« La simplification considérable qu'introduit la tendance de l'individu à aligner son comportement sur celui des autres » (Ethique et statistique, II)
Ethique et statistique I bis.
Oublions provisoirement le texte de René Guénon. Les pages de Jacques Bouveresse que je retranscris aujourd'hui traitent de la possibilité ou non d'appliquer les lois de la probabilité à l'histoire humaine. L'idée est la suivante : il semble que la façon dont les sociétés évoluent ne serait pas bien différente si elles se contentaient de suivre les lois du hasard et de la probabilité (symbolisées ici par le recours à la théorie cinétique des gaz : lorsque celle-ci est évoquée, cela veut dire que c'est le hasard qui dirige les choses), mais jusqu'à quel point peut-on passer de cette apparence à une affirmation, et que signifierait une telle affirmation quant à notre éventuel pouvoir d'agir sur le cours des choses ?
En toile de fond, vous retrouverez des interrogations sur la modernité et la démocratie toutes en ambiguïté : si le hasard régit l'évolution des sociétés, il importe peu qu'elles soient démocratiques, dictatoriales, absolutistes, communautaires... Mais si la façon dont ce hasard agit passe par le comportement « libre » de l'homme moyen, alors il y a des chances qu'un régime démocratique - presque au sens tocquevillien d'« égalité des conditions » - soit encore plus régi par le hasard qu'un régime « aristocratique ». Avec un important bémol, tocquevillien aussi, mais surtout girardien : le mimétisme de l'homme moyen en régime démocratique.
Pour vous faciliter la lecture, je scinde ce texte en deux : la partie de de ce jour est la plus abstraite, la suivante plus « pratique ».
"Musil utilise, sur le mode ironique, une notion, celle d'« inharmonie préétablie », qui contredit explicitement une des idées centrales du système leibnizien. Sa suggestion est que, si rien n'a été concerté, réglé et harmonisé au départ, si ce qui est donné initialement est justement une absence complète de coordination et de dessein, c'est-à-dire une situation qui permet aux lois du hasard de jouer pleinement, alors le résultat que nous observons s'explique très naturellement. Si les choses, prises individuellement, ne vont dans aucun sens particulier, alors il est normal que nous ayons l'impression qu'elles vont globalement toujours dans le même sens et que ce soit, comme on dit, « toujours la même histoire », celle de l'homme moyen, et non de l'homme supérieur. Ce qui est moyen étant toujours également ce qui est le plus probable, il n'y a pas à s'étonner que le monde reste désespérément moyen et même devienne de plus en plus moyen. Autrement dit, il suffit peut-être d'utiliser simplement les règles de la probabilité pour expliquer la constatation que fait l'Homme sans qualités au début du roman : « Il apparut même à Ulrich (....) que le fait qu'on supprimât ici les fusils et là les rois, qu'un quelconque progrès, petit ou grand, diminuât la sottise ou la méchanceté, était d'une importance désespérément minime ; car le niveau des contrariétés et de la méchanceté redevient aussitôt le même, comme si le monde reculait une jambe à chaque fois qu'il avance l'autre. Voilà un phénomène dont il faudrait déceler la cause et le mécanisme secret ! Ce serait, pour sûr ! incomparablement plus important que d'être un homme de bien selon des principes caducs ».
Ulrich considère qu'il est en fait plus urgent et plus courageux d'essayer réellement de comprendre pourquoi l'ensemble ne progresse pas ou ne progresse pas davantage que de pratiquer l'héroïsme de la bonne action individuelle quotidienne selon les préceptes moraux en usage. C'est pourquoi l'on peut dire que « celui qui, dans sa vie privée, évite le mal et fait le bien, au lieu de s'efforcer de mettre de l'ordre dans l'ensemble, ne fait qu'adopter prématurément un compromis avec sa conscience, crée un court-circuit, se dérobe dans l'univers privé ». Le compromis est prématuré parce qu'il faudrait d'abord s'interroger sur les raisons pour lesquelles le bien que l'on s'efforce de faire et le mal que l'on l'essaie d'éviter dans les limites de son univers privé ont un effet si négligeable sur l'ensemble.
