mercredi 21 mai 2008

« D'une rigueur mathématique absolue » ? - Ethique et statistique, I bis

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Ethique et statistique, II.

Ethique et statistique, III.

Ethique et statistique, IV.

Ethique et statistique, V.




"I bis", parce que je vais (re)commencer cette séquence, en recopiant la citation de Jacques Bouveresse qui constituait le "I" :

"En mécanique statistique, la probabilité thermodynamique d'un état macroscopique se mesure par le nombre de combinaisons microscopiques différentes qui sont susceptibles de le produire. Les états les plus probables sont qui possèdent le plus grand nombre de modes de réalisation interchangeables. Comme le principe de l'accroissement spontané de l'entropie, le triomphe de la bêtise n'est en un certain sens pas autre chose que l'expression d'une loi du calcul des probabilités : les choses vont tout simplement dans le sens dans lequel il est le plus probable qu'elles aillent. La bêtise l'emporte toujours globalement et à long terme, parce qu'elle a l'avantage d'être compatible avec une majorité écrasante de possibilités de pensée et d'action individuelles. Tout comme le calcul des chances permet de concilier l'existence de processus irréversibles avec la réversibilité de principe de chaque mouvement moléculaire, il permet de comprendre pourquoi, en dépit de toutes les options équipossibles qui s'offrent théoriquement à chaque instant à l'individu, c'est toujours la même histoire qui se répète, avec une probabilité voisine de l'inéluctabilité, celle du règne ou du rétablissement spontané de l'uniformité et de la routine, et comment l'humanité peut être si exceptionnelle dans le détail et si commune dans l'ensemble." (La voix de l'âme et les chemins de l'esprit , p. 116)

Il est bien évident qu'une telle réflexion, proche du fatalisme, peut être interprétée comme très critique vis-à-vis de la démocratie : non seulement celle-ci ne changerait rien à un état de chose vieux comme le monde (« Toujours la même histoire » - titre d'une des parties de L'homme sans qualités), mais elle favoriserait le règne de la bêtise. L'objectif de la série de textes qui vous seront proposés dans les semaines à venir est de voir un peu mieux ce qu'il en est.

Pour cela je prendrai aujourd'hui comme un point de départ un peu paradoxal un texte de René Guénon contre l'idée de démocratie, issu de La crise du monde moderne, texte qui d'une certaine manière confirme la thèse de Musil en l'appliquant, justement, plus spécifiquement à la démocratie.

Mon idée ici est d'abord, via Guénon, de pousser les arguments de Musil dans une direction pessimiste, et notamment anti-démocratique, avant de voir plus précisément, autant qu'il est possible (n'attendez pas de miracle !), « ce qui peut être sauvé ».

(Concluons ce préambule en notant incidemment notre intérêt pour une comparaison, non pas systématique mais détaillée, entre Musil et Guénon, ces deux contemporains (1880-1942 pour le premier, 1886-1951 pour le second), parfois très éloignés et parfois étrangement proches l'un de l'autre. Il n'est pas exclu que nous y revenions, mais à chaque jour suffit sa peine, et laissons maintenant Guénon s'exprimer.)


"Mais... revenons aux conséquences qu'entraîne la négation de toute vraie hiérarchie, et notons que, dans le présent état de choses, non seulement un homme ne remplit sa fonction propre qu'exceptionnellement et par accident, alors que c'est le cas contraire qui devrait être l'exception, mais encore il arrive que le même homme soit appelé à exercer successivement des fonctions toutes différentes, comme s'il pouvait changer d'aptitudes à volonté. Cela peut sembler paradoxal à une époque de « spécialisation » à outrance, et pourtant il en est bien ainsi, surtout dans l'ordre politique ; si la compétence des « spécialistes » est souvent fort illusoire, et en tout cas limitée à un domaine très étroit, la croyance à cette compétence est cependant un fait, et l'on peut se demander comment il se fait que cette croyance ne joue plus aucun rôle quand il s'agit de la carrière des hommes politiques, où l'incompétence la plus complète est rarement un obstacle.

