Ivresse des intellectuels, Jean Cau, suite et fin.
"Sartre, c’est l’anti-Blondin. Sa fantastique machine à écrire, pour fonctionner, a besoin de vider des litres de thé qui tache noir, des tubes de cachets versés au creux de la main, du whisky bu sec. Des générations d’ancêtres alsaciens et périgourdins lui ont donné un moteur qui brûle tout. Au contraire de Blondin, plus il boit, plus il écrit. Il est capable d’opérer une une sorte de séparation entre son corps bourré de carburant et sa cervelle, comme un pilote de F1 entre son moteur martyrisé et sa tête irriguée de sang froid. Il a bu jusqu’à quatre heures du matin, il dort trois heures, il se réveille, il met la clef de contact, ça tourne et ça écrit. Si ça parle, la parole reste claire et métallique. Antoine, en revanche, appartient à l’espèce de ceux qui se détruisent posément, méthodiquement, qui ont des sommeils écrasés et des réveils si lourds qu’ils sont incapables, le lendemain, de traîner la charrue traçant ses sillons de mots. C’est qu’il se saoule corps et âme. Il a bu parce qu’il était à l’est d’Eden, à l’est d’enfance ; il a bu pour ne pas être seul, par amitié, besoin de coller ses épaules, en mêlée, à des copains, besoin de chaleur et de tutoiements. Sartre n’a pas d’amis et encore moins de copains. Vissé sur sa chaise de bois, il peut écrire pendant des heures. Il déteste son enfance, il juge sa mère (Blondin adore la sienne). Avoir des enfants ne lui vient même pas à l’idée. (…) Revenons-en à la célèbre phrase de Blondin : « Je ne suis pas un écrivain qui boit mais un ivrogne qui écrit. » Sartre est un philosophe - d’abord un philosophe - qui picole. Son but est de produire des idées, de comprendre et, doté d’une intelligence impérialiste, de changer, pas moins, le monde. Son corps est au service de cette mission et, si le moteur chauffe, fume et pète, ça n’a aucune importance. Quand on lui dit qu’il détruit sa santé, il répond qu’une santé est faite pour ça. Blondin se démolit corps et âme. Il ne veut pas changer le monde, il est prêt à se lier d’amitié avec un clodo de l’aube qui lui sera un frère en détresse, son semblable en perdition. Il n’a pas d’idées mais des vibrations sensibles et une mélancolique innocence de son état et de ses comportements. Il n’est pas coupable de son ivrognerie. Il n’accuse ni lui ni personne. Il n’a pas le Ricard mauvais comme l’effroyable clocharde qui sillonne mon quartier et traite tous les passants d’enculés. (…) Il n’a pas le Ricard révolté, anarchique ou politique, mais rêveur. Doucement rêveur. Quand il est saoul - et il le sera, à la fin, en permanence -, c’est pour redevenir un bébé qui s’étonne d’être là et, quand il sirote son poison, couleur de lait, à la lettre il biberonne. (…) Par un phénomène étrange, son ivrognerie effraie (…) et impose un respect, comme s’il se livrait à une opération sacrificielle de lui-même sur lui-même, à un martyre dont on ne discerne pas les raisons. Chaque Ricard lui est un calice. Quand on l’aide à se hisser sur un tabouret, il monte vers sa croix. « Enfance, enfance, pourquoi m’as-tu abandonné ? »"
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