samedi 4 mars 2006

A bas Auschwitz, vive les Arabes.

- Texte quelque peu modifié le lendemain. -

(Dans ce qui suit, j'utiliserai, comme il est courant de le faire, le terme "Auschwitz" comme métonymie de l'ensemble des camps d'extermination des Juifs durant la deuxième guerre mondiale et de cette pratique d'extermination. Cela ne signifie pas que je veuille tirer profit du mana désormais lié à ce terme ou cautionner toute approche superstitieuse de ces événements. Mais si ce raccourci géographique s'est imposé si tôt, dès 1944 semble-t-il, c'est simplement qu'il est bien pratique.)


Je vous recommandais il y a quelque temps un livre d'Enzo Traverso, Le passé, modes d'emploi, une bonne synthèse consacrée aux différences et interactions entre mémoire, histoire, identité collective. Sur ma lancée, j'ai lu, du même auteur, L'histoire déchirée (éd. du Cerf, 1997), où sont analysées les thèses des premiers intellectuels ayant vraiment fait l'effort, à la fin des années 40 et pendant les années 50, d'appréhender l'événement de l'extermination des Juifs. Même s'ils trouvent des causes plus ou moins profondes à Auschwitz, on remarque tout de suite que ces esprits, peu suspects de naïveté - H. Arendt, G. Anders, Th. Adorno, H. Marcuse principalement, mais aussi des gens comme Kafka, W. Benjamin, et même Max Weber, qui d'une manière ou d'une autre avaient sinon prévu du moins senti ce qui risquait de se passer - s'accordent pour y voir d'abord un événement incompréhensible, quelque chose de radicalement nouveau, différent par nature à la fois des massacres guerriers "traditionnels" et des pogromes qui ont pu jalonner l'histoire des Juifs.

Cet étonnement et cette volonté de le préserver, que l'on retrouve à la même époque en France dans Nuit et brouillard, sont sans doute une des sources du pont-aux-ânes actuel sur le caractère "incompréhensible", "incommensurable", "inexplicable" d'Auschwitz, sur son unicité blablabla mon-Elie-Wiesel-dans-ton-cul. Et certes, ce serait un anachronisme grossier que de prêter à ces auteurs la bêtise solennelle et la volonté d'instrumentalisation qui caractérisent de nos jours tant de discours sur l'extermination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale. Mais finalement, c'est aussi un anachronisme que d'en rester à cet étonnement. Je ne prétends pas qu'il n'y ait plus rien d'étonnant à Auschwitz : que l'on ait pu en arriver là n'a toujours rien d'une banalité. Mais si l'on pense un peu aux conditions de possibilité d'un tel événement, plus qu'à ses causes et à son déroulement réels, on y trouve vite - Max Weber avant, G. Anders après, sont dans le livre de Traverso ceux qui semblent le mieux l'avoir senti -, l'indifférence à peu près totale au sort des autres.

On sait bien qu'une des caractéristiques d'Auschwitz fut la froide rigueur dans l'exécution de la "solution finale", rigueur de fonctionnaire kafkaïen sans états d'âme dont Eichmann, tel qu'il est décrit par H. Arendt, reste le modèle. On sait aussi que finalement, entre ceux qui ont participé, plus ou moins directement, à cette gigantesque entreprise, et ceux qui en avaient vent par leurs proches (notamment via les massacres perpétués par la Wehrmacht dans l'Est), beaucoup d'Allemands étaient au courant de ce qui se passait, à défaut d'en prendre pleinement la mesure. On ne saurait dire que cela les ait beaucoup empêchés de dormir, ni pendant, ni après.

