vendredi 27 octobre 2017

"L'écriture ne doit pas bredouiller."

Dans L’ivresse des intellectuels (1992), Jean Cau, qui lui-même, selon ses propres dires, ne buvait pas, s’interroge sur les différentes façons de boire ou, moins souvent, de ne pas boire, des intellectuels dans les années 50-60, avec comme fil conducteur une comparaison entre l’alcoolisme mondain des existentialistes et compagnons de route du communisme d’une part, de l’alcoolisme solitaire et suicidaire d’Antoine Blondin, d’autre part. En voici un passage : 

"Comme tous les vrais terroristes, les surréalistes ne buvaient pas. Ni Tzara, ni Breton, Péret, Éluard, Aragon. Leur terreur était cérébrale, robespierriste, glacée. Ils théorisent, décrètent, excommunient, piétinent. Ils vivent vieux. Ils gèrent, riches, les désastres qu’ils ont provoqués. Ils se veulent maudits par maudits - Sade, Rimbaud ou Lautréamont - interposés. Comme nous les eussions pardonnés s’ils avaient croupi en prison ou en Éthiopie ; vérolés jusqu’à l’os comme Baudelaire, abandonnés à l’hôpital comme Verlaine. Un seul sauva l’honneur grâce à la syphilis qui le rendit fou : Artaud. Antoine Blondin, pas cérébral, pas théoricien, pas vérolé, pas riche, pas homosexuel, pas maudit par procuration, pas intello, pas drogué, pas fou. Tout juste alcoolique. L’ivrogne immémorial, le Silène éternel et barbu qui embrasse les réverbères et les confond avec les arbres du bois sacré. L’ivrogne presque démodé parce qu’il boit depuis toujours l’ambroisie puis, quelques siècles plus tard, le Ricard ; le pulque dont s’enivraient les soldats d’Atahulpa, ensuite ; quelques siècles plus tard, le whisky importé d’Écosse. 

Il sait pourtant, Antoine, qu’au contraire, l’écriture ne doit pas bredouiller et il écrit d’abord la prose la plus articulée qui soit puis il se tait quand le corps, son alambic, n’est plus capable de distiller le sang en encre noire." 


Bien entendu, Artaud avait déjà « sauvé l’honneur », si l’on ose dire, des surréalistes avant de devenir fou (j’ignorais qu’il eût été victime de syphilis), tout simplement parce que c’était le meilleur écrivain de la bande, mais passons.