Ce qu'Ulrich propose à sa soeur d'admettre est que : « Supposé un jeu de hasard possible, le résultat montrerait la même répartition de chances et de malchances que la vie. Mais que le second membre de cette phrase hypothétique soit vrai ne permet nullement de conclure à la vérité du premier ». Autrement dit, si la réalité socio-historique était gouvernée entièrement par les lois du hasard, le cours des événements humains ne serait sans doute pas très différent de celui que nous observons ; mais cela ne prouve pas qu'elle soit effectivement gouvernée uniquement ou même principalement de cette façon. Ulrich reconnaît honnêtement que, pour pouvoir affirmer cela, c'est-à-dire conclure que, les choses humaines étant ce qu'elles sont, elles ne peuvent se produire et évoluer qu'en fonction des lois du hasard, il faudrait effectuer un travail que personne n'a encore entrepris jusqu'ici : « Pour être croyable, la réversibilité du rapport exigerait une comparaison plus précise, qui permettrait d'appliquer les notions de la probabilité aux événements historiques et intellectuels et de confronter deux domaines aussi différents ». Le raisonnement d'Ulrich pourrait être explicité de la façon suivante. Le seul sens dans lequel un système qui est abandonné entièrement aux lois du hasard puisse aller est celui qui va vers des états de plus en plus probables. Or c'est bien ce que le monde humain donne l'impression de faire, tout au moins si l'on en croit ceux qui se plaignent de la tyrannie croissante de la moyenne et de l'homme moyen. Pourquoi ne pas adopter, par conséquent, l'hypothèse audacieuse que les affaires humaines sont, en dépit de tout ce que nous aimerions croire, gouvernées de part en part par le hasard et par lui seul ?
La difficulté est, comme l'admet Ulrich, qu'il faudrait pour cela effectuer une comparaison qui semble tout à fait problématique. Après avoir évoqué les paradoxes auxquels a donné lieu l'application des lois du hasard aux sciences morales, Poincaré conclut qu'en réalité elles ne s'appliquent pas à ces questions, ne serait-ce justement qu'à cause de la tendance qu'a l'être humain à agir la plupart du temps simplement comme les autres. Le fait que les causes du comportement humain soient généralement très complexes et très obscures ne signifient pas qu'elles remplissent les conditions exigées pour que l'on puisse utiliser le calcul des probabilités dans les cas de ce genre : « Nous sommes tentés d'attribuer au hasard les faits de cette nature parce que les causes en sont obscures ; mais ce n'est pas là le vrai hasard. Les causes nous sont inconnues, il est vrai, et même elles sont complexes ; mais elles ne le sont pas assez puisqu'elles conservent quelque chose ; nous avons vu que c'est là ce qui distingue les causes “ trop simples ”. Quand les hommes sont rapprochés, ils ne se décident plus au hasard et indépendamment les uns des autres ; ils réagissent les uns sur les autres. Des causes multiples entrent en action, elles troublent les hommes, les entraînent à droite et à gauche, mais il y a une chose qu'elles ne peuvent détruire, ce sont leurs habitudes de moutons de Panurge. Et c'est cela qui se conserve » (Le hasard).
- l'expression que j'ai soulignée introduit une déplaisante ambiguïté, laquelle sera levée, au moins en principe, à la fin de ce paragraphe.