Et cette indifférence, nous la connaissons bien, nous la connaissons sans doute encore mieux que les générations adultes en 1940, après soixante ans de capitalisme supplémentaire dans les esprits [!!!]. Que l'on ne soit guère troublé par des massacres qui se passent à l'autre bout du monde et que l'on a du mal à comprendre, je veux bien, à tort ou à raison, l'admettre. Mais que l'on soit aussi peu concerné par tout ce qui ne nous touche pas directement et qui pourtant se passe dans notre pays, sous nos yeux - des centres de détention "provisoire" aux prisons, en passant par la bardamisation croissante de la population - ; que nous ne voyions dans les autres qu'un danger potentiel, au point d'avoir par exemple complètement abandonné ce qui s'appela longtemps les lois de l'hospitalité - il est vrai qu'un lecteur MP3 ou un ordinateur portable se volent aisément... -, eh bien cela finit par rendre étonnant l'étonnement de Hannah Arendt, Günther Anders... dont on se demande, surtout concernant ce dernier, ce qu'ils pourraient écrire sur le monde d'aujourd'hui [1].

Concernant Anders, il y a bien une piste. Traverso le commente ainsi, avant que de le citer : "La réification de la mort, implicite dans l'extermination industrialisée, pouvait aussi se passer d'un attribut essentiel de tous les massacres de l'histoire : la haine. La haine qui inspire le tueur n'a plus de raison d'être lors d'une tuerie planifiée et exécutée comme un travail, dans lequel les victimes ont été spoliées de leur humanité et réduites à l'état de matière première (dans les camps nazis) ou transformées en simple cible géographique : le point fixé pour l'explosion du champignon atomique (à Hiroshima). Dans les modernes exterminations de masse, les victimes n'ont plus de visage. "L'obsolescence ne concerne plus seulement le concept d'ennemi, mais tout ce qui relève de la catégorie psychologique d'hostilité"." (p. 113).

Rappelons d'abord que Anders a toujours lié, et avec raison, Auschwitz et Hiroshima ; nuançons cette idée d'une disparition de l'hostilité en rappelant que Auschwitz comme Hiroshima ont été précédés d'un long travail de sape de haine de l'autre (d'ailleurs, Traverso raconte qu'Anders, juif exilé aux Etats-Unis et sans le sou, se fit virer de l'Office of War information pour avoir refusé de collaborer à une brochure de propagande anti-japonaise qu'il trouvait raciste) ; et revenons au monde actuel. Je ne suis pas la Pythie, je ne sais pas si le "choc des civilisations" évoqué dans mon précédent message aura ou non lieu ; mais je trouve, à la lumière de ces remarques, un certain réconfort à l'idée que les Arabes musulmans nous détestent. Voilà qui est pré-Auschwitz, et au bout du compte presque rassurant. La haine, c'est encore une forme de reconnaissance, et à partir de là, on peut dialoguer, quitte à ce qu'il faille pour cela se foutre d'abord un peu sur la gueule. Ce pourquoi les récentes déclarations du fat incompétent et grotesque Luc Ferry, voyant dans l'islamisme "quelque chose d'effrayant qui est l'équivalent de la montée du nazisme, peut-être même en pire (...), avec une haine qui s'affiche à tout bout de champ" sont non seulement imbéciles, sionistes, méprisantes, tout ce que l'on voudra, mais aussi contradictoires.


Je n'ignore bien sûr pas, d'une part, que l'idée que l'hostilité ne soit pas si obsolète que cela, au contraire, n'est pas tout à fait guillerette ; d'autre part, que si, dans le cas des Arabes et de leur part, quelque chose proche d'Auschwitz, c'est-à-dire une extermination programmée et méthodique de leurs ennemis, semble peu probable, l'ombre de Hiroshima continue, elle, de planer sur l'ensemble du genre humain - auquel, bon gré mal gré, j'appartiens aussi. Ceci que le président iranien soit ou non "fou" (Truman n'était pas un boucher sanguinaire, et cela a fait une belle jambe à des centaines de milliers de Japonais). Mais bon, si l'apocalypse nous débarrasse de Philippe Val, Patrick Devedjian et des employés de la hotline de Free, cela peut en valoir la peine.






