Fragments sur le holisme (IV) : Ne disons pas n'importe quoi (Dupuy I).
Fragments I.
Fragments II.
Fragments III.
Récapitulons. Nous avons planté le décor en adoptant les thèses de Castoriadis sur l'auto-institution des sociétés humaines, en tant que celles-ci constituent un tout. Nous avons marqué que ces sociétés humaines, même si elles se considèrent comme un simple agrégat d'individus, forment un tout - et qu'à sa manière la philosophie d'un Habermas ou d'un Rawls ne fait qu'entériner, à leur corps défendant, ce principe.
Il faut maintenant voir de plus près ce que ce "tout" signifie. D'utiles éclaircissements sont fournis par Vincent Descombes, encore, dans le texte Les individus collectifs (1992), que Jean-Pierre Voyer commente ici et là. Je me concentrerai aujourd'hui sur une équivoque qui m'a d'autant plus surpris qu'elle m'est apparue sous la plume d'un auteur qui devrait pourtant avoir compris de quoi il s'agit - en l'occurrence Jean-Pierre Dupuy, qui connaît son Descombes, son Dumont (son Girard aussi, c'est comme cela que je l'ai découvert), et qui par ailleurs, familier de Adam Smith et Friedrich von Hayek, devrait être à même de nous expliquer clairement ce qui sépare ces deux auteurs "libéraux" de nos habituels holistes en chef. Eh bien, c'est, me semble-t-il, tout le contraire qui se produit.
Je prendrai pour appui un article intitulé L'individu libéral, cet inconnu : d'Adam Smith à Friedrich Hayek publié par J.-P. Dupuy en 1988 dans un recueil consacré à John Rawls : Individu et justice sociale (Seuil). Tout cela peut paraître quelque peu ciblé, mais je crois que la principale confusion dont M. Dupuy est l'auteur est fort typique des malentendus que la notion de holisme peut recouvrir.
Si l'on parle de holisme en effet, on enchaîne vite par le principe : "le tout est plus que la somme des parties". Fort bien, mais cette formulation est faussement claire. Le mieux pour le montrer est de citer, un peu longuement, Jean-Pierre Dupuy :
"Au plan de la méthodologie des sciences sociales, par ailleurs, le néo-libéralisme n'échappe pas moins aux catégories admises et, en particulier, il ne relève pas de "l'individualisme méthodologique", tel qu'il se pratique effectivement [par qui et où, l'article ne le dit pas]. La différence porte sur la question de la déduction. Les individualistes méthodologiques entendent déduire les propriétés de la (micro-) totalité sociale qu'ils étudient des caractéristiques des individus qui la composent et de leurs relations. L'opération de déduction ne produit ici rien de nouveau (...). Il en va très différemment chez Nozick et Hayek. Il me faut préciser que ceux-ci appartiennent à une espèce quasiment inconnue chez nous. Ce n'est pas parce qu'ils pratiquent la philosophie morale et politique qu'ils se sont crus fondés, bien au contraire, à tout ignorer de la logique et de la philosophie des sciences. Ils ont donc été profondément marqués par les découvertes des grands logiciens des années trente (Gödel, Turing, etc.), bases de tout le néo-mécanisme du XXè siècle. Ils savent en particulier ceci, que je dois présenter en termes imagés et approximatifs. Soit une machine "récursive", c'est-à-dire qui se nourrit en permanence de ses résultats antérieurs. (Un système formel au sens de la logique obéit à cette description : il engendre de nouveaux théorèmes en les déduisant des axiomes initiaux et des théorèmes antérieurement démontrés.) On peut montrer qu'en général la complexité de l'ensemble des productions de la machine dépasse (infiniment) la complexité de la machine elle-même. L'opération mécanique de déduction est donc susceptible de produire du nouveau et de la complexification. La hiérarchie enchevêtrée entre individus et société a précisément cet effet, selon nos auteurs. De telle sorte qu'il n'y a aucune contradiction à affirmer simultanément que les hommes font (ou plutôt "agissent") leur société et que celle-ci leur échappe par sa complexité, cette complexité étant irréductible à quelque analyse individualiste que ce soit. Il est instructif ici de comparer Hayek à Durkheim, lequel pouvait encore, en 1912 [in Les formes élémentaires...], écrire comme une évidence qu'on "ne peut déduire la société de l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple." Le fait que Hayek soit conscient que c'est là une fausse évidence lui permet sans incohérence de reprendre à son compte l'affirmation de Durkheim que la raison, les catégories de la pensée humaine, le système des règles sociales, etc., sont irréductibles à l'expérience individuelle et non récapitulables par une quelconque conscience, tout en récusant la notion de "conscience collective" et en refusant (comme les individualistes méthodologiques) de faire du social une substance ou un sujet. Il n'y a jamais que des individus, mais ce qu'ils engendrent ensemble, par synergie de leurs actions séparées, "transcende" leurs capacités de compréhension et de connaissance (c'est pourquoi Hayek a pu parler d'"auto-transcendance")." (Je cite d'après l'édition "Points", pp. 114-115).
