jeudi 18 avril 2019

"Cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle…"

Le début et quelques passages du texte de J. Starobinski, Mémoire de Troie. Je ne vous fais pas la leçon ni de grands discours, il s’agit dans ma perception de ce texte d’une rêverie dont la mélancolie est plus ou moins douce selon les moments et les aspects, je vous laisse profiter de la clarté du pédagogue : 

"Par un grand récit dans le récit, Virgile, dans l’Énéide, remonte aux commencements de la destinée de Rome. Pour satisfaire la curiosité de Didon, la reine de la terre d’Afrique où la tempête l’a jeté, Énée raconte son histoire à partir de la nuit où Troie fut détruite. La mémoire que Virgile attribue à son héros prend la destruction pour origine. C’est une histoire de bruit et de fureur. Et le célèbre récit s’annonce comme le retour d’une douleur que les mots ne peuvent traduire. « Infandum regina jubes renovare dolorem » : « Tu nous ordonnes, reine, de raviver une douleur indicible. » (II, vers 1). La remémoration elle-même est objet d’horreur (« animus meminisse horret », II, 12). La parole se déclare en défaut, inapte à retracer les malheurs traversés. (…)

L’épopée de Virgile a offert à la littérature européenne l’un des grands modèles de l’ouverture simultanée sur un passé remémoré et sur un futur où l’action va se porter. Cette double ouverture gagne en évidence lorsque Énée descendu aux Enfers, au sixième chant, rencontre des figures du passé - son père Anchise, Didon suicidée - et les âmes qui s’apprêtent à entrer dans la vie, futurs vivants, héros qui se sacrifieront pour la patrie. Il entend des pleurs et des musiques, les vagissements des enfants morts et les chants religieux des bienheureux. Des voix annonciatrices donnent figure à l’empire qui se construira. La descente aux Enfers fait pénétrer le héros virgilien au noeud des temps. Dans les stations successives de son voyage souterrain, il apprend les châtiments de ceux qui ont été jugés, et il voit l’essaim des âmes dont le destin est annoncé sans être encore accompli. Les ascendants troyens et les descendants romains habitent les mêmes bosquets. Virgile s’affirme là comme le poète qui sait comment s’abouchent le passé et le futur. 

Et quand apparaît Virgile au premier chant de la Commedia, Dante le désigne en lui faisant déclarer : « Ju fus poète et je chantai le juste / fils d’Anchise qui vint de Troie / quand l’orgueilleuse Illion fut tout en flammes. » [Dans la note que J. Starobinski insère pour indiquer qu’il utilise la traduction de Jacqueline Risset, il précise : "A maintes reprises, Dante impute à Troie le péché d’orgueil."] Se trouve ainsi justifiée sa qualité de guide initial du grand voyage cosmothéologique, dans un rôle qui s’apparente à celui que l’Énéide attribue à la Sybille du sixième chant. En partance pour un mouvement qui s’apparente sciemment à celui de la descente aux enfers de l’épopée latine, la Divine Comédie est un voyage entre passé et avenir, à partir du « milieu du chemin ». L’enjeu n’est pas de fonder un empire, mais de recevoir la révélation de la justice de Dieu, puis d’accéder à la connaissance aimante - à la vision béatifique. Virgile, le poète païen, n’accompagne Dante que jusqu’au seuil du paradis terrestre (Purgatoire, XXX), quand avec Béatrice apparaît la clarté divine. (…) Le voyage de Dante aura pour terme non les murailles d’une capitale temporelle, mais la contemplation de la « lumière souveraine ». 

Une suture s’accomplit, au chant XXX du Purgatoire, par la vertu de deux citations latines : pour les lecteurs qui ont la mémoire des contextes, une étroite liaison s’établit entre les vers latins de l’Énéide, d’une part, où Anchise, qui a assisté à l’incendie de Troie, annonce l’avenir de Rome jusqu’aux funérailles de Marcellus, et d’autre part les paroles de l’évangile de Matthieu qui font partie du rituel de la messe. Les « messagers de la vie éternelle » saluent l’arrivée de Béatrice en chantant successivement « Benedictus qui venit » (Matthieu XXI, 9) et « Manibus, oh, date lilia plenis » (Énéide, VI, 883). Par le pouvoir de la poésie, une mémoire historique fictive s’ajoute aux images qu’invente et soutient une foi actuelle. Mais au contraire du récit d’Énée qui commençait par déclarer le langage inapte à dire toute la souffrance éprouvée, c’est à exprimer la plus haute jouissance que Dante se voit contraint de renoncer : « Ô comme le dire est faible et qu’il est court / à ma pensée !, si court, devant ce que j’écris, / que dire “peu” ne suffit pas » (Paradis, XXXIII, 121-123)."

Il est bien sûr tentant de théoriser et de généraliser sur le temporel et le spirituel, l’inexprimable de la souffrance et de la destruction chez le païen, de la connaissance béatifique chez le chrétien, broder sur la place de la femme dans les deux cas…, mais ne nous laissons pas tenter, et contentons-nous pour finir d’une dernière citation, qui malgré sa beauté littéraire ne peut je crois me donner la matière d’une livraison complète, mais qui nous servira ici de coda. Place à Racine : 

"La nuit de Troie, dans la mémoire de la captive, a été la scène du meurtre, du rapt et de la prise d’otage Les paroles d’Andromaque (Acte III, sc. VIII) sont parmi les plus beaux vers de Racine : 

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. 
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants, 
Entrant à la lueur de nos palais brûlants, 
Sur tous mes frères morts se faisant un passage, 
Et de sang tout couvert excitant au carnage. 
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants, 
Dans la flamme étouffée, sous le fer expirants."