En d'autres termes, ce qu'on veut dire lorsqu'on se plaint que le monde soit si désespérément moyen semble être surtout qu'il y a malheureusement très peu d'hommes qui se comportent de façon exceptionnelle et inventive et que la plupart d'entre eux font tout simplement ce que tout le monde ou ce que la plupart des gens font. Mais la moyenne dont il s'agit n'est évidemment pas celle qui résulterait du comportement d'une multitude d'individus agissant indépendamment les uns des autres et se décidant avec une égale probabilité dans un sens ou dans l'autre. Les comportements intellectuels et moraux individuels ne semblent justement pas posséder, comme le font (au moins jusqu'à un certain point) les mariages, les divorces, les naissances, les accidents et les suicides, sur lesquels on peut faire des statistiques et effectuer des prévisions, le genre d'indépendance stochastique qui rendrait possible l'application des règles de la probabilité. Comme l'observe Poincaré, ce qui se conserve, malgré la variabilité des causes, et qui les empêche d'être aussi complexes qu'il le faudrait est la simplification considérable qu'introduit la tendance de l'individu à aligner son comportement sur celui des autres. Du fait que les êtres humains s'influencent constamment les uns les autres et sont à première vue capables d'orienter, instinctivement ou de façon plus ou moins concertée et organisée, leurs actions dans le même sens, il semble a priori radicalement impossible, bien que la comparaison soit tentante, de leur appliquer le genre d'hypothèse que la théorie cinétique applique au comportement des molécules d'un gaz. Ce qui s'y oppose est, d'une part, que les individus n'agissent généralement pas au hasard, mais de façon plus ou moins motivée et, d'autre part, qu'un de leurs motifs les plus constants et les plus puissants est justement le désir d'imiter simplement les autres. Le premier élément n'est peut-être pas un obstacle décisif si l'action humaine s'explique par une multitude de motifs complexes et variables qui agissent à peu près de la même façon que les petites causes dont la combinaison expliquerait, si nous les connaissions dans le détail, le résultat d'un coup aux dés et qui nous autorisent à supposer que les effets se distribueront globalement d'une façon qui n'est pas très différente de celle que l'on observe effectivement en pareil cas : mais, même si c'était le cas, les phénomènes de dépendance et la façon dont les différents « coups » s'influencent constamment les uns les autres continueraient à créer, de leur côté, une difficulté insurmontable.
- le début de ce que je viens de souligner dissipe l'ambiguïté évoquée plus haut, ambiguïté que j'aurais dénoncée en tout premier lieu si j'avais pris le parti d'exposer moi-même toutes ces idées au lieu de suivre le fil de « AMG commentant Bouveresse commentant Musil et Poincaré » : il faut bien distinguer le niveau individuel et le niveau collectif. Dire des individus qu'ils agissent (presque toujours, souvent, régulièrement) « au hasard » ne veut pas tant dire ici qu'ils font n'importe quoi ou ne réfléchissent à rien, qu'ils prennent leurs décisions (presque toujours, souvent, régulièrement...) comme on se décide à tourner à gauche ou à droite durant une promenade « au petit bonheur la chance » : cela veut dire qu'à l'arrivée, au niveau global, l'action combinée de tous les motifs qui les poussent à agir tels qu'ils le font donne un résultat qui n'est pas très différent de ce que ce résultat aurait été si les individus tiraient à pile ou face chacun de leurs faits et gestes. Pour poursuivre l'exemple de la promenade, d'une intersection de deux chemins de beauté à peu près égale : chaque promeneur, arrivant sans savoir ce qu'ont fait ses prédécesseurs, se décidera pour des motifs qui lui sont propres, éventuellement d'ailleurs au hasard. Au bout du compte, il est très probable qu'un sur deux partira à gauche, un sur deux à droite, comme si c'est le hasard qui avait décidé. Et l'on voit tout de suite que si le promeneur sait ce que les autres ont fait ou vont faire, soit par l'empreinte de leur pas, soit parce que d'autres promeneurs leur expliquent pourquoi à leur sens il est mieux d'aller dans telle direction que telle autre, alors il y a moins de chances que l'on aboutisse à une répartition égale des directions prises.
