Codicille (non mélancolique) au précédent codicille.
L'intervention de ce matin va répéter celle d'avant-hier. Je me suis simplement fait la réflexion qu'étaient d'ores et déjà réunis les éléments, non d'une théorie, il ne faut pas exagérer, mais d'un constat général sur l'usage des insultes, et qu'il suffisait d'y remettre un peu d'ordre. Ce qui subsistera d'ambiguïté ne sera donc plus j'espère que le fait du sujet, pas le mien.
Je propose de nommer « quadrature de Valéry » le va-et-vient entre différentes composantes psychologiques dans le contexte d'une démocratie à peu près pacifiée qui est la nôtre, va-et-vient qui provoque, selon l'humeur, un sentiment désabusé quant à l'inutilité de l'invective, ou une conscience que l'on espère lucide des limites comme de l'intérêt du genre.
"Injures, quolibets, etc., sont marques d'impuissance, et même des lâchetés, étant des succédanés pour des meurtres - des appels à autrui pour une destruction ou dépréciation. - C'est s'en remettre aux autres, car s'il n'y avait point de tiers, point d'injures..." ("Oeuvres", Mauvaises pensées, Pléiade t. 2, p. 832)
Ce qui signifie, et c'est vrai, que si l'on n'a pas le courage d'aller soi-même gifler ou tuer X, il est bas de l'insulter : l'insulte est aveu de faiblesse. Et non seulement c'est bas, mais c'est inutile, puisque, rappelle Valéry-La Palice :
"Tous nos ennemis sont mortels." (p. 834)
Heureusement ou malheureusement, cet aspect désagréable de l'insulte n'est pas suffisant pour nous amener à une attitude zen ou fataliste, purement passive et résignée. D'une part, Valéry lui-même est le premier à le rappeler :
"Pour moi, on ne tue que pour et par création. Et d’ailleurs, l’instinct destructif n’est légitime que comme indication de quelque naissance ou construction qui veut sa place et son heure." (Cahiers, Pléiade t. 1, "Ego"), phrase qui évoque le célèbre aphorisme de Bakounine :
"La volupté de la destruction est une volupté créatrice." (Le terme de « volupté » comme l'idée exprimée nous ramènent d'ailleurs à Sade.)
Ici, il ne faut pas, ou en tout cas il n'est pas besoin, malgré les accents darwiniens de ce genre de phrase, de se laisser aller à des considérations faussement graves sur la férocité de l'existence, non plus, par ailleurs, que de formuler tout cela en terme de progressisme. L'idée est plus simple et plus prosaïque : la violence, verbale en l'occurrence, pour illusoire qu'elle puisse être à de nombreux égards, n'est pas que négative.
D'autant que, et d'autre part, ce n'est pas parce que les enculistes visés ici-même ont assez de cynisme pour dormir sur leur deux oreilles sans être réveillés par la puanteur de la crasse intellectuelle qu'ils ne cessent de laisser fermenter en eux, qu'il ne faut pas essayer de les titiller de temps en temps. Ajoutons que viser X ou Y et critiquer ses prises de positions ou son comportement, c'est aussi permettre, peut-être, au lecteur de généraliser ces critiques à d'autres prises de positions et d'autres comportements d'autres "X" ou "Y".
Qui plus est, pour nuancer cette idée de lâcheté de la part de la personne qui insulte, il est bon de garder en mémoire cette observation de Nietzsche, je crois que c'est dans Humain, trop humain, selon laquelle le meilleur moyen de ne plus pouvoir se débarrasser d'un ennemi est de le tuer.
On retrouve d'ailleurs, via Valéry encore, des ambivalences du même type dans ce que peut être le comportement des insultés :
"Quel excellent exercice d'assouplissement que le pardon des injures ! Quel bénéfice, - et d'ailleurs, quelle injure plus atroce ! Il s'agit, bien entendu, d'un pardon aussi « sincère » que possible. « Je te pardonne », c'est-à-dire : je te comprends, je te circonscris, je t'ai digéré... Tu n'as pas le pouvoir de m'empêcher de te considérer selon la justice, et même avec bienveillance..." ("Oeuvres" t. 2, p. 834)
Cette méthode est bonne, mais c'est aussi une méthode de lâche. Moins qu'un procès en diffamation, qui est sans doute la façon de faire la plus méprisable, mais tout de même.
Pour résumer, non seulement ce qui précède, mais ma propre position, en revenant aux exemples canoniques des enculistes-sionistes qui font tant de bien au débat intellectuel en France :
Pierre-André Taguieff, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Frédéric Encel (etc., vous complétez), pour des raisons qui leur sont propres, emploient des méthodes d'argumentation fondées sur la simplification outrancière, l'amalgame, la menace, ceci :
- en connaissance de cause ;
- en approuvant de fait des comportements meurtriers dans le monde réel (c'est ce que je rappelais précédemment : la violence de Bruno Guigue dans son article, que lui reproche son administration, blesse moins qu'une balle israélienne), ils se rendent complices de crimes (avec toute la difficulté, que l'on retrouve à chaque procès, de définir ce qu'est exactement un complice
- voir l'admirable cas de Mme Monique Olivier Fourniret) ;
De ce fait, les attaques verbales les plus violentes sur ces comportements et sur ce qu'ils semblent révéler de leurs auteurs, sont légitimes. Elles ne doivent pas aller jusqu'à l'appel au meurtre, qui ajoute à la lâcheté de l'insulte telle que signalée par Valéry - mais elles constituent, encore une fois dans notre démocratie peu ou prou pacifiée, une des rares alternatives dont nous disposions à la violence physique d'une part, à l'indifférence résignée d'autre part.
(Une incise : tous facteurs passionnels mis à part, le cas du Proche-Orient est ici d'autant plus prototypique que la puissance pour l'instant la plus forte, Israël, joue, avec l'aide des fumiers dont il est aujourd'hui question, à se faire passer pour victime. Il y a beaucoup à dire sur les ennemis d'Israël, beaucoup d'insultes à délivrer aussi, mais tant que le rapport des forces restera ce qu'il est, tant que les massacres et les charniers seront surtout le fait d'un camp, c'est vers les « rossignols » des premiers et les « muses » des seconds que partiront en priorité les insultes. J'exagère un peu et cite Céline dans un contexte où il n'est pas nécessairement le bienvenu, mais, paradoxalement, c'est pour montrer l'absence chez moi de tout facteur « passionnel ». Suis-je clair ?)
Du reste, il s'en faut que la violence verbale ne soit que défoulement ou prélude à la violence physique. Sur ce point, Alain Brossat a écrit de bonnes pages dans un livre intitulé Le corps de l'ennemi (La Fabrique, 1998), montrant que dans certains cas la première prépare la seconde, mais que dans d'autres cas elle en protège. J'avais consacré un texte à ce bouquin il y a longtemps, texte dont je n'ai pas été content et que je n'ai jamais publié. J'y reviendrai peut-être, je vous le signale en attendant.
On peut aussi compléter tout cela par ces réflexions de Karl Kraus, orfèvre en matière d'invective - texte ancien, dont je n'ai pas toujours respecté moi-même les principes.
(De sacrés enculés, ces gars-là, tout de même... Même pas l'originalité et le style d'un Fourniret ! Voilà du vécu, on est loin du virtualisme ! (Je rappelle que M.-E. Nabe a consacré un beau texte à Fourniret dans J'enfonce le clou, et vous laisse. Bises à tous !))
Libellés : Brossat, Céline, Encel, Finkielkraut, Fourniret, Guigue, Kraus, Lévy, Monique Olivier, Nabe, Nietzsche, Sionisme, Taguieff, Valéry
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