samedi 14 octobre 2006

Le post-moderne à travers les âges.

(Il se peut que le point de départ de ce qui suit se trouve déjà, peu ou prou, quelque part chez Bouveresse ou Descombes, mon cerveau me titille désagréablement à cet égard. Ce ne serait certes pas bien grave.)



"C'est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie - favorisée par celle de l'époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse de Laumes où il était convenu qu'on est intelligent dans la mesure où l'on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d'incontestable que les goûts de chacun - n'est déjà plus celle de la jeunesse (...)" (A la recherche du temps perdu, Pléiade 1987, t. 1, p. 275.)


Chacun ses goûts, on ne discute de rien, on se méfie de tout, on ne croit plus à la vérité, on méprise ceux qui y croient encore, on est fier de son propre néant, de son propre renoncement, on les exhibe avec contentement... C'est déjà le monde intellectuel français des années 60-70, "la condition postmoderne", c'est déjà l'affirmation contemporaine de soi-même et de ses goûts sexuels et/ou de ses origines ethniques comme pride infligée à tous. Le décadentisme des aristocrates inutiles de la fin du XIXè siècle comme lointain ancêtre des "subversions" gauchiste ou transgenre (aïe ! ce genre de mot fait mal à écrire).

Généralisons : il ne faudrait pas parler de post-modernisme, mais de sur-modernisme, ou d'accès de fièvre moderne. Ce genre de dérive conceptuelle et psychologique apparaît comme une conséquence assez naturelle de l'individualisme moderne (au sens anthropologique d'un Dumont). A partir du moment où l'individu est la source de tout, la tentation d'en rester à lui, ou d'en revenir toujours à lui, comme étalon et "mesure de toutes choses", cette tentation ne peut que revenir régulièrement, il est fatal que certains, nobles sans avenir ou révoltés sans conscience du passé, y cèdent de temps à autre. Il est plus gênant qu'ils cherchent à y entraîner les autres et leur fassent honte de leur confiance persistante, fût-elle mesurée et prudente, en la vérité.

On notera que ces phénomènes peuvent apparaître aussi bien à gauche qu'à droite, ce qui tendrait à confirmer leur caractère anthropologique. Et amène à penser que le clivage gauche-droite n'est pas aussi constitutif de la modernité que l'on tend à le penser (notamment, justement, d'un point de vue post-moderne). D'une part les positions définies par ce clivage ont beaucoup varié dans leur contenu depuis la Révolution française, d'autre part et surtout il est, au même titre que le "post-moderne", une conséquence possible et naturelle de la modernité, pas sa fondation : à gauche comme à droite se mettent en place des processus de réinjection (nécessaire, mais toujours, fatalement, plus ou moins inaboutie) du holisme dans l'individualisme moderne, en se tournant (expression volontairement vague, je ne peux ici que schématiser) vers l'avenir (à gauche) ou vers le passé (à droite). Que ces processus aboutissent à des visions du monde cohérentes et opposées, et l'on a un clivage net (communistes/catholiques en Italie). Que d'un côté ou de l'autre on lâche du lest, que l'on soit moins volontariste dans la recomposition du holisme, et l'on aboutit très vite au post-modernisme (Berlusconi). Dans ces moments-là évidemment le clivage tend à disparaître, ce que le discours post-moderniste encourage encore. Mais on voit bien qu'il y a là un continuum de possibilités conceptuelles, qui parfois se cristallisent en positions tranchées, et non pas un processus temporel où les périodes seraient dans leur nature différentes les unes des autres.

On se hasardera à remarquer, sans chercher à donner trop de portée à ce qui n'est pas un fait statistique rigoureux, que, de Robert de Montesquiou à Louis-Georges Tin en passant par Michel Foucault, les pédés semblent comme des poissons dans l'eau au sein de ce sauna exhibitionniste et relativiste.

Et bien sûr on accordera à ceux qui voient dans le post-modernisme un âge historiquement postérieur à la modernité, que ce soit pour eux une bénédiction ou un problème, que l'accès de fièvre actuel commence à durer longtemps. C'est que beaucoup de composantes de la modernité non seulement y trouvent leur compte mais ont noué alliance sur ces thèmes - d'où les "libéraux-libertaires". Mais comme le point de vue purement individualiste (ici au sens idéologique) est toujours aussi incohérent d'un point de vue anthropologique aujourd'hui qu'il y a deux cents ans, il semble prématuré de conclure d'un accès de fièvre prolongé à une modification totale de l'organisme. Mais il est vrai qu'il y a des maladies bénignes au départ, de banales infections, des démangeaisons, irritantes mais apparemment inoffensives, qui à force de n'être pas soignées deviennent, sinon mortelles, du moins fort dangereuses et handicapantes.

Libellés : , , , , , ,