Le seul point commun qui permet de rapprocher une masse humaine d'une population de molécules ou d'atomes gazeux est probablement le nombre relativement grand (mais néanmoins comparativement beaucoup plus insignifiant) des individus qui la composent. Pour le reste, les choses s'y passent d'une façon qui semble à première vue bien différente. Selon une expression utilisée par Borel et qui est à la fois éclairante et porteuse des possibilités de confusion les plus désastreuses, les probabilités « permettent de comprendre que la nécessité d'un phénomène global n'est pas incompatible avec la “liberté” des phénomènes partiels ». Elles fournissent aussi, en sens inverse, « des exemples dans lesquels le déterminisme supposé absolu des phénomènes partiels ne permet pas de prévoir avec une rigueur absolue le phénomène global ». Mais si le phénomène partiel que l'on considère est le comportement humain individuel, on s'aperçoit que l'on a affaire à une situation mixte dans laquelle le détail des déterminismes de nature diverse qui ont pu aboutir à la production de l'action individuelle (si l'on suppose que celle-ci était rigoureusement déterminée) nous échappe largement, sans que pour autant nous soyons autorisés à considérer le comportement en question comme « libre », au sens exigé. (L'usage du mot « libre » n'a évidemment pas grand chose à voir ici avec la question de la liberté : dire que les comportements humains ne possèdent pas la liberté requise revient essentiellement à dire qu'ils ne sont pas suffisamment irréguliers.) De plus, comme l'explique Poincaré, « dans la théorie cinétique des gaz, on retrouve les lois connues de Mariotte et de Gay-Lussac, grâce à cette hypothèse que les vitesses des molécules gazeuses varient irrégulièrement, c'est-à-dire au hasard ». Mais quelles sont les « lois connues » de la société et de l'histoire humaine que l'on pourrait espérer retrouver en faisant l'hypothèse que les comportements intellectuels et moraux varient tout simplement au hasard ? Les physiciens nous disent que les lois observables seraient beaucoup moins simples « si les vitesses étaient réglées par quelque loi élémentaire simple, si les molécules étaient comme on dit organisées, si elles obéissaient à quelque discipline ». Or les lois qui gouvernent le comportement collectif des êtres humains, s'il y en a, ne sont ni suffisamment simples ni suffisamment bien établies pour justifier une hypothèse comme il s'agit, qui semble, en outre, immédiatement contredite par le fait que les groupes humains sont justement capables, pour le meilleur et pour le pire, de discipline et d'organisation et que c'est justement une des choses qui rendent si compliquées et si imprévisibles leurs actions." (L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, L'Éclat, 1993, pp. 138-142)
Le pire n'est jamais sûr, mais il faut reconnaître qu'en temps démocratique les choses se présentent, en ce point de notre raisonnement, de manière assez sinistre : si l'histoire n'est pas que hasard - si donc nous pouvons espérer peser quelque peu sur son cours, ce serait principalement à cause de l'esprit grégaire des gens, esprit grégaire qui - paradoxe de Tocqueville oblige - est d'ordinaire plus fort en régime démocratique. Ceci est finalement assez girardien : puisque les gens imitent, qu'ils imitent quelqu'un de bien - le Christ plutôt que Nicolas Sarkozy ou Christiano Ronaldo, pour le dire de façon brutale.
Paradoxalement donc, le hasard jouerait un rôle moins grand dans l'histoire depuis la modernité, ce qui avouons-le peut surprendre, et va en tout cas à l'encontre de de ce que nous avions supposé en ouverture. La suite de ce texte nous permettra j'espère d'être plus précis à ce sujet.
Pas d'illustration aujourd'hui en raison d'un problème technique, mais si vous avez besoin d'un peu de détente après ces considérations théoriques, suivez le guide (remerciements au Dr Orlof, of course) !
Oublions provisoirement le texte de René Guénon. Les pages de Jacques Bouveresse que je retranscris aujourd'hui traitent de la possibilité ou non d'appliquer les lois de la probabilité à l'histoire humaine. L'idée est la suivante : il semble que la façon dont les sociétés évoluent ne serait pas bien différente si elles se contentaient de suivre les lois du hasard et de la probabilité (symbolisées ici par le recours à la théorie cinétique des gaz : lorsque celle-ci est évoquée, cela veut dire que c'est le hasard qui dirige les choses), mais jusqu'à quel point peut-on passer de cette apparence à une affirmation, et que signifierait une telle affirmation quant à notre éventuel pouvoir d'agir sur le cours des choses ?
En toile de fond, vous retrouverez des interrogations sur la modernité et la démocratie toutes en ambiguïté : si le hasard régit l'évolution des sociétés, il importe peu qu'elles soient démocratiques, dictatoriales, absolutistes, communautaires... Mais si la façon dont ce hasard agit passe par le comportement « libre » de l'homme moyen, alors il y a des chances qu'un régime démocratique - presque au sens tocquevillien d'« égalité des conditions » - soit encore plus régi par le hasard qu'un régime « aristocratique ». Avec un important bémol, tocquevillien aussi, mais surtout girardien : le mimétisme de l'homme moyen en régime démocratique.