- passage savoureux et ô combien actuel. Reformulons ceci un peu différemment : l'homme politique de l'âge démocratique est médiocre par essence, par définition. Les exceptions qui - à tort ou à raison selon les cas - viennent à l'esprit (Gambetta, Clemenceau, de Gaulle pour la France) sont toutes liées de près ou de loin à des situations de guerre. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette reformulation, ainsi que sur ce que « médiocre » ici veut dire - qui n'est pas exactement la même chose que l'incompétence évoquée par Guénon.

Pourtant, si l'on y réfléchit, on s'aperçoit aisément qu'il n'y a là rien dont on doive s'étonner, et que ce n'est en somme qu'un résultat très naturel de la conception « démocratique », en vertu de laquelle le pouvoir vient d'en bas et s'appuie essentiellement sur la majorité, ce qui a nécessairement pour corollaire l'exclusion de toute véritable compétence, parce que la compétence est toujours une supériorité au moins relative et ne peut être que l'apanage d'une minorité.

Ici, quelques explications ne seront pas inutiles pour faire ressortir, d'une part, les sophismes qui se cachent sous l'idée « démocratique », et, d'autre part, les liens qui rattachent cette même idée à tout l'ensemble de la mentalité moderne (...).

L'argument le plus décisif contre la « démocratie » se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l'inférieur, parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d'une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Il importe de remarquer que c'est précisément le même argument qui, appliqué dans un autre ordre, vaut aussi contre le « matérialisme » ; il n'y a rien de fortuit dans cette concordance, et les deux choses sont beaucoup plus étroitement solidaires qu'il ne pourrait le sembler au premier abord. Il est trop évident que le peuple ne peut conférer un pouvoir qu'il ne possède pas lui-même ; le pouvoir véritable ne peut venir que d'en haut, et c'est pourquoi, disons-le en passant, il ne peut être légitimé que par la sanction de quelque chose de supérieur à l'ordre social, c'est-à-dire d'une autorité spirituelle ; s'il en est autrement, ce n'est plus qu'une contrefaçon de pouvoir, un état de fait qui est injustifiable par défaut de principe, et où il ne peut y avoir que désordre et confusion.

- lors de ma première évocation de René Guénon, j'ai écrit : "à première vue et pour l'écrire de façon elliptique, nous serions tenté de dire que ce qui nous sépare de l'auteur de ce livre passionnant et fort stimulant [La crise du monde moderne], c'est Durkheim." Nous faisions allusion à ce passage : qu'en est-il si c'est toujours le peuple qui crée l'autorité spirituelle, que ce soit sous la forme d'un gouvernement démocratique, théocratique, absolu ? Dans les textes de Musil que nous reproduirons ultérieurement, cette idée sous-tendra fortement notre réflexion. Nous préférons l'indiquer dès maintenant à fins de clarté.

Ce renversement de toute hiérarchie commence dès que le pouvoir temporel veut se rendre indépendant de l'autorité spirituelle, puis se la subordonner en prétendant la faire servir à des fins politiques ; il y a là une première usurpation qui ouvre la voie à toutes les autres, et l'on pourrait ainsi montrer que, par exemple, la royauté française, depuis le XIVe siècle, a travaillé elle-même inconsciemment à préparer la Révolution qui devait la renverser ; peut-être aurons-nous quelque jour l'occasion de développer comme il le mériterait ce point de vue que, pour le moment, nous ne pouvons qu'indiquer d'une façon très sommaire.

- qu'il l'ait développé ou non ultérieurement, Guénon reprend ici un point de vue déjà exprimé par Gobineau, Nietzsche et, je le découvre en ce moment, Taine. A tort ou à raison, c'est une idée qui nous semble fort convaincante. Mais reprenons.

