jeudi 8 juin 2006

Mieux vaut prévenir que guérir. Argent et plaisir.

Il se peut que certains textes publiés ici, ou certaines expressions employées ici, occasionnent un malentendu, qu'alors il ne serait pas inutile de dissiper.

Je fais souvent référence au "commerce". Le mot - piqué chez J.-P. Voyer -, s'il n'est pas aussi connoté que "capitalisme", ou aussi confus qu'"économie", est à la fois clair et trompeur.

Tout d'abord et surtout, il pourrait faire croire que l'on a ici dégoût pour tout ce qui est commerce, voire pour l'argent. Les choses ne sont pas si simples. Au café du commerce, on connaît et on éprouve comme tout un chacun les lois et nécessités actuelles (car il y eut des sociétés sans commerce) de l'existence, et l'on n'est pas puritain pour un sou. On sait donc, précisément, qu'un sou est un sou, qu'il vaut mieux, l'instinct de conservation étant ce qu'il est, en avoir que d'en manquer. On n'a d'autre part, sauf erreur ou maladresse, jamais pris à parti quelqu'un parce qu'il était riche - en revanche, les installés apôtres de la flexibilité pour les autres, ça...

Dans ce domaine comme dans d'autres, il importe de garder un état d'esprit global, holiste. Ce qui gêne n'est pas le commerce "en tant que tel" (cf. infra), c'est la place qu'il a prise dans le monde, et dans l'esprit du monde, place qui très probablement n'a jamais été aussi grande que maintenant. Ceci sans doute n'a guère besoin d'être argumenté. Ce qui est déjà plus problématique, et par conséquent intéressant, est de comprendre comment et depuis quand on est arrivé là. En particulier et pour aller tout de suite au plus épineux et au plus central, est-il possible de conserver le projet égalitaire de 1789-93 (il m'arrive encore de m'exprimer comme Badiou...) sans devoir supporter ce qui l'a accompagné historiquement, à savoir l'expansion du capitalisme ? Comment parvenir à se tenir à cette volonté d'égalité entre les personnes (je sais, cette expression peut signifier tout et son contraire, j'y reviendrai un jour) sans voir venir avec elle la quantification de tout, qui mécaniquement débouche sur la domination par le quantitatif, et donc la domination sans limites ? Les hommes sont égaux entre eux, un vote est un vote, un sou est un sou, un homme est un homme, tout se compte, tout s'évalue, tout se vaut, tout s'échange, toujours plus, toujours plus... Il est possible qu'il y ait des réponses valables à ces questions, mais le moins que l'on puisse dire est que notre monde, qui tend à retrouver les désavantages de son prédécesseur (les inégalités) sans les protections qualitatives que celui-ci avait mis en place ou dont il avait eu la prescience (la hiérarchie, l'ordre, le sentiment qu'il existe des limites à ne pas dépasser comme des réciprocités fondamentales), a bien de la peine à en accoucher.

Tant mieux donc pour les riches s'ils le sont, chacun fait ce qu'il veut de sa vie. On peut certes considérer que pour être riche il faut avoir marché sur les autres, et plus d'une fois, mais sur ce point que celui qui n'a jamais péché... "Salauds de pauvres", comme disait l'autre. Demandez à un cadre, "supérieur" ou "moyen", à un petit commerçant ou un clochard ce qu'il pense de la solidarité de ses pairs, vous ne serez pas déçus. Ce qui est gênant n'est pas la richesse de quelques-uns, ce n'est pas même qu'ils soient beaucoup plus riches que d'autres, c'est, d'un point de vue spirituel, la fascination que l'argent exerce sur l'ensemble de la population, et, d'un point de vue matériel, la croissance, non de la pauvreté, mais de la misère la plus nue (ces deux phénomènes sont-il liés ? Dans la France actuelle, certainement). Vouloir faire fortune, c'est participer à la lutte pour la reconnaissance, c'est un moyen de se dépasser soi-même, de se sentir vivre, de se placer qualitativement à l'écart des autres, de se distinguer, cela met en jeu des ressorts humains assez fondamentaux - où est le mal ? (Il ne faut pas juger tous les riches selon la caricature dégénérée Messier). D'ailleurs on peut goûter dans le mot "fortune" la trace de la soumission au hasard ou à la Providence, la conscience de la vanité des choses - conscience que l'on aimerait bien retrouver chez tous nos donneurs de leçons.

(Je ne sais pas si la thèse historique de Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme est juste, mais il fait en tout cas très bien la différence entre la volonté d'enrichissement et la cupidité de quelques-uns, plus ou moins tolérée ou admise par la collectivité, et la volonté d'enrichissement systématique et collective, pour la plus grande gloire de Dieu, qui selon lui est le credo de certaines sectes calvinistes. (Cf. notamment, dans l'édition "Tel", pp. 30-37). Il lie superbement cela à l'absence totale, chez les membres de ces sectes et leur descendants, de confiance en les autres - et donc de toute forme de générosité à leur égard. "Maudit, l'homme qui compte sur des humains." (pp. 108-109). Cercle vicieux de l'absence de confiance... )

En second lieu, j'ai déjà été obligé d'en toucher en mot plus haut, le mot "commerce" a l'avantage de rappeler que ce qu'il désigne a à peu près toujours existé, quitte à être confié à des populations (Phéniciens et Juifs) que du coup l'on méprisait mais des compétences desquelles on profitait, ce dernier détail prouvant que l'on n'a pas ici l'intention d'idéaliser nos ancêtres ; mais il a, en contrepartie, l'inconvénient de diluer la question de son essor, que le mot capitalisme, que l'on place la naissance de celui-ci au XIIIè, au XVIè ou au XIXè siècle (question historique à laquelle je serais bien incapable à l'heure actuelle de donner une réponse argumentée), a l'avantage de faire mieux ressortir. Il accentue de plus la coupure entre ce qu'il désigne et les autres domaines de l'activité humaine, ce qui pourrait déjà être une prise de position sur la possibilité de pratiquer une telle découpe - on en arrive vite à d'importantes mais difficiles questions sur les distinctions de fait et de droit, sur les époques à propos desquelles on est autorisé ou non à les faire, selon la nature des phénomènes et la conscience qu'en avaient ou non les acteurs... Chaque mot souligné dans cette dernière proposition est source de multiples problèmes. (Dumont, Castoriadis, Voyer, tous à la suite plus ou moins consciente de Mauss, sont les meilleurs guides que je connaisse pour les aborder.)


Peut-être l'aura-t-on ainsi ressenti, cette mise au point, destinée à éviter de passer pour un nostalgique de quoi que ce soit ou pour une bégueule gauchiste, non certes surtout parce que ce serait insultant, mais parce que cela engendrerait des contresens sur les discours tenus ici, a aussi des allures de programme de travail. Du pain sur la planche ! Hardi soldat ! Tu gagneras, un jour, peut-être, au moins, ta joie à la sueur de ton front.

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