Pour vous faciliter la lecture, je scinde ce texte en deux : la partie de de ce jour est la plus abstraite, la suivante plus « pratique ».
"Musil utilise, sur le mode ironique, une notion, celle d'« inharmonie préétablie », qui contredit explicitement une des idées centrales du système leibnizien. Sa suggestion est que, si rien n'a été concerté, réglé et harmonisé au départ, si ce qui est donné initialement est justement une absence complète de coordination et de dessein, c'est-à-dire une situation qui permet aux lois du hasard de jouer pleinement, alors le résultat que nous observons s'explique très naturellement. Si les choses, prises individuellement, ne vont dans aucun sens particulier, alors il est normal que nous ayons l'impression qu'elles vont globalement toujours dans le même sens et que ce soit, comme on dit, « toujours la même histoire », celle de l'homme moyen, et non de l'homme supérieur. Ce qui est moyen étant toujours également ce qui est le plus probable, il n'y a pas à s'étonner que le monde reste désespérément moyen et même devienne de plus en plus moyen. Autrement dit, il suffit peut-être d'utiliser simplement les règles de la probabilité pour expliquer la constatation que fait l'Homme sans qualités au début du roman : « Il apparut même à Ulrich (....) que le fait qu'on supprimât ici les fusils et là les rois, qu'un quelconque progrès, petit ou grand, diminuât la sottise ou la méchanceté, était d'une importance désespérément minime ; car le niveau des contrariétés et de la méchanceté redevient aussitôt le même, comme si le monde reculait une jambe à chaque fois qu'il avance l'autre. Voilà un phénomène dont il faudrait déceler la cause et le mécanisme secret ! Ce serait, pour sûr ! incomparablement plus important que d'être un homme de bien selon des principes caducs ».
Ulrich considère qu'il est en fait plus urgent et plus courageux d'essayer réellement de comprendre pourquoi l'ensemble ne progresse pas ou ne progresse pas davantage que de pratiquer l'héroïsme de la bonne action individuelle quotidienne selon les préceptes moraux en usage. C'est pourquoi l'on peut dire que « celui qui, dans sa vie privée, évite le mal et fait le bien, au lieu de s'efforcer de mettre de l'ordre dans l'ensemble, ne fait qu'adopter prématurément un compromis avec sa conscience, crée un court-circuit, se dérobe dans l'univers privé ». Le compromis est prématuré parce qu'il faudrait d'abord s'interroger sur les raisons pour lesquelles le bien que l'on s'efforce de faire et le mal que l'on l'essaie d'éviter dans les limites de son univers privé ont un effet si négligeable sur l'ensemble.
Ce qu'Ulrich propose à sa soeur d'admettre est que : « Supposé un jeu de hasard possible, le résultat montrerait la même répartition de chances et de malchances que la vie. Mais que le second membre de cette phrase hypothétique soit vrai ne permet nullement de conclure à la vérité du premier ». Autrement dit, si la réalité socio-historique était gouvernée entièrement par les lois du hasard, le cours des événements humains ne serait sans doute pas très différent de celui que nous observons ; mais cela ne prouve pas qu'elle soit effectivement gouvernée uniquement ou même principalement de cette façon. Ulrich reconnaît honnêtement que, pour pouvoir affirmer cela, c'est-à-dire conclure que, les choses humaines étant ce qu'elles sont, elles ne peuvent se produire et évoluer qu'en fonction des lois du hasard, il faudrait effectuer un travail que personne n'a encore entrepris jusqu'ici : « Pour être croyable, la réversibilité du rapport exigerait une comparaison plus précise, qui permettrait d'appliquer les notions de la probabilité aux événements historiques et intellectuels et de confronter deux domaines aussi différents ». Le raisonnement d'Ulrich pourrait être explicité de la façon suivante. Le seul sens dans lequel un système qui est abandonné entièrement aux lois du hasard puisse aller est celui qui va vers des états de plus en plus probables. Or c'est bien ce que le monde humain donne l'impression de faire, tout au moins si l'on en croit ceux qui se plaignent de la tyrannie croissante de la moyenne et de l'homme moyen. Pourquoi ne pas adopter, par conséquent, l'hypothèse audacieuse que les affaires humaines sont, en dépit de tout ce que nous aimerions croire, gouvernées de part en part par le hasard et par lui seul ?
