vendredi 13 juin 2008

Homme(s) moyen(s) : Chesterton met son grain de sel.

2004.130.26467.3


C'est pur effet du hasard, mais après la diatribe anti-anglo-saxonne de l'autre jour, je cède ce matin la parole à un Anglais, notre ami Chesterton, lequel apporte quelques compléments sur les rapports entre tradition et démocratie :

"Il est une chose que, depuis mon enfance, je ne suis jamais parvenu à comprendre. Où les gens ont-ils puisé l'idée que la démocratie puisse s'opposer d'une certaine manière à la tradition ? La tradition, de toute évidence, n'est que la démocratie prolongée à travers le temps. C'est la confiance faite à un choeur de voix humaines ordinaires plutôt qu'à quelque récit isolé ou arbitraire. Celui qui oppose un texte d'histoire allemande à la tradition de l'Eglise catholique en appelle très exactement à l'Aristocratie. Il en appelle à la supériorité d'un seul spécialiste contre la vulgaire autorité d'une foule. Il est très facile de comprendre pourquoi une légende est traitée, et doit être traitée, avec plus de respect qu'un ouvrage historique. La légende est généralement l'oeuvre de la majorité des membres d'un village, une majorité d'hommes sains d'esprit. Le livre est généralement écrit par le seul homme du village qui soit fou. Ceux qui allèguent contre la tradition que les hommes de jadis étaient des ignorants peuvent aller soutenir ce point de vue au Carlton Club. Qu'ils tirent donc en même temps argument de ce que les bas quartiers sont peuplés d'ignorants ! Cela ne nous convaincra pas. Si dans les affaires courantes nous attachons une si grande importance à l'opinion des hommes ordinaires quand elle se manifeste massivement, il n'y a pas de raison de dédaigner l'histoire ou la fable des hommes ordinaires de jadis. La Tradition étend le droit de suffrage au Passé. C'est le vote recueilli de la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C'est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui n'ont fait que de naître. Les démocrates n'admettent pas que des hommes soient disqualifiés du fait de leur naissance ; la tradition n'admet pas qu'ils le soient du fait de leur mort. (All democrats object to men being disqualified by the accident of birth ; tradition objects to their being disqualified by the accident of death.) La démocratie nous interdit de négliger l'opinion d'un honnête homme même s'il est notre valet de chambre. La tradition nous requiert de ne pas négliger l'opinion d'un honnête homme, même s'il est notre père. Moi, en tout cas, je ne peux séparer les deux idées : démocratie et tradition ; il me semble évident qu'elles sont une seule et même idée. Les morts siègeront dans nos conseils. Les anciens Grecs votaient avec des cailloux ; les morts voteront avec des pierres tombales. C'est tout à fait régulier et officiel : la plupart des pierres tombales, comme la plupart des bulletins de vote, sont marqués d'une croix.

Je dois le dire, si j'ai eu un préjugé, ce fut toujours un préjugé en faveur de la démocratie et donc de la tradition. (...) Par inclination je suis plus tenté d'accorder foi à la masse des travailleurs qu'à cette classe fermée de littérateurs ennuyeux à laquelle j'appartiens (that special and troublesome literary class to which I belong). Je vais jusqu'à préférer les caprices et les préjugés des gens qui voient la vie de l'intérieur aux démonstrations les plus claires de ceux qui la voient de l'extérieur. Je croirai toujours plus volontiers aux fables contées par des vieilles femmes qu'aux faits rapportés par des vieilles filles. Aussi longtemps que l'esprit est fécond, qu'il donne libre cours à sa fantaisie !" (Orthodoxie, ch. IV. L'original anglais se trouve ici.)

On aura remarqué que Chesterton pratique une assimilation regrettable entre le suffrage universel, c'est-à-dire la simple addition, et la mise au point collective - progressive, en partie inconsciente - de traditions, qui est une opération chimique plus complexe, plus intéressante et plus féconde, justement, que 1+1+1+1+1+1... Au nom de la formule que j'ai soulignée - dont l'original anglais est encore plus percutant et équilibré : "I would always trust the old wives' fables against the old maids' facts." - et sa pointe de sagesse érotique et concrète qui me met en joie, je lui pardonnerai pour cette fois !

Ajoutons qu'ici comme ailleurs, Chesterton est de ceux - on peut lui adjoindre René Girard - qui, sans la nier, relativisent l'importance de la rupture que fut la naissance de la modernité. Ce n'est pas une surprise (pour un catholique, il y a une autre rupture, autrement plus importante), mais ce n'est pas insignifiant au regard de notre optique comparatiste.


Au passage, et sur un autre thème, dans la série Chesterton vs. Nietzsche, on note que le premier tient vis-à-vis du second un raisonnement analogue à celui que J.-C. Michéa applique aux libéraux d'aujourd'hui, à savoir qu'il est curieux de devoir se donner tant de mal pour faire exister quelque chose qui en principe existe déjà :

"...Nietzsche, lequel prêchait une certaine doctrine que l'on a nommée l'égoïsme. C'était d'une candeur certaine ; en prêchant l'égoïsme, Nietzsche le niait. Prêcher une chose est ne pas la reconnaître comme acquise à l'origine. L'égoïste commence par dire que la vie est une lutte sans merci, puis il se donne tout le mal possible pour exercer ses ennemis à la guerre." (To preach anything is to give it away. First, the egoist calls life a war without mercy, and then he takes the greatest possible trouble to drill his enemies in war., ch. III)

Ce genre de raisonnement est à utiliser avec précaution, dans la mesure où il peut être par trop aisé d'accuser ses adversaires de « prêcher » là où eux ne pensent qu'analyser, permettre de mieux voir, etc. Dans le cas présent néanmoins l'attaque de Chesterton ne me semble pas sans intérêt.

Allez, bonne vie quotidienne !


2004.130.18767.3

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