"Des règles toujours plus liberticides…"
Le grand écrivain de rugby Denis Lalanne est mort à 93 ans, le grand journaliste de rugby Pierre Michel Bonnot lui rend hommage dans L’Équipe de ce jour. Et quand il est vraiment question de rugby, il est question de beaucoup d’autres choses :
"Denis Lalanne était de la race, largement majoritaire alors, des journalistes sportifs de bonne fortune et de passion d’enfance. (…) On ne fait pas meilleur carburant pour conserver jusqu’à la retraite, et au-delà, une passion d’enfance, même si, reconnaissait-il il y a peu, il lui arrivait parfois de s’endormir devant le spectacle du rugby d’aujourd’hui, bercé par l’impression « de voir toujours le même match ». Quand on est entré dans la carrière dans la foulée de Jean Dauger et Yves Bergougnan et qu’on a tiré sa révérence internationale en même temps que Serge Blanco, on est en droit de trouver le rugby pro un peu lisse.
Enfant du jazz et fan d’Yves Montand, qu’il imitait joliment dans Battling Joe, Denis Lalanne n’eut pas son égal pour mettre cette passion en musique. Une petite musique très personnelle et des titres frisant l’alexandrin, sous lesquels perçait une animosité tenace pour la race des « gros pardessus » fédéraux - terme de son invention au même titre que « cadrage-débordement » ou « troisième mi-temps » -, et un dédain farouche pour des règles toujours plus liberticides et pour les arbitres qui les appliquaient sans discernement, à l’image de l’Irlandais David Burnett, devenu « Monsieur Casse-Burnett » sous sa plume acérée.
Car, si Denis Lalanne fut d’abord un prince de l’épopée sportive, si ses comptes rendus des matches du Tournoi mêlaient au long cours la narration et l’analyse en un style enlevé, il savait se montrer sévère - « Il ne s’agit pas d’exercer le métier de journaliste comme on exerce la charité. Il faut des hommes à terre pour faire des héros debout », écrivait-il, et soucieux de son indépendance de pensée. (…)
On retrouve au fil du Temps des Boni, d’Un long dimanche à la campagne, de Rue du Bac un peu de son approche so british du sport et de sa nostalgie de l’innocence de temps plus amateurs, qui lui faisaient écrire, à l’aube de la première Coupe du monde de rugby en 1987, « nous sommes quelques-uns à nous interroger sur les bénéfices immédiats ou à long terme que peut retirer d’une Coupe du monde un sport qui se flatte justement de n’être pas universel et qui passe plutôt pour une manière d’être ». C’est encore cette « manière d’être », cette élégance, cette feinte désinvolture qu’il recherchait en suivant le golf et le tennis à la saison morte du rugby.
De son premier US Open de tennis, en 1962 à Forest Hills, pour couvrir le premier grand chelem de Rod Laver, à son dernier passage à Augusta National 1997, pour l’éclosion de Tiger Woods, en passant par la livraison attendue chaque semaine de ses « Interceptions », Denis Lalanne n’a jamais cessé d’enrichir sa légende. Et d’embellir celle des sportifs qui eurent la chance d’exister sous sa plume. « Pour ça, reconnaissait-il dans un éclat de rire, le sport était plus beau avant l’invention du magnétoscope ! » Et on ne jurerait pas non plus que les propos des joueurs auxquels il fit dire qu’ « en rugby il y a ceux qui déménagent les pianos et ceux qui en jouent » ou « ils nous ont emmerdés pendant cent ans, vous allez bien encore tenir cinq minutes » en plein France-Angleterre n’aient pas été subrepticement sortis de leur contexte afin de recevoir un joli coup de Mirror verbal.
« J’ai sûrement partagé avec beaucoup de confrères cette impression de mieux servir la vérité en brodant librement sur le canevas de l’événement. N’est-ce pas tout ce qu’il reste de supériorité à l’écrit en plein règne de l’image ? Une photo, pour qu’elle fasse entièrement foi de ce qu’elle représente, est accompagnée d’une légende. Eh bien ! Mon truc, c’était la légende. »"
Passons sur ce Français si français qui se nourrit d’un certain état d’esprit anglais, ou plutôt british - des échanges paradoxaux et dynamiques entre cultures… mais à petite échelle ! -, pour assouvir sa passion et son idéal, et restons sur ces dernières belle formules, qui font immanquablement penser à John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance et sa célèbre sentence : "Quand la légende est plus belle que la réalité, il faut imprimer la légende." Lalanne disait mieux servir la vérité en s’éloignant de l’exactitude monotone des faits (version actuelle : le règne de la statistique), c’est la différence fondamentale, pour ténue qu’elle puisse parfois être dans un article, entre la nécessité de romancer quelque peu la prose du réel pour l’épurer de l’accessoire et atteindre à l’essentiel, et le storytelling, qui finit par faire croire que la réalité doit ressembler à un conte, doit être un conte - et qui fait bon marché au final de la notion de vérité.
Lalanne, Bonnot j’imagine, et moi-même aimant bien lever le coude, formulons cette même idée ainsi : c’est la différence entre la petite ivresse qui jette un léger et bienfaisant voile de poésie sur un réel en attente de regard poétique, et l'ébriété qui, par abus d’alcool ou d’autres substances, vous stupéfie et vous fait perdre tous vos repères, vous rend vulnérable.
Santé bonheur, santé bonne humeur, et gloire aux grands passionnés de rugby !
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