La difficulté est, comme l'admet Ulrich, qu'il faudrait pour cela effectuer une comparaison qui semble tout à fait problématique. Après avoir évoqué les paradoxes auxquels a donné lieu l'application des lois du hasard aux sciences morales, Poincaré conclut qu'en réalité elles ne s'appliquent pas à ces questions, ne serait-ce justement qu'à cause de la tendance qu'a l'être humain à agir la plupart du temps simplement comme les autres. Le fait que les causes du comportement humain soient généralement très complexes et très obscures ne signifient pas qu'elles remplissent les conditions exigées pour que l'on puisse utiliser le calcul des probabilités dans les cas de ce genre : « Nous sommes tentés d'attribuer au hasard les faits de cette nature parce que les causes en sont obscures ; mais ce n'est pas là le vrai hasard. Les causes nous sont inconnues, il est vrai, et même elles sont complexes ; mais elles ne le sont pas assez puisqu'elles conservent quelque chose ; nous avons vu que c'est là ce qui distingue les causes “ trop simples ”. Quand les hommes sont rapprochés, ils ne se décident plus au hasard et indépendamment les uns des autres ; ils réagissent les uns sur les autres. Des causes multiples entrent en action, elles troublent les hommes, les entraînent à droite et à gauche, mais il y a une chose qu'elles ne peuvent détruire, ce sont leurs habitudes de moutons de Panurge. Et c'est cela qui se conserve » (Le hasard).
- l'expression que j'ai soulignée introduit une déplaisante ambiguïté, laquelle sera levée, au moins en principe, à la fin de ce paragraphe.
En d'autres termes, ce qu'on veut dire lorsqu'on se plaint que le monde soit si désespérément moyen semble être surtout qu'il y a malheureusement très peu d'hommes qui se comportent de façon exceptionnelle et inventive et que la plupart d'entre eux font tout simplement ce que tout le monde ou ce que la plupart des gens font. Mais la moyenne dont il s'agit n'est évidemment pas celle qui résulterait du comportement d'une multitude d'individus agissant indépendamment les uns des autres et se décidant avec une égale probabilité dans un sens ou dans l'autre. Les comportements intellectuels et moraux individuels ne semblent justement pas posséder, comme le font (au moins jusqu'à un certain point) les mariages, les divorces, les naissances, les accidents et les suicides, sur lesquels on peut faire des statistiques et effectuer des prévisions, le genre d'indépendance stochastique qui rendrait possible l'application des règles de la probabilité. Comme l'observe Poincaré, ce qui se conserve, malgré la variabilité des causes, et qui les empêche d'être aussi complexes qu'il le faudrait est la simplification considérable qu'introduit la tendance de l'individu à aligner son comportement sur celui des autres. Du fait que les êtres humains s'influencent constamment les uns les autres et sont à première vue capables d'orienter, instinctivement ou de façon plus ou moins concertée et organisée, leurs actions dans le même sens, il semble a priori radicalement impossible, bien que la comparaison soit tentante, de leur appliquer le genre d'hypothèse que la théorie cinétique applique au comportement des molécules d'un gaz. Ce qui s'y oppose est, d'une part, que les individus n'agissent généralement pas au hasard, mais de façon plus ou moins motivée et, d'autre part, qu'un de leurs motifs les plus constants et les plus puissants est justement le désir d'imiter simplement les autres. Le premier élément n'est peut-être pas un obstacle décisif si l'action humaine s'explique par une multitude de motifs complexes et variables qui agissent à peu près de la même façon que les petites causes dont la combinaison expliquerait, si nous les connaissions dans le détail, le résultat d'un coup aux dés et qui nous autorisent à supposer que les effets se distribueront globalement d'une façon qui n'est pas très différente de celle que l'on observe effectivement en pareil cas : mais, même si c'était le cas, les phénomènes de dépendance et la façon dont les différents « coups » s'influencent constamment les uns les autres continueraient à créer, de leur côté, une difficulté insurmontable.