On voit l'erreur, la confusion - ou l'entourloupe, c'est selon l'humeur : elle réside dans ce que j'appellerai un dynamisme tronqué. Que l'on attire l'attention sur l'incommensurabilité entre la somme de chaque action individuelle et l'évolution globale de la société, très bien - on peut effectivement considérer que Durkheim oublie un peu cet aspect. Mais, outre qu'il n'est pas négligeable, au regard de ce qu'écrit M. Dupuy que ce thème soit souvent développé par des auteurs très attachés à l'individualisme méthodologique (de Max Weber (L'éthique protestante..., par exemple) à Raymond Boudon (Effets pervers et ordre social - que je n'ai pas lu...), on ne peut en rester là : faute de quoi on a des individus toujours pareils et égaux à eux-mêmes, qui sans arrêt créent, sans le vouloir vraiment, une société qui n'a finalement que bien peu d'influence sur eux. Or, si Durkheim (je le signale dans mon premier texte sur Weber) a quelques problèmes d'importance avec ce qui fait évoluer une société, il prenait les choses par le bon bout : la présence de la société dans les individus. A la fin de son texte (p. 120), J.-P. Dupuy parce de ce dernier fait comme "sociologiquement évident" : "la société est toujours là, avec ses institutions, son droit, ses croyances, qui s'imposent à tous comme provenant du dehors". Belle "évidence", niée ou oubliée dans ce qui précède - sans compter que, formulée ainsi, c'est une fausse évidence, car dans beaucoup de cas les individus ne ressentent pas que quoi que ce soit leur soit imposé "du dehors", et qu'il faut être prudent dans ces domaines d'intériorité et d'extériorité.
Clarifions : il y a deux points incontestables. D'une part (Durkheim, pour schématiser), la société est "toujours-déjà-là", notamment "à l'extérieur" des individus (si je tue mon prochain devant témoins, en France, j'ai, si je ne suis pas flic, de fortes chances d'aller en prison), mais aussi "à l'intérieur" (le langage, exemple canonique - mais aussi les schémas de pensée qui font que l'on veut changer (ou conserver, ou rétablir...) la société dans laquelle on évolue : les effets pervers n'apparaissent que pour des actions à l'origine desquelles se trouvent des projets eux-mêmes déjà modelés par l'état de la société [1]). D'autre part (Weber et Hayek), l'addition des actions individuelles produit des phénomènes inattendus et parfois non désirés par leurs auteurs. Si l'on oublie ce deuxième point, certes on peut se demander pourquoi une société évolue. Mais si l'on oublie le premier, il n'y a même pas de société au sein de laquelle des effets pervers puissent se produire. Jean-Pierre Dupuy estime qu'une dichotomie importante existe entre l'individu de l'individualisme méthodologique, qu'il s'agisse de l'homo oeconomicus de Walras ou de l'individu libéral rationnel d'un John Rawls, individu en quelque sorte "plein" et auto-suffisant, et l'individu d'Adam Smith (que, au passage, cet article donne envie de lire à fond) ou de Friedrich von Hayek, qui est au contraire en situation, perpétuelle chez Smith, plus temporaire, merci M. "Marché", chez Hayek, de manque, par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Cette dichotomie n'est pas négligeable peut-être, on peut admettre que les individus de Walras ou de Rawls sont tout droit sortis d'un conte de fées alors que le moraliste Adam Smith peut avoir des aperçus utiles sur l'importance du regard des autres dans le regard que nous portons sur nos actions (on retrouve ici Girard, soit dit en passant), il reste que la vraie séparation n'est pas là : soit on se donne un individu, bon, mauvais, ou les deux, mais défini au début, soit on se donne une interaction permanente entre des individus non préalablement définis au sein d'un ensemble toujours-déjà-là.