!!!
"Soixante ans de capitalisme dans les esprits"... Cela mérite précision. D'abord, je ne prétends pas que Auschwitz soit l'effet du seul capitalisme. On sait bien qu'il s'agit justement d'un mélange détonant d'archaïsme et de modernité, ce qui l'a rendu difficile à anticiper à l'époque des philosophies du progrès, et fait encore sa complexité aujourd'hui. Ensuite, il ne faudrait pas croire que le capitalisme s'est manifesté toujours et de la même manière depuis son apparition (qu'on la situe d'ailleurs au XIIe, au XVIe ou au XIXe siècle]. Mais si l'on suit l'analyse de C. Castoriadis, selon laquelle la modernité bourgeoise peut être dissociée en deux pôles : le pôle de l'universalité de la raison, le pôle de la "rationalité" économique et calculatrice, si l'on admet (pour simplifier, je pars de la Révolution française) que selon les lieux et les époques cette "rationalité" froide s'est plus ou moins éloignée de la Raison "universelle" (au début de la Révolution industrielle, quand les enfants travaillaient jusqu'à épuisement ; lors du capitalisme sauvage américain de la fin du XIXe ; maintenant) mais a toujours souhaité s'en émanciper, sauf pour la galerie, je crois que l'on peut admettre que dans l'ensemble et malgré les bonnes intentions de l'après-guerre, le capitalisme a depuis soixante ans continué son travail de séparation des esprits et d'altération de la confiance, même parfois grâce à l'Etat-Providence[!!!!!].




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Ah, l'Etat-Providence... Qu'il ait des mérites, qu'il soit depuis des années démantelé à leur profit par des salopards sans scrupules mais pleins d'aplomb, cela ne suffit pas à en faire l'étalon de l'humanité civilisée. Pour mon sujet de ce jour, il me suffit de noter qu'entre l'importance qu'il accorde aux bureaucrates et les réflexes d'appel à l'autorité publique qu'il contribue à alimenter, il a joué son rôle dans la séparation des gens les uns des autres, et que l'organisation de la solidarité dont il fut au niveau étatique la mise en pratique a pu se payer, au quotidien, de l'oubli de la solidarité entre membres du genre humain (auquel, bon gré mal gré, j'appartiens aussi).






PS 1 : Je ne suis pas spécialiste du Moyen-Orient, mais il me semble que lorsque les Arabes disent des méchancetés sur les Israéliens et/ou les Juifs, il y a tout de même une différence avec la propagande nazie, qui voyait en eux des sous-hommes, des déchets, des parasites, etc. Les Arabes sont justement payés pour savoir que les Israéliens ont de la volonté et des moyens d'action. Ceci dit sans nier d'éventuels rapprochements thématiques par ailleurs. (Ce n'est, malgré certaines apparences, pas contradictoire, et rappelons-le tant que l'on aborde ces joyeusetés : pour les nazis, si les juifs étaient si dangereux, c'était aussi parce qu'ils étaient presque les égaux des Aryens, et donc des rivaux. Les Arabes étaient bien loin dans cette compétition, quelques niveaux en dessous - et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Hitler rechigna à s'allier avec eux pour mettre le bordel dans l'empire britannique, ce qui pourtant d'un point de vue stratégique lui aurait sans doute bien rendu service. Ach, même le Fürher avait ses faiblesses !)

PS 2: Dans le livre de Traverso, on apprend au détour d'une page (p. 103) que deux textes d'Anders, alors sous l'influence de Heidegger dont il avait été l'élève, textes publiés en français dans la revue Recherches philosophiques en 1934 et 1936, auraient exercé sur le jeune Sartre et sur son existentialisme "une influence non négligeable". Le monde est petit.





1.
On remarquera, à propos de Hannah Arendt, que dans son livre sur Les origines du totalitarisme (1948), elle voit dans les totalitarismes hitlérien et stalinien une expression du "mal radical" - notion sans grand intérêt, et qui plus est piégeuse. Quelques années plus tard, assistant au procès d'Eichmann, elle élaborera le concept plus pertinent, dont j'apprends grâce à Traverso qu'elle en avait eu l'intuition très tôt, de "banalité du mal". En bonne logique, on pourrait maintenant parler de "mal commun".

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