jeudi 27 septembre 2018

"Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?"

Si j’en crois Philippe Sellier, c’est cette sentence de Paul (1 Corinthiens, IV, 7) qui fut pour saint Augustin la vraie révélation, ce qui lui aurait permis d’accéder à la vérité selon laquelle l’homme, quoi qu’il en aie, et quelle que soit sa bonne volonté, ne peut rien, au bout du compte, sans la Grâce divine. Le vieux lecteur de Marcel Mauss et de Jean-Pierre Voyer que je suis n’a pu manquer d’être frappé une fois de plus, même dans son insomnie, par la parenté de ce principe paulinien (et quand on connaît l’importance de l’oeuvre de saint Augustin dans l’histoire du christianisme et de l’Occident, le fait que cette phrase ait enclenché un tel processus n’est pas loin de donner le vertige) avec les bonnes vieilles théories du don et du contre-don comme constante anthropologique de la réciprocité entre humains et comme  « fait social total ». Il y a… deux ans ? environ, discutant avec un ami chrétien qui n’est pas sans avoir quelque influence sur moi-même comme sur ce qui est publié à ce comptoir, nous sommes arrivés à des réflexions sur l’Esprit Saint, le don, l’économie de la Grâce, que j’ai toujours regrettées de n’avoir pas noté avec précision, nous avions touché du doigt, m’avait-il semblé, quelque chose de tout à fait fondamental. 

"Entre nous il n’est qu’échange, Dieu seul donne, lui seul." Plus de dix ans maintenant que j’ai cité pour la première fois (http://cafeducommerce.blogspot.com/2007/08/de-mauss-la-grce.html : une brève intervention intitulée : De Mauss à la grâce…) cette phrase de Bernanos, et je n’ai toujours pas sérieusement entrepris la synthèse dont elle m’ouvrait la perspective. 

Il y un don fondamental, la Création - et l’on arrive vite à la théorie de la création continuée, comme don en permanence renouvelé. A vues humaines certes on n’en sait rien - en tout cas sans être touché par la Grâce… -, mais psychologiquement, Chesterton aborde cela quelque part, dans son livre sur saint Thomas si ma mémoire ne me trahit pas, psychologiquement il n’est pas malsain pour les pécheurs que nous sommes de nous sentir redevables, de temps à autre, de ce fait que le monde est encore là dans sa beauté, et que nous pouvons, encore, la contempler (et notamment les femmes, si manifestement heureuses de pouvoir continuer à montrer leur beauté en cette arrière-saison parisienne ensoleillée - fin de la parenthèse, la preuve : ). Il arrive ceci dit au Seigneur, dans la Bible, de se plaindre d’être bien peu payé en retour de ce premier don par ses ouailles, mais Il doit bien avoir à l’idée que ce qu’il a créé n’est pas de taille à entrer avec lui dans un vrai rapport de réciprocité. 

Au lieu qu’entre pécheurs… Je ne vais pas vous refaire l’Essai sur le don, d’autant que je n’ai pas lu depuis bien longtemps, mais pour continuer cette ébauche synthétique, si vous me passez l’expression, je dirais que la principale leçon que l’on peut retenir du chef-d’oeuvre de Mauss, est que l’humanité a toujours considéré le système du don/contre-don, en tant que figure importante, mais non principielle ni exclusive de l’échange (le don/contre-don n’est pas le troc, ne s’oppose pas frontalement ni logiquement au commerce (par contre, le capitalisme s’oppose au don/contre-don, et pas mal de gauchistes aussi…), survit quel que soit le système économique en cours), l'a toujours considéré comme un équilibre fragile et précieux - nous dirions aujourd’hui : quelque chose de non scientifique. 

Deux aspects : 1/ la conscience (nous retrouvons Bernanos) qu’un don n’est pas gratuit (il appelle un contre-don, et ainsi de suite). 2/ Ce qu’il y a de plus humain dans l’échange échappera toujours à une régularisation autre qu’approximative ou subjective. Ce que le capitalisme, voire le protestantisme, s’acharnent à ne pas comprendre. (Et voilà pourquoi le commerce n’est pas identique au capitalisme : le paradigme du don/contre-don, en tant que paradigme de la finitude humaine sous l’angle de la réciprocité, peut s’épanouir dans une société où il y a des commerçants. Au lieu qu’une société intégralement capitaliste (est-ce possible ? D’aucuns en rêvent, en tous cas…) s’y attaquerait avec rage, notamment parce qu’il n’y a pas de contrat pour le don/contre-don, si fondamentalement lié à la subjectivité - et là on retrouve Hegel et Kojève, la lutte pour la reconnaissance, et, un peu plus loin, Girard et les rivalités mimétiques, tout ce qui peut être en partie contrôlé, sublimé, organisé, mais jamais financièrement évalué…)

Ce qui me manque ici (tout cela, je l’ai déjà développé au fil du temps), c’est de revenir à la notion d’économie, entre Aristote, Voyer, et ce que, donc, j’avais pressenti lorsqu’il avait été question devant moi de l’économie du Saint-Esprit. Plus tard, peut-être... J’espère maintenant que cette clarification aura été utile pour d’autres que pour son rédacteur. 



En attendant d’éventuels prolongements, si vous voulez une bonne leçon d’humilité, je vous encourage à lire la suite de l’Épitre aux Corinthiens, IV, 7 !