Dire que "le tout est plus que la somme des parties" doit donc être entendu de façon dynamique : le tout détermine les parties, les parties modifient ce tout, sans que les modifications qui lui sont apportées soit rigoureusement celles souhaitées par les parties ou la simple addition de leurs actions, ce nouveau tout agit en retour sur les parties, etc. etc., en permanence, depuis toujours et pour toujours. Comme écrit Proust, "La création du monde a lieu tous les jours", mais contrairement à ce qu'il écrit aussi, avant cela, elle a bien eu lieu, "au début", elle a même lieu, "au début tous les jours".
Si l'on ne s'efforce pas de prendre en compte tous ces phénomènes, on risque fort, comme Jean-Pierre Dupuy :
- d'interpréter Louis Dumont de travers, en le rendant plus critique qu'il ne le fut sans doute (car ce que pensait en son "for intérieur" le citoyen Dumont n'est pas de notre ressort) des sociétés modernes (p. 83), en assimilant, me semble-t-il, critique du contrat social et critique de l'artificialisme de nos sociétés, alors qu'il est logiquement possible, comme le fait Castoriadis, de critiquer l'idée de contrat sans pour autant voir dans les sociétés le produit d'une quelconque nature, ou de considérer certaines sociétés comme plus naturelles que d'autres (que Castoriadis s'en tienne complètement à ce dernier principe est une autre question) ;
- d'interpréter la notion de holisme d'une façon trop restrictive (par ex. p. 94), ce qui permet - à bon compte, dira-t-on - de fantasmer sur une troisième voie entre holisme et individualisme, refrain récurrent dans les sciences sociales, qui je crois vient bien plus de certaines formulations trop rigides de Durkheim que d'une réelle nécessité conceptuelle ;
- de s'étonner, pour rien serais-je tenté d'écrire, que des auteurs que l'on loue pour leur pessimisme ou leur lucidité, finissent par justifier, fût-ce à leur corps défendant (Smith, apparemment), une solution "économiste", mâtinée ou non (cf. Hayek tel que le décrit P. Bouretz, je ne saurais dire comment se fait l'articulation, et si elle se fait, entre le Hayek de P. Bouretz et celui de J.-P. Dupuy) de holisme réinjecté. Je ne prétends pas que le refus du holisme mène nécessairement (au sens de Wittgenstein : "Il n'est de nécessité que logique" (Tractatus, 6.37)) à l'économisme, il reste que historiquement ce fut très souvent le cas.
En guise de conclusion, abordons une dernier point, puisque Jean-Pierre Dupuy le soulève : "Quant à la dégradation du lien social qui accompagnerait, selon Louis Dumont, [la modernité], ne peut-on au contraire considérer, avec Marcel Gauchet [2], qu'il fallait [cette modernité] pour que la découverte de la société, en tant qu'être "autonome" ou en tout cas d'une objectivité face aux actions des hommes, soit possible ?" (p. 85). Cette vision "optimiste" des choses est bien celle d'un universitaire : du moment que la Faculté est au courant, tout le monde l'est. En l'occurrence, ce serait plutôt l'inverse : la conscience - dont on oublie vite les conséquences, nous venons de le voir - de l'existence de la société a quitté (j'exagère : a en partie quitté, ou tend à quitter de plus en plus) la société elle-même, pour n'être plus qu'un concept, philosophique ou sociologique. Ceci posé, cette question a le mérite d'introduire au difficile problème du rapport d'un système à la connaissance qu'il a de lui-même, problème sur lequel Jean-Pierre Dupuy a justement pu écrire d'intéressantes choses. Un jour, peut-être, somewhere, over the rainbow...
"Notre vraie vie n'est pas ailleurs, elle est ici..."
[1]
On peut consulter par exemple la deuxième partie de Homo aequalis (Gallimard, 1977), dans laquelle Louis Dumont montre les aspects individualistes (au sens anthropologique du terme) de la pensée de Marx - et par conséquent des utopies dites marxistes. Jean-Pierre Dupuy y fait référence dès le deuxième paragraphe de son article (p. 73), pour, semble-t-il, n'en plus voir par la suite les implications.
[2]
Cette thèse est développée dans un article de 1979 intitulé "De l'avènement de l'individu à la découverte de la société", repris dans La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, pp. 405-431, et notamment consacré à Louis Dumont. Je ne l'ai pas encore lu. Les crochets que j'ai introduits dans cette citation me permettent de la clarifier sans, j'espère, la trahir.