- le début de ce que je viens de souligner dissipe l'ambiguïté évoquée plus haut, ambiguïté que j'aurais dénoncée en tout premier lieu si j'avais pris le parti d'exposer moi-même toutes ces idées au lieu de suivre le fil de « AMG commentant Bouveresse commentant Musil et Poincaré » : il faut bien distinguer le niveau individuel et le niveau collectif. Dire des individus qu'ils agissent (presque toujours, souvent, régulièrement) « au hasard » ne veut pas tant dire ici qu'ils font n'importe quoi ou ne réfléchissent à rien, qu'ils prennent leurs décisions (presque toujours, souvent, régulièrement...) comme on se décide à tourner à gauche ou à droite durant une promenade « au petit bonheur la chance » : cela veut dire qu'à l'arrivée, au niveau global, l'action combinée de tous les motifs qui les poussent à agir tels qu'ils le font donne un résultat qui n'est pas très différent de ce que ce résultat aurait été si les individus tiraient à pile ou face chacun de leurs faits et gestes. Pour poursuivre l'exemple de la promenade, d'une intersection de deux chemins de beauté à peu près égale : chaque promeneur, arrivant sans savoir ce qu'ont fait ses prédécesseurs, se décidera pour des motifs qui lui sont propres, éventuellement d'ailleurs au hasard. Au bout du compte, il est très probable qu'un sur deux partira à gauche, un sur deux à droite, comme si c'est le hasard qui avait décidé. Et l'on voit tout de suite que si le promeneur sait ce que les autres ont fait ou vont faire, soit par l'empreinte de leur pas, soit parce que d'autres promeneurs leur expliquent pourquoi à leur sens il est mieux d'aller dans telle direction que telle autre, alors il y a moins de chances que l'on aboutisse à une répartition égale des directions prises.
Le seul point commun qui permet de rapprocher une masse humaine d'une population de molécules ou d'atomes gazeux est probablement le nombre relativement grand (mais néanmoins comparativement beaucoup plus insignifiant) des individus qui la composent. Pour le reste, les choses s'y passent d'une façon qui semble à première vue bien différente. Selon une expression utilisée par Borel et qui est à la fois éclairante et porteuse des possibilités de confusion les plus désastreuses, les probabilités « permettent de comprendre que la nécessité d'un phénomène global n'est pas incompatible avec la “liberté” des phénomènes partiels ». Elles fournissent aussi, en sens inverse, « des exemples dans lesquels le déterminisme supposé absolu des phénomènes partiels ne permet pas de prévoir avec une rigueur absolue le phénomène global ». Mais si le phénomène partiel que l'on considère est le comportement humain individuel, on s'aperçoit que l'on a affaire à une situation mixte dans laquelle le détail des déterminismes de nature diverse qui ont pu aboutir à la production de l'action individuelle (si l'on suppose que celle-ci était rigoureusement déterminée) nous échappe largement, sans que pour autant nous soyons autorisés à considérer le comportement en question comme « libre », au sens exigé. (L'usage du mot « libre » n'a évidemment pas grand chose à voir ici avec la question de la liberté : dire que les comportements humains ne possèdent pas la liberté requise revient essentiellement à dire qu'ils ne sont pas suffisamment irréguliers.) De plus, comme l'explique Poincaré, « dans la théorie cinétique des gaz, on retrouve les lois connues de Mariotte et de Gay-Lussac, grâce à cette hypothèse que les vitesses des molécules gazeuses varient irrégulièrement, c'est-à-dire au hasard ». Mais quelles sont les « lois connues » de la société et de l'histoire humaine que l'on pourrait espérer retrouver en faisant l'hypothèse que les comportements intellectuels et moraux varient tout simplement au hasard ? Les physiciens nous disent que les lois observables seraient beaucoup moins simples « si les vitesses étaient réglées par quelque loi élémentaire simple, si les molécules étaient comme on dit organisées, si elles obéissaient à quelque discipline ». Or les lois qui gouvernent le comportement collectif des êtres humains, s'il y en a, ne sont ni suffisamment simples ni suffisamment bