Algérie française, IV et V. "En vain, paradoxalement…"
Je ne retrouve plus le passage dans lequel R. Girardet rappelle que la plupart des militants de l’Algérie française venaient de la Résistance, et qu’ils avaient eu pour certains d’entre eux le sentiment de résister au consensus et au pouvoir de la même façon en 1940-44 et en 1960-62. Il importait je crois de noter cette idée, enchaînons :
" - L’indépendance de l’Algérie était, si je vous comprends bien, évitable. Mais alors, comment expliquez-vous la défaite de votre cause ?
Je ne dis pas évitable à très long terme. Je dis évitable à cette date, et dans les formes qu’elle a prises. Mais concernant votre question, plusieurs réponses doivent être présentées.
De la défaite de la cause de l’Algérie française - le terme pouvant revêtir des nuances diverses -, la responsabilité majeure me semble revenir à l’État français d’abord. Cet État s’est brusquement résolu à l’abandon. Il fallait se débarrasser de l’Algérie au plus vite, comme un fardeau de plus en plus encombrant. On a donc fini par trouver la solution apparemment la plus simple : la livrer au F.L.N. Toutes les forces de l’État français se sont trouvées mises au service de cette solution. L’Algérie n’a pas été abandonnée à elle-même, elle a été cédée, et sans consulter la volonté des intéressés (il faut insister sur ce point), au « repreneur » le plus patient, le plus tenace, celui aussi avec lequel la transaction se montrait la plus aisée. Le plus étonnant, c’est que l’opération a été menée avec une stupéfiante légèreté, sans même s’assurer des garanties les plus élémentaires.
Mais il faut reconnaître que les partisans du maintien, de la sauvegarde de « l’Algérie dans la France », ont eu leur part de responsabilité. (…) La littérature « Algérie française », qui est immense, est une littérature de fidélité ou de protestation. Elle ne dit rien ou à peu près rien sur la construction de l’Algérie de demain.
Il y a à ce silence une raison qu’il faut bien reconnaître aujourd’hui. C’est que, sur le fond du problème, deux convictions, ou plutôt deux conceptions s’opposaient. Mais ces deux conceptions n’ont, au fond, jamais été réellement formulées, pour la seule raison que les formuler aurait introduit dans notre camp une division nouvelle.
La première solution, je l’appellerai pour faire court la solution Bidault. J’ai beaucoup de respect pour la mémoire de Georges Bidault. Il était le contraire de Michel Debré : il incarnait l’intransigeance, la volonté de ne pas subir. Mais sa solution pour l’Algérie était simple : l’intégration, au sens plein et précis du terme : des département français comme les autres départements français. Parler de spécificité algérienne, d’une nécessaire adaptation des institutions aux conditions locales ne servait à rien. C’était, selon lui, le premier pas vers l’abandon. Le professeur d’histoire, plus bainvillien que l’on aurait pu croire, reparaissait : « Comment s’est faite la France ? Par l’action d’un État pacificateur qui a imposé à tous les mêmes lois, les mêmes institutions, une même langue. Reconnaître une autonomie algérienne, c’est déjà admettre la séparation… »
A l’opposé se situaient la position, ou plutôt les positions régionalistes, décentralisatrices, voire autonomistes. Elles étaient défendues par certains pieds-noirs, par les ethnologues, par certains vieux algérianistes. Il s’agissait non plus d’intégrer mais d’associer. Pourquoi ne pas reconnaître à l’Algérie un statut particulier ? Mettre sur pied des institutions locales et régionales puissantes, tout en conservant avec la métropole les organismes essentiels communs ? L’Algérie apparaîtrait ainsi non plus comme la France mais comme complémentaire de la France… Des deux côtés d’ailleurs, la démarche n’allait pas très loin dans la précision. (…) Ainsi, dans la défense de l’Algérie française, c’est en vain, paradoxalement, que l’on chercherait un véritable programme algérien. (…)
Même gêne d’ailleurs en ce qui concerne l’histoire du mouvement nationaliste algérien. Sauf pour quelques-uns, le drame de l’Algérie semblait avoir commencé en 1954. La « rébellion » était mal connue dans sa genèse, sa complexité, ses divisions. En ce qui me concerne, j’avoue que si je ne regrette rien de ce que j’ai écrit sur l’Algérie dans ces années de passion, une phrase cependant me gêne. Celle qui termine mon reportage sur « l’Algérie des capitaines », et qui parle d’un « nationalisme d’une nation qui n’existe pas ». Il aurait fallu écrire au moins « d’une nation qui se cherche ». Car sans doute ce nationalisme était-il encore singulièrement balbutiant, plein de virtualités contradictoires. On ne saurait cependant dissimuler qu’une nation était en quête d’elle-même. Le phénomène aurait quand même dû intéresser davantage des gens qui, comme nous, se réclamaient d’abord de la nation.