Fragments II.
Fragments III.
Récapitulons. Nous avons planté le décor en adoptant les thèses de Castoriadis sur l'auto-institution des sociétés humaines, en tant que celles-ci constituent un tout. Nous avons marqué que ces sociétés humaines, même si elles se considèrent comme un simple agrégat d'individus, forment un tout - et qu'à sa manière la philosophie d'un Habermas ou d'un Rawls ne fait qu'entériner, à leur corps défendant, ce principe.
Il faut maintenant voir de plus près ce que ce "tout" signifie. D'utiles éclaircissements sont fournis par Vincent Descombes, encore, dans le texte Les individus collectifs (1992), que Jean-Pierre Voyer commente ici et là. Je me concentrerai aujourd'hui sur une équivoque qui m'a d'autant plus surpris qu'elle m'est apparue sous la plume d'un auteur qui devrait pourtant avoir compris de quoi il s'agit - en l'occurrence Jean-Pierre Dupuy, qui connaît son Descombes, son Dumont (son Girard aussi, c'est comme cela que je l'ai découvert), et qui par ailleurs, familier de Adam Smith et Friedrich von Hayek, devrait être à même de nous expliquer clairement ce qui sépare ces deux auteurs "libéraux" de nos habituels holistes en chef. Eh bien, c'est, me semble-t-il, tout le contraire qui se produit.
Je prendrai pour appui un article intitulé L'individu libéral, cet inconnu : d'Adam Smith à Friedrich Hayek publié par J.-P. Dupuy en 1988 dans un recueil consacré à John Rawls : Individu et justice sociale (Seuil). Tout cela peut paraître quelque peu ciblé, mais je crois que la principale confusion dont M. Dupuy est l'auteur est fort typique des malentendus que la notion de holisme peut recouvrir.
Si l'on parle de holisme en effet, on enchaîne vite par le principe : "le tout est plus que la somme des parties". Fort bien, mais cette formulation est faussement claire. Le mieux pour le montrer est de citer, un peu longuement, Jean-Pierre Dupuy :
"Au plan de la méthodologie des sciences sociales, par ailleurs, le néo-libéralisme n'échappe pas moins aux catégories admises et, en particulier, il ne relève pas de "l'individualisme méthodologique", tel qu'il se pratique effectivement [par qui et où, l'article ne le dit pas]. La différence porte sur la question de la déduction. Les individualistes méthodologiques entendent déduire les propriétés de la (micro-) totalité sociale qu'ils étudient des caractéristiques des individus qui la composent et de leurs relations. L'opération de déduction ne produit ici rien de nouveau (...). Il en va très différemment chez Nozick et Hayek. Il me faut préciser que ceux-ci appartiennent à une espèce quasiment inconnue chez nous. Ce n'est pas parce qu'ils pratiquent la philosophie morale et politique qu'ils se sont crus fondés, bien au contraire, à tout ignorer de la logique et de la philosophie des sciences. Ils ont donc été profondément marqués par les découvertes des grands logiciens des années trente (Gödel, Turing, etc.), bases de tout le néo-mécanisme du XXè siècle. Ils savent en particulier ceci, que je dois présenter en termes imagés et approximatifs. Soit une machine "récursive", c'est-à-dire qui se nourrit en permanence de ses résultats antérieurs. (Un système formel au sens de la logique obéit à cette description : il engendre de nouveaux théorèmes en les déduisant des axiomes initiaux et des théorèmes antérieurement démontrés.) On peut montrer qu'en général la complexité de l'ensemble des productions de la machine dépasse (infiniment) la complexité de la machine elle-même. L'opération mécanique de déduction est donc susceptible de produire du nouveau et de la complexification. La hiérarchie enchevêtrée entre individus et société a précisément cet effet, selon nos auteurs. De telle sorte qu'il n'y a aucune contradiction à affirmer simultanément que les hommes font (ou plutôt "agissent") leur société et que celle-ci leur échappe par sa complexité, cette complexité étant irréductible à quelque analyse individualiste que ce soit. Il est instructif ici de comparer Hayek à Durkheim, lequel pouvait encore, en 1912 [in Les formes élémentaires...], écrire comme une évidence qu'on "ne peut déduire la société de l'individu, le tout de la partie, le complexe du simple." Le fait que Hayek soit conscient que c'est là une fausse évidence lui permet sans incohérence de reprendre à son compte l'affirmation de Durkheim que la raison, les catégories de la pensée humaine, le système des règles sociales, etc., sont irréductibles à l'expérience individuelle et non récapitulables par une quelconque conscience, tout en récusant la notion de "conscience collective" et en refusant (comme les individualistes méthodologiques) de faire du social une substance ou un sujet. Il n'y a jamais que des individus, mais ce qu'ils engendrent ensemble, par synergie de leurs actions séparées, "transcende" leurs capacités de compréhension et de connaissance (c'est pourquoi Hayek a pu parler d'"auto-transcendance")." (Je cite d'après l'édition "Points", pp. 114-115).