Si l'on définit la « démocratie » comme le gouvernement du peuple par lui-même, c'est là une véritable impossibilité, une chose qui ne peut pas même avoir une simple existence de fait, pas plus à notre époque qu'à n'importe quelle autre ; il ne faut pas se laisser duper par les mots, et il est contradictoire d'admettre que les mêmes hommes puissent être gouvernants et gouvernés, parce que, pour employer le langage aristotélicien, un même être ne peut être « en acte » et « en puissance » en même temps et sous le même rapport. Il y a là une relation qui suppose nécessairement deux termes en présence : il ne pourrait y avoir de gouvernés s'il n'y avait aussi des gouvernants, fussent-ils illégitimes et sans autre droit au pouvoir que celui qu'ils se sont attribué eux-mêmes ; mais la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu'il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d'autant plus volontiers qu'il en est flatté et que d'ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu'il y a là d'impossible. C'est pour créer cette illusion qu'on a inventé le « suffrage universel » : c'est l'opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s'aperçoit pas, c'est que l'opinion est quelque chose que l'on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l'aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé ; nous ne savons plus qui a parlé de « fabriquer l'opinion », et cette expression est tout à fait juste, bien qu'il faille dire, d'ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat.

- marxiste, René ?

Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l'incompétence des politiciens les plus « en vue » semble n'avoir qu'une importance très relative ; mais, comme il ne s'agit pas ici de démonter les rouages de ce que l'on pourrait appeler la « machine à gouverner », nous nous bornerons à signaler que cette incompétence même offre l'avantage d'entretenir l'illusion dont nous venons de parler : c'est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l'émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n'importe quel sujet qu'elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

- notons au passage ce lien entre la médiocrité de la majorité et celle de ses « représentants », ironisons quelque peu sur cette possibilité si aisément admise de « se prononcer en parfaite connaissance de cause », et continuons.

Ceci nous amène immédiatement à dire en quoi l'idée que la majorité doit faire la loi est essentiellement erronée, car, même si cette idée, par la force des choses, est surtout théorique et ne peut correspondre à une réalité effective, il reste pourtant à expliquer comment elle a pu s'implanter dans l'esprit moderne, quelles sont les tendances de celui-ci auxquelles elle correspond et qu'elle satisfait au moins en apparence. Le défaut le plus visible, c'est celui-là même que nous indiquions à l'instant : l'avis de la majorité ne peut être que l'expression de l'incompétence, que celle-ci résulte d'ailleurs du manque d'intelligence ou de l'ignorance pure et simple ; on pourrait faire intervenir à ce propos certaines observations de « psychologie collective », et rappeler notamment ce fait assez connu que, dans une foule, l'ensemble des réactions mentales qui se produisent entre les individus composants aboutit à la formation d'une sorte de résultante qui est, non pas même au niveau de la moyenne, mais à celui des éléments les plus inférieurs.

- on remarquera que Guénon utilise ici une forme de raisonnement qu'il n'a pas voulu employer lorsqu'il évoquait plus haut l'origine du pouvoir : l'agrégation des consciences individuelles donne un résultat différent (selon Guénon, ici, négatif) de leur simple moyenne.

Guénon, quelques pages plus loin, à la suite d'autres réflexions contre le concept de démocratie que j'ai finalement décidé de ne pas retranscrire, conclut d'ailleurs ainsi :


La multiplicité envisagée en dehors de son principe, et qui ainsi ne peut plus être ramenée à l'unité, c'est, dans l'ordre social, la collectivité conçue comme étant simplement la somme arithmétique des individus qui la composent, et qui n'est en effet que cela dès lors qu'elle n'est rattachée à aucune principe supérieur aux individus ; et la loi de la collectivité, sous ce rapport, c'est bien cette loi du plus grand nombre sur laquelle se fonde l'idée « démocratique »". (La crise du monde moderne, éd. Folio, p. 136 pour ce dernier passage, pp. 128-133 pour le reste.)

Voici donc quel sera notre point de départ. A bientôt j'espère !


(Je signale pour finir que, suite à la lecture de cette analyse historique sur les rapports entre Europe et Russie, j'ai appris l'existence des écrits d'un certain Ostrogosvki, qui se serait intéressé à certaines carences de la démocratie et qui aurait influencé Charles Benoist, auteur des Maladies de la démocratie, un texte contemporain (1929) de celui de Guénon (1927) et qui m'avait été recommandé par un commentateur dans le temps ; on doit y trouver des arguments comparables si ce n'est analogues à ceux utilisés par Guénon. A l'attention des curieux !)

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