lundi 14 août 2006

Toujours la même racaille.

(Complété le lendemain.)



J'espère pouvoir revenir dans les prochaines semaines sur l'intéressant livre de Pierre Bouretz, déjà évoqué dans le message précédent, Les promesses du monde, consacré à Max Weber. Je me contente pour l'heure de signaler comme un fait caractéristique de la pensée contemporaine que P. Bouretz, lorsqu'il cherche à retrouver ce que pourraient être les bases d'une communauté viable, écrit une phrase de ce genre (p. 478) :

"La question est alors de savoir si l'on peut disposer d'un concept restreint de communauté, limité par exemple à l'idée d'appartenance commune et choisie, qui tout à la fois résolve le problème des attentes de significations vécues du concept de justice et évite leur définition réifiée par l'identité communautaire."

Sur l'intention - une communauté qui se veuille juste sans être prisonnière de son passé, de ses traditions, du raisonnement "ceci est juste parce que nous avons toujours fait ainsi", qui trouverait à redire ? (A condition déjà de noter que cette recherche n'engage que ceux qui la mènent et ne les autorise pas à obliger d'autres pays à les suivre dans cette direction.) Mais c'est le "par exemple" qui en l'espèce est un peu faux cul, car tout ce que M. Bouretz cherche dans la dernière partie de son livre, c'est justement cette "idée d'appartenance commune et choisie", qui limite grandement son raisonnement. Mais le problème n'est pas de mettre sur pied une communauté de quelques-uns qui ont choisi de vivre ensemble, il est de savoir s'il peut encore y avoir quelque chose comme une communauté nationale, composée justement de gens qui n'ont pas du tout choisir de vivre ensemble, mais qui sont embarqués dans la même galère juridique, linguistique, culturelle, etc. Sinon, bien sûr, on peut créer tous les clubs privés que l'on veut, contrairement à ce que P. Bouretz croit peut-être, ce n'est en partant d'eux que l'on refondera quoi que ce soit, "intersubjectivité" ou pas "intersubjectivité" (car il y a du Husserl là-dessous).

On se souvient peut-être que c'est ce que je reprochais il y a peu à Alain Brossat : opérer avec un concept par trop restrictif de la communauté. Chez A. Brossat le modèle était Robin des Bois, ici c'est plutôt, pour reprendre un exemple que P. Bouretz emprunte à Dworkin, une assemblée d'écrivains anglais travaillant chacun de son côté à écrire un fragment de roman collectif pendant une après-midi pluvieuse, mais la configuration de base est analogue : un modèle qui peut être séduisant pour quelques-uns mais qui n'est d'aucune valeur pour la communauté telle qu'elle existe encore, qu'on en soit heureux ou pas, la communauté nationale. L'ancien marxiste-révolutionnaire et l'émule de Ricoeur et de Habermas opérant la même réduction tribale, cela ne manque pas de piquant.

Il est vrai aussi que c'est peut-être là un problème qui ne peut se résoudre en théorie, mais qui trouvera, ou non, une solution dans le monde. Il serait dans cette optique tout à fait indifférent que des philosophes fonctionnaires perdent leur temps à imaginer des hypothèses plus ou moins cohérentes. Il est possible qu'il vaille mieux en rester aux diagnostics critiques (dans ces deux cas instructifs), et laisser, pour l'heure, le Hezbollah faire le boulot - en attendant mieux.



(Le lendemain).
Ambiguïté involontaire : je n'ai pas voulu laisser entendre qu'il était inutile, pour soi, de suivre dans sa vie des modèles proches de ceux proposés par MM. Brossat et Bouretz. Chacun fait ce qu'il veut, et après tout, pour rester avec Pierre Bouretz, je ne vais pas m'offusquer de ce que des gens s'attachent à expliquer leurs raisons aux autres, dans le respect de la liberté de chacun, en articulant leur liberté propre à celle des autres, etc. Mais il s'agit là de conseils éthiques, de manuels de sagesse, il ne s'agit pas d'aperçus philosophiques fondateurs de quoi que ce soit, contrairement à ce que P. Bouretz affirme.

Ce pourquoi d'ailleurs j'ai exagéré en considérant que ces deux modèles avaient une configuration "analogue". Car ce que Alain Brossat suggère peut être institué par quatre, cinq, dix ou vingt personnes qui s'y reconnaissent et se reconnaissent entre elles, et mis en pratique sur-le-champ, vers une réussite temporaire mais supposée enrichissante, ou un échec à brève échéance. En revanche, comme souvent avec ce qui vient en ligne plus ou moins droite de Husserl, il y a chez Pierre Bouretz une confusion entre des expériences "primordiales" sur lesquelles il est toujours possible de raconter ce que l'on veut ou presque, des expériences de la vie quotidienne qui ne sont pas nécessairement partagées par tout le monde, et des prescriptions plus générales "pour l'ensemble de la société", dont on ne voit pas très clairement si elles doivent découler directement des deux prédécents types, pour peu sans doute que chacun veuille prendre le temps de se pencher sur son expérience-originelle-de-rapport-à-l'autre, ou s'il faut les imposer légalement, ce qui est toujours difficile, d'autant plus ici, dans le cas de la fondation d'une "appartenance commune et choisie". Pour le coup on revient ici un siècle et demi en arrière, avant que Marx n'enjoigne aux philosophes de considérer autant que faire se peut les rapports réels entre les gens (cf. plus bas).

Entrons un peu plus dans le détail : Pierre Bouretz critique avec pertinence semble-t-il Weber pour certaines confusions entre l'être et le devoir-être (thème auquel je suis sensible, puisque je l'ai utilisé dans ma critique de Benjamin Constant, et que je compte y revenir un jour plus largement), notamment entre la réalité d'un certain désenchantement des Européens vis-à-vis de leur civilisation, et la résignation fataliste, voire volontariste et par trop solennelle, à ce désenchantement. (Promis, je vous en parle bientôt). Il fait de son côté de prudentes et légitimes distinctions entre son propre modèle de lutte rationnelle contre ce désenchantement, inspiré de Rawls et Habermas, et ce qui est possible ici et maintenant : il évoque une visée, un espoir, un but à atteindre, etc. - l'important est autant le mouvement vers ce modèle que sa réalisation effective, qui peut-être ne viendra jamais. Très bien. Mais ces précautions, aussi louables que cohérentes, auraient je pense été aussi nécessaires dans l'établissement du modèle lui-même, et c'est sur ce niveau que portent les critiques exprimées dans le paragraphe précédent. Bref, on est un peu ici dans la situation d'un voyageur qui a bien étudié l'itinéraire entre Strasbourg et Le Havre, sait parfaitement quels autoroutes prendre, mais n'a pas de voiture, ni de moyen d'en acheter, a fortiori d'en fabriquer.




Une précision encore : on trouve dans Les promesses du monde de belles pages éparses sur Marx. Surtout, on vérifie une fois de plus à quel point - restons dans la métaphore de l'autoroute - l'Anti-Hegel de 1843 est un échangeur dans l'histoire de la pensée du XIXè siècle. Car bien évidemment, l'injonction à laquelle je faisais allusion plus haut, de se concentrer sur les rapports réels entre les gens, n'est pas sans poser de nombreux problèmes théoriques et pratiques toujours actuels, dont ce texte est le reflet. Je rappelle que J.-P. Voyer écrivait beaucoup sur ce sujet dans le temps, à l'époque de son Rapport sur l'état des illusions dans notre parti (1979). Pour ce qui est de Pierre Bouretz, cf. pp. 281-286.

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