de garde américano-sioniste par excellence du gaullisme. Et, donc, de gens comme Dassault ou Aron, d'autres importants pions dans cet échiquier - des kapos, finalement…
Après, il ne faut pas tomber dans un schéma manichéen, ou de Gaulle serait l'ange gaulois innocent, et les éléments étrangers de sombres manipulateurs sataniques. La réalité de la surveillance du gaullisme par des forces étrangères, élément par ailleurs classique du jeu politique, ne fait pas de doute : leur importance factuelle sur chaque choix du Général est une autre question, de même que la nature idéologique du gaullisme. Faute d'avoir le livre de Verschave sous la main au moment où j'écris, je ne peux guère être plus précis aujourd'hui, me contentant de noter que le rôle du couple Juillet/Garaud fut tout de même paradoxal : il s'agirait, si Verschave a raison, d'une sorte de mise sous tutelle du souverainisme français. Faute d'avoir pu contrôler de Gaulle ou le « gaulliste historique » Chaban-Delmas, on contrôle celui qui se présente comme leur héritier, J. Chirac. A creuser...
Ces pistes lancées, finissons avec Aron : son cas est d'autant plus intéressant qu'à l'encontre de gens qui traversent leur siècle sans y rien comprendre, sans savoir ce qu'ils font, et le symbolisent d'une certaine manière directement (Sartre ? peut-être), lui avait compris beaucoup de choses. Le paradoxe étant d'ailleurs qu'il était sans doute sincèrement plus attaché à l'histoire de France que ne l'était Sartre…
- Revenons maintenant à la « fenêtre de tir ». A lire ce qu'écrit S.W., et si l'on admet que l'Europe occidentale a finalement laissé passer le train, il est difficile de ne pas penser que c'est la Russie qui a maintenant entre ses mains une opportunité historique de sauver « l'espèce humaine » - eh oui, rien de moins. Cette hypothèse a été exprimée par d'autres depuis longtemps, je ne la reprends même pas vraiment à mon compte, faute de bien comprendre ce qui se passe dans ce pays : je constate simplement que si l'on adopte la démonstration de S.W. - et je trouve que beaucoup d'éléments nous y poussent - alors il est difficile de ne pas devoir prendre en considération cette idée.
Et de ce point de vue, il n'est pas sans ironie amère de constater les efforts actuels des Occidentaux, de ceux qui ont ou auraient laissé passer leur occasion de jouer un rôle dans l'histoire, pour saboter ce qui pourrait être la chance de la Russie, non seulement de jouer un rôle, mais à terme de sauver les dits Occidentaux de leur propre néant… Seigneur, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font…
J'ai retranscris l'essentiel des thèses de S.W. Je poursuis sur quelques paragraphes intéressants. Je supprime la toute fin, qui relève plus de considérations stratégiques livrées à ses supérieurs londoniens.]
Pour cela, il faut que les populations dites de couleur, même si elles sont primitives, cessent d'être des populations sujettes. Mais du point de vue esquissé ici, faire avec elles des nations à l'européenne, démocratiques ou non, ne vaudrait pas mieux ; ce serait d'ailleurs une folie, aussi bien dans les cas où c'est possible que dans ceux où c'est impossible. Il n'y a que trop de nations dans le monde.
Il n'y a qu'une seule solution, c'est de trouver pour le mot de protection une signification qui ne soit pas un mensonge. Jusqu'ici ce mot n'a été employé que pour mentir. S'il est trop discrédité, on peut lui chercher un synonyme. L'essentiel est de trouver une combinaison par laquelle des populations non constituées en nations, et se trouvant à certains égards dans la dépendance de certains États organisés, soient suffisamment indépendantes à d'autres égards pour pouvoir se sentir libres. Car la liberté, comme le bonheur, se définit avant tout par le sentiment qu'on la possède. Ce sentiment ne peut être ni suggéré par la propagande ni imposé par l'autorité. On peut seulement, et très facilement, forcer les gens à l'exprimer sans l'éprouver. C'est ce qui rend la discrimination très difficile. Le critérium est une certaine intensité de la vie morale qui est toujours liée à la liberté.
[ce qui prouve une fois de plus, mais tous les habitués de ce comptoir le savent, qu'il y avait plus de liberté pendant le XVIIe siècle français que de nos jours.]
Il y a deux facteurs favorables pour la solution de ce problème. Le premier, c'est qu'il se posera aussi pour les populations faibles d'Europe. Cela peut faire espérer davantage qu'il sera étudié. Ce qu'on peut poser en principe dès maintenant, c'est que, par exemple, la patrie annamite et la patrie tchèque ou norvégienne méritent le même degré de respect.
[ou le même degré de non-respect, les patries grecque, italienne, espagnole en fournissent actuellement des exemples clairs. S. W., qui oublie qu'elle a lu Marx, sous-estime ici les facultés de mépris et d'indifférence des riches, et surtout de ceux qui s'efforcent de rester riches quand le monde s'appauvrit.]
L'autre facteur favorable, c'est que l'Amérique, n'ayant pas de colonies, et par suite pas de préjugés coloniaux, et appliquant naïvement ses critères démocratiques à tout ce qui ne la regarde pas elle-même, considère le système colonial sans sympathie. Elle est sans doute sur le point de secouer sérieusement l'Europe engourdie dans sa routine. Or en prenant le parti des populations soumises par nous, elle nous fournit, sans le comprendre, le meilleur secours pour résister dans l'avenir prochain à sa propre influence. Elle ne le comprend pas ; mais ce qui serait désastreux, ce serait que nous ne le comprenions pas non plus."
- No comment ! (« À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », 1943, pp. 428-439 de l'édition « Quarto ».)
Libellés : Aron, de Gaulle, Evola, Godard, Hitler, Nabe, Pierre Juillet, Pureblog, Russie, Sartre, Seberg, Socialisme, Soral, Verschave, Voyer, Weil
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