"La disponibilité de l'Europe au reste du monde..."
"Deux grands récits se partagent le monde, ou, à tout le moins, l’Occident. Le partage est tellement inégal, à vrai dire, que partage n’est peut-être pas le mot. Si partage il y a, il est à 98 % contre 2. L’un de ces récits règne, l’autre est réfugié parmi nous. Celui qui règne a pour lui les juges, les banques, l’université, le gouvernement, le pouvoir, la quasi totalité des médias, les fameux “gafas”, et, il faut bien le dire, la majorité de l’opinion publique, hélas. C’est précisément cela, le pouvoir : la possibilité d’imposer son récit jusqu’au tréfonds des âmes, des consciences, des cœurs et des masses. Dans toute l’histoire de l’humanité, jamais ce pouvoir de manipulation des cerveaux n’a été plus puissant qu’aujourd’hui. Jamais l’effet cumulatif du pouvoir n’a été si fort. Jamais le pouvoir n’a été plus pouvoir.
L’autre récit, celui qui se terre, n’a plus que nous ; et quelques parias pourchassés, censurés, harcelés, persécutés, diffamés, calomniés, haïs, traînés quotidiennement dans l’opprobre et la boue par les desservants tout puissants de l’autre culte.
Dans le premier de ces récits, celui qui triomphe, des flots de réfugiés harcelés et martyrs, chassés de leurs pays d’origine par la misère, par la persécution et la guerre, se précipitent vers l’Europe comme vers le seul refuge possible à leur effroyable malheur. Et l’Europe égoïste en accueille une partie, certes, mais beaucoup moins qu’il ne le faudrait, doublement moins : moins que ne l’exigeraient les sentiments de la plus élémentaire humanité face aux périls auxquels sont exposés ces infortunés ; moins aussi que ne le voudrait le propre intérêt de ce vieux continent à la population déclinante, qui aurait tout à gagner à élargir et rajeunir sa force de travail, et surtout de consommation. Mais inutile d’aller plus avant. Ce récit-là, vous le connaissez par cœur. Il est celui qui est déversé sur nous du matin au soir et du soir au matin. Il est nos acouphènes, que l’on ne peut pas ne pas entendre, en permanence.
Le second récit est bien différent, faut-il le dire. Il y figure très peu de réfugiés, qui, comme certaines saveurs précieuses dans les produits de l’industrie agro-alimentaire, sont une part tout à fait marginale des énormes masses humaines que ce récit-là évoque lui aussi, au point qu’elles y sont plus considérables encore que dans l’autre. Mais ces masses, en leur masse, ne sont pas, selon lui, jetées à travers les déserts, sur les mers périlleuses, dans les montagnes enneigées et la jungle des villes par la guerre, par la persécution et la misère, qui n’affectent qu’une petite partie de leur ensemble. Elles sont mises en mouvement par la nouvelle stupéfiante, qu’un continent jadis riche, ordonné et puissant est à l’encan, qu’on peut aller y faire sa vie, que d’où qu’on vienne on peut s’y installer et jouir de ses richesses, de sa chance, de son heureuse organisation, des avantages de sa civilisation et de son organisation sociale.
Cette nouvelle étonnante, la disponibilité de l’Europe au reste du monde, fait bien état pour la forme d’un peu de résistance officielle à la transplantation sur le continent de populations venues d’ailleurs, et même d’obstacles que ces multitudes pourraient avoir à surmonter en chemin ; mais, en même temps, elle s’arrange pour laisser comprendre, à mille signes multipliés, qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux ces embarras annoncés, qui sont surtout publiés dans le souci de ménager les opinions publiques locales. Pour l’essentiel, le message est bien clair et il est parfaitement compris jusqu’en les villages les plus reculés de la savane africaine :
« Venez, venez, venez, accourez, la voie est libre, vous serez toujours mieux que chez vous, et rapidement vous serez chez vous ! »
Et en effet ils seront chez eux, mais peut-être pas au sens où ils l’entendent. Ce nouveau chez eux sera comme l’ancien, car l’ancien, ils l’apportent avec eux. Les Africains désirent une Europe qui n’est si désirable que parce qu’ils n’y sont pas. Ils sont comme des hommes qui n’aimeraient que les vierges. Elle est comme un livre dont tous les caractère s’effaceraient sitôt l’ouvrirait-on. À peine y débarquent-ils, elle n’existe plus. Car ce qui fait les civilisations ce sont les peuples qui les ont forgées. Avec d’autres peuples elles sont autres, sauf bien sûr pour l’industrie de l’homme, post-humaine ou trans—humaine."
Renaud Camus, ici : https://www.flickr.com/photos/renaud-camus/42479387432/
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