lundi 16 avril 2018

Différence et répétition.



Jean Clair, L’hiver de la culture, 2011. Un peu à la bourre hier, je n’ai pas pu ordonner les différents extraits, ceux d’hier et ceux de ce jour, aussi clairement que je l’aurais souhaité. J’espère que vous suivrez néanmoins les raisonnements de l’auteur. 

"Des trois monothéismes de notre temps, il n’y a, semble-t-il, que la communauté chrétienne à ne plus se scandaliser de rien. 

Si les juifs et les musulmans réagissent de plus en plus violemment à l’usage si libre - « libéré » - que nous faisons des images en Occident, comme si l’image était à notre entière disposition et qu’on pût lui faire dire n’importe quoi, jusque dans l’immonde, la communauté chrétienne, ou ce qu’il en reste, demeure en revanche étrangement silencieuse et comme impuissante. 

Craignant d’être accusée d’attenter à la liberté d’expression, l’Église ne se hasarde plus, contrairement aux musulmans et aux juifs, à dénoncer le sacrilège. 

Fait plus inattendu encore, l’Église catholique est tentée de considérer au contraire ces formes extrêmes de la création artistique comme les témoins d’un sacré adapté à notre temps, au point de devenir un acteur de cet étrange commerce."

Reprenons maintenant le raisonnement d’hier : 

"A la figure biblique de Caïn, le premier meurtrier de l’histoire de l’humanité et le premier artiste, Kierkegaard oppose une autre figure. C’est celle d’Abraham, le patriarche auquel Dieu a ordonné de tuer son fils Isaac. Abraham se résigne à accomplir ce meurtre. Ce faisant, il rompt la loi éthique qui est de ne pas tuer son prochain. Mais il respecte aussi la loi religieuse pour accomplir le sacrifice, qui est de l’ordre du paradoxal, de l’absurde, du scandaleux. Son obéissance à Dieu lui vaut son salut, et sauve la vie de son fils, comme de sa descendance : un ange substitue un bélier au corps d’Isaac.

Le sacrifice d’Abraham est le socle commun des trois grandes religions monothéistes auxquelles nous appartenons encore un peu. De là peut-être l’abondance et la richesse de son iconographie. On le trouve, et c’est une étonnante exception dans l’aniconisme juif, représenté dans les fresques de la synagogue de Doura-Europos, comme dans les mosaïques de Saint-Vital à Ravenne, mais aussi dans de multiples icônes byzantines, ainsi que dans d’innombrables miniatures persanes où l’épisode est commenté en versets en calligraphie cursive, et ainsi de suite, jusqu’aux chefs-d’oeuvre de Rembrandt et du Caravage. L’art ne se fonde pas sur le meurtre de Caïn, mais sur le sacrifice d’Abraham. 




Mais le flot s’est tari : l’art moderne et contemporain ne semble guère l’avoir représenté, comme si la pensée morale ou l’éthique moderne se trouvaient confrontées à un geste dont le « scandale » est peu à peu devenu incompréhensible. 

Le passage du stade esthétique au stade religieux est en effet un passage, semble-t-il aujourd’hui, inimaginable. La figure centrale de nos peurs, de nos angoisses, de nos rêves, c’est de nos jours Oedipe, le fils qui tue le Père pour posséder la Mère. 




Ce que veut dire ce meurtre, c’est que la tradition, la transmission, l’autorité, selon le geste paradoxal et scandaleux que met en scène le sacrifice d’Abraham, sont devenus impensables au regard de l’homme contemporain. Selon le mythe antique d’Oedipe, il convient de les repousser, en repoussant à jamais la figure menaçante d’une autorité paternelle meurtrière. 

L’art moderne s’y emploiera, en instaurant la tyrannie d’un novum qui ne connaît pas d’origine et qui, en tuant le Père, tue le patriarche, celui qui, au sens propre du Nom, est l’archè, le pont vers la tradition que le Père incarne. L’artiste, seul et premier, ne suppose pas de géniteur. Né de rien et capable de tout. Caïn triomphe d’Abraham. Le premier des meurtriers est aussi le premier des artistes, en même temps que le premier des hommes." 

On peut synthétiser cela par un raccourci paradoxal : c’est lorsque la société ne comprend plus le sacrifice d’Abraham, prêt à sacrifier son propre fils, que, telle un vulgaire Caïn, elle sacrifie Vincent Lambert. De même que l’artiste contemporain sacrifie l’art et toute vision de l’homme à son propre caprice. Il y eut un art parce qu'il y avait une vision de l'homme. Il n'y a plus de vision de l'homme, et l'euthanasie remplace l'art. Plus simple tu meurs. Vincent Lambert d'abord, les autres ensuite. 


(Jean Clair ne cite pas ici René Girard, mais tout ceci évoque ses développements, dans Le bouc émissaire si ma mémoire est bonne, sur le scandale, le skandalon, la pierre obstacle et fondation, etc.)