- En dehors de cette phrase, vous ne regrettez vraiment rien d’autre ?
Vraiment rien [Raoul Girardet n’a jamais participé à ni approuvé les attentats de l’OAS, note de AMG]. Nous avons élevé une protestation, énoncé un refus. Beaucoup d’entre nous ont su assez vite, et j’étais de ceux-là, que cette protestation resterait vaine, le refus inutile. Dès que les accords d’Évian ont été signés, il était aisé de comprendre que les jeux étaient faits. Il fallait cependant que la protestation, que le refus se fassent entendre, et le plus hautement possible. Car les conditions mêmes de cet abandon ont été abominables. Et il faut en conserver la mémoire. Rappeler la centaine de milliers de soldats musulmans qui avaient cru un jour à la parole d’un officier français, abandonnés au supplice et à la mort, parfois même (je peux citer des exemples) désarmés par ceux en qui ils avaient confiance ; évoquer l’exode d’un million d’hommes chassé de la terre où ils étaient nés ; ne pas oublier qu’un peuple tout entier a été livré à quelques poignées d’assez pauvres énergumènes, et ce que ceux-ci ont fait en vingt ans du pays qui leur a été abandonné…
Si je devais encore m’étonner de quelque chose, ce serait de l’absence de remords, à tout le moins de réflexion rétrospective, chez ceux qui, devant l’Algérie d’aujourd’hui, ses drames et sa misère [Nous sommes en 1990, le FIS est déjà bien actif, le GIA ne va pas tarder à se faire connaitre, etc., note de AMG], oublient la part qu’ils ont prise dans son avènement. Il y avait sans doute plusieurs solutions, toutes difficiles, au drame algérien. Celle qui a été choisie a pu apparaître comme la plus facile, elle fut aussi la plus lourde de conséquences tragiques. Si l’on avait assisté sans mot dire au massacre des harkis, à l’exode des pieds-noirs, aux serments reniés, aux régiments qui s’enfuient dans la nuit, je pense qu’il manquerait peut-être un peu de dignité à ce pays.
Je retrouve là, en fin de compte, l’ancien débat de Fontenay-le-Comte sur le sens des combats inutiles [Cf. la citation du 19 juillet dernier, liée à 1940, note de AMG]. Je retrouve là aussi le vieux mot d’honneur. Le cercle finalement est bien étroit dans lequel a été enfermé le destin d’un Français de mon âge."
Fin de la première partie, sur l’Algérie, voici maintenant, en contrepoint, quelques analyses de R. Girardet sur la Ve République et son évolution :
"La bonne définition est celle d’un « principat plébiscitaire », qui, très généralement accepté, a sans doute l’immense avantage d’avoir mis fin dans notre pays à deux siècles de lutte autour de la légitimité institutionnelle, mais principat plébiscitaire dont les conséquences ne peuvent manquer de marquer, au plus profond, la vie de la communauté nationale dans ses rapports avec le pouvoir.
Première conséquence : l’institutionnalisation, liée aux mécanismes mêmes de l’élection présidentielle, de la coupure de la France politique en deux blocs opposés. Deuxième conséquence : le rôle décisif accordé à la personne même du plébiscitable, c’est-à-dire, en fin de compte, à ses qualités d’homme de théâtre ou de spectacle. Troisième conséquence : le déséquilibre grandissant entre les pouvoirs, le pouvoir législatif se trouvant peu à peu accaparé par le pouvoir exécutif, la représentation parlementaire tendant à ne plus jouer qu’un rôle secondaire de contrôle et d’enregistrement. Quatrième conséquence : l’élargissement constant d’un pouvoir présidentiel qui, du fait de la notion de « domaine réservé », ne rencontre plus guère devant lui d’obstacles réels.
Ces constatations sont banales. Ce sur quoi, en revanche, l’on passe cependant de façon générale assez gaillardement, c’est d’abord sur le phénomène, pourtant bien évident, de ce que j’appellerais la servilisation de la vie citoyenne. La comtesse de Boigne affirmait dans ses Mémoires, que je lisais l’autre jour, et à propos du Premier Empire, que ce qui l’avait toujours frappée dans l’attitude des Français à l’égard du pouvoir était le goût de la servilité. Celui-ci atteint aujourd’hui un niveau rarement égalé. (…)
Ces habitudes d’aplatissement, d’agenouillement, tant d’échines courbées, voilà, tout au moins pour moi, l’une des premières raisons - et je ne la crois pas négligeable -, de ne pas aimer l’État gaulliste.
Il convient d’autre part de remarquer que cet État « restauré », personnalité, glorifié, omniprésent, se montre paradoxalement de moins en moins apte à régler les vrais problèmes de la France de notre temps. Il gère sans doute, et convenablement, grâce à une foule de commis honnêtement dressés. Son incapacité à réformer s’avère cependant manifeste : l’exemple (mais il y en a bien d’autres) d’un système scolaire et universitaire usé, sclérosé, se délitant davantage d’année en année est, à cet égard, particulièrement significatif…
Si bien que je finis, à la limite, par être frappé par la similitude de situations existant aujourd’hui entre l’État plébiscitaire gaulliste et l’État monarchique de l’Ancien Régime à son déclin. Même concentration théorique du pouvoir souverain au sommet, mais même impuissance à conduire l’évolution d’une société, ou à influer sur elle. Même phénomène de cour dans la distribution des grandes charges publiques, le bon plaisir souverain, incertain, capricieux, jouant un rôle de nouveau décisif : la direction des grandes entreprises nationalisées, par exemple, se trouve aujourd’hui très exactement octroyée comme l’était, sous Louis XV ou Louis XVI, la distribution des évêchés, des abbayes et des prébendes diverses. Même extension de la notion de privilèges, c’est-à-dire de droits particuliers attribués à certaines catégories sociales et professionnelles [puis ethnico-confessionnelles et « genrées », je me permets cette actualisation et vous laisse les autres, note de AMG] : la société tend ainsi à apparaître comme un conglomérat de droits, les uns importants, les autres secondaires, mais dont la seule défense a pour résultat de rendre impossible toute tentative de réforme ou de rénovation. Même présence enfin de puissantes féodalités régionales ou locales, aujourd’hui en voie de reconstitution, et qui, pour le bien ou pour le mal, ne peuvent manquer d’aboutir bientôt à un transfert et à un morcellement de la réalité du pouvoir…"
Je vais revenir sur cette idée de servilité, je cite d’abord une dernière fois Raoul Girardet :
"Ce qui me gêne dans l’État gaulliste, parfaitement continué en cela par l’État socialiste, c’est qu’il tend à délivrer chacun d’entre nous de tout sentiment personnel de responsabilité - honneur ou conscience, appelez cela comme vous voudrez. Cela ne signifie nullement, d’évidence, que l’application, le sens du devoir, le dévouement aux autres aient disparu de ce pays. Cela signifie qu’il s’agit-là d’un domaine dont l’État se désintéresse. Si l’État parle de solidarité, c’est celle qu’il organise, qu’il sanctionne, qu’il réglemente. Les comportements moraux des individus lui sont indifférents. L’allégeance militante elle-même tend à ne plus être envisagée que sous la forme du clientélisme.
L’État gaulliste est un État machiavélien. Il a résolument séparé la politique de l’éthique. L’historien ne pourra manquer de remarquer qu’il est, à l’exception peut-être du très bref épisode napoléonien, le premier de ce type dans la longue nomenclature de nos régimes successifs. Il appartient peut-être à quelques marginaux de s’en inquiéter."
Trente ans après, les marginaux le sont de moins en moins… Quoi qu’il en soit, je reviens, pour finir ce cycle (avec une petite coda demain), sur cet encouragement à la servilité, typique à la fois du Premier Empire, de la Cinquième République, et d’une certaine tendance de notre vie politique sur la longue durée. On connaît le rôle cardinal de l’État dans la formation de la nation française, cette particularité historique n’étant pas sans effets pervers - notamment la perte de courage et de sens de la responsabilité que les étrangers n’ont pas de mal à diagnostiquer chez nous, quitte à s’y tromper d’ailleurs et à donner à cette inclination réelle un poids trop important - ainsi que l’a montré par exemple la Grande Guerre.
Le problème étant - voilà un Grand Remplacement, et sans celui-ci l’autre aurait été enclenché bien plus difficilement… - quand l’État en vient à se substituer à la nation. J’ai beaucoup répété ces dernières années la formule, inspirée par la lecture de Bernanos, "l’État est l’ennemi de la nation", Charles Gave en a proposé récemment une formulation plus subtile : la France est "un pays colonisé par un État". D’aucuns y verraient un reflet du déclin de l’Église, qui elle aussi a joué un rôle primordial dans la constitution de la nation française, et qui, bon an mal an, servait de contrepoids à l’État royal puis absolutiste. Il est difficile en tout cas de nier que depuis la Révolution française, puis l’avènement de la troisième république et de la séparation de l’Église et de l’État, celui-ci (qui est bien sûr religieux à sa manière…) a pris de plus en plus d’importance, au point, oui, de « coloniser » le pays. - Ce qui peut-être, pour des gens myopes comme moi, qui ont de plus en plus le sentiment d’avoir toujours quelques coups de retard, ne se voit que lorsque la colonisation par l’État se manifeste par une colonisation de peuplement…
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