On voit l'erreur, la confusion - ou l'entourloupe, c'est selon l'humeur : elle réside dans ce que j'appellerai un dynamisme tronqué. Que l'on attire l'attention sur l'incommensurabilité entre la somme de chaque action individuelle et l'évolution globale de la société, très bien - on peut effectivement considérer que Durkheim oublie un peu cet aspect. Mais, outre qu'il n'est pas négligeable, au regard de ce qu'écrit M. Dupuy que ce thème soit souvent développé par des auteurs très attachés à l'individualisme méthodologique (de Max Weber (L'éthique protestante..., par exemple) à Raymond Boudon (Effets pervers et ordre social - que je n'ai pas lu...), on ne peut en rester là : faute de quoi on a des individus toujours pareils et égaux à eux-mêmes, qui sans arrêt créent, sans le vouloir vraiment, une société qui n'a finalement que bien peu d'influence sur eux. Or, si Durkheim (je le signale dans mon premier texte sur Weber) a quelques problèmes d'importance avec ce qui fait évoluer une société, il prenait les choses par le bon bout : la présence de la société dans les individus. A la fin de son texte (p. 120), J.-P. Dupuy parce de ce dernier fait comme "sociologiquement évident" : "la société est toujours là, avec ses institutions, son droit, ses croyances, qui s'imposent à tous comme provenant du dehors". Belle "évidence", niée ou oubliée dans ce qui précède - sans compter que, formulée ainsi, c'est une fausse évidence, car dans beaucoup de cas les individus ne ressentent pas que quoi que ce soit leur soit imposé "du dehors", et qu'il faut être prudent dans ces domaines d'intériorité et d'extériorité.
Clarifions : il y a deux points incontestables. D'une part (Durkheim, pour schématiser), la société est "toujours-déjà-là", notamment "à l'extérieur" des individus (si je tue mon prochain devant témoins, en France, j'ai, si je ne suis pas flic, de fortes chances d'aller en prison), mais aussi "à l'intérieur" (le langage, exemple canonique - mais aussi les schémas de pensée qui font que l'on veut changer (ou conserver, ou rétablir...) la société dans laquelle on évolue : les effets pervers n'apparaissent que pour des actions à l'origine desquelles se trouvent des projets eux-mêmes déjà modelés par l'état de la société [1]). D'autre part (Weber et Hayek), l'addition des actions individuelles produit des phénomènes inattendus et parfois non désirés par leurs auteurs. Si l'on oublie ce deuxième point, certes on peut se demander pourquoi une société évolue. Mais si l'on oublie le premier, il n'y a même pas de société au sein de laquelle des effets pervers puissent se produire. Jean-Pierre Dupuy estime qu'une dichotomie importante existe entre l'individu de l'individualisme méthodologique, qu'il s'agisse de l'homo oeconomicus de Walras ou de l'individu libéral rationnel d'un John Rawls, individu en quelque sorte "plein" et auto-suffisant, et l'individu d'Adam Smith (que, au passage, cet article donne envie de lire à fond) ou de Friedrich von Hayek, qui est au contraire en situation, perpétuelle chez Smith, plus temporaire, merci M. "Marché", chez Hayek, de manque, par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Cette dichotomie n'est pas négligeable peut-être, on peut admettre que les individus de Walras ou de Rawls sont tout droit sortis d'un conte de fées alors que le moraliste Adam Smith peut avoir des aperçus utiles sur l'importance du regard des autres dans le regard que nous portons sur nos actions (on retrouve ici Girard, soit dit en passant), il reste que la vraie séparation n'est pas là : soit on se donne un individu, bon, mauvais, ou les deux, mais défini au début, soit on se donne une interaction permanente entre des individus non préalablement définis au sein d'un ensemble toujours-déjà-là.
Dire que "le tout est plus que la somme des parties" doit donc être entendu de façon dynamique : le tout détermine les parties, les parties modifient ce tout, sans que les modifications qui lui sont apportées soit rigoureusement celles souhaitées par les parties ou la simple addition de leurs actions, ce nouveau tout agit en retour sur les parties, etc. etc., en permanence, depuis toujours et pour toujours. Comme écrit Proust, "La création du monde a lieu tous les jours", mais contrairement à ce qu'il écrit aussi, avant cela, elle a bien eu lieu, "au début", elle a même lieu, "au début tous les jours".
Si l'on ne s'efforce pas de prendre en compte tous ces phénomènes, on risque fort, comme Jean-Pierre Dupuy :
- d'interpréter Louis Dumont de travers, en le rendant plus critique qu'il ne le fut sans doute (car ce que pensait en son "for intérieur" le citoyen Dumont n'est pas de notre ressort) des sociétés modernes (p. 83), en assimilant, me semble-t-il, critique du contrat social et critique de l'artificialisme de nos sociétés, alors qu'il est logiquement possible, comme le fait Castoriadis, de critiquer l'idée de contrat sans pour autant voir dans les sociétés le produit d'une quelconque nature, ou de considérer certaines sociétés comme plus naturelles que d'autres (que Castoriadis s'en tienne complètement à ce dernier principe est une autre question) ;
- d'interpréter la notion de holisme d'une façon trop restrictive (par ex. p. 94), ce qui permet - à bon compte, dira-t-on - de fantasmer sur une troisième voie entre holisme et individualisme, refrain récurrent dans les sciences sociales, qui je crois vient bien plus de certaines formulations trop rigides de Durkheim que d'une réelle nécessité conceptuelle ;
- de s'étonner, pour rien serais-je tenté d'écrire, que des auteurs que l'on loue pour leur pessimisme ou leur lucidité, finissent par justifier, fût-ce à leur corps défendant (Smith, apparemment), une solution "économiste", mâtinée ou non (cf. Hayek tel que le décrit P. Bouretz, je ne saurais dire comment se fait l'articulation, et si elle se fait, entre le Hayek de P. Bouretz et celui de J.-P. Dupuy) de holisme réinjecté. Je ne prétends pas que le refus du holisme mène nécessairement (au sens de Wittgenstein : "Il n'est de nécessité que logique" (Tractatus, 6.37)) à l'économisme, il reste que historiquement ce fut très souvent le cas.
En guise de conclusion, abordons une dernier point, puisque Jean-Pierre Dupuy le soulève : "Quant à la dégradation du lien social qui accompagnerait, selon Louis Dumont, [la modernité], ne peut-on au contraire considérer, avec Marcel Gauchet [2], qu'il fallait [cette modernité] pour que la découverte de la société, en tant qu'être "autonome" ou en tout cas d'une objectivité face aux actions des hommes, soit possible ?" (p. 85). Cette vision "optimiste" des choses est bien celle d'un universitaire : du moment que la Faculté est au courant, tout le monde l'est. En l'occurrence, ce serait plutôt l'inverse : la conscience - dont on oublie vite les conséquences, nous venons de le voir - de l'existence de la société a quitté (j'exagère : a en partie quitté, ou tend à quitter de plus en plus) la société elle-même, pour n'être plus qu'un concept, philosophique ou sociologique. Ceci posé, cette question a le mérite d'introduire au difficile problème du rapport d'un système à la connaissance qu'il a de lui-même, problème sur lequel Jean-Pierre Dupuy a justement pu écrire d'intéressantes choses. Un jour, peut-être, somewhere, over the rainbow...
"Notre vraie vie n'est pas ailleurs, elle est ici..."
[1]
On peut consulter par exemple la deuxième partie de Homo aequalis (Gallimard, 1977), dans laquelle Louis Dumont montre les aspects individualistes (au sens anthropologique du terme) de la pensée de Marx - et par conséquent des utopies dites marxistes. Jean-Pierre Dupuy y fait référence dès le deuxième paragraphe de son article (p. 73), pour, semble-t-il, n'en plus voir par la suite les implications.
[2]
Cette thèse est développée dans un article de 1979 intitulé "De l'avènement de l'individu à la découverte de la société", repris dans La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, pp. 405-431, et notamment consacré à Louis Dumont. Je ne l'ai pas encore lu. Les crochets que j'ai introduits dans cette citation me permettent de la clarifier sans, j'espère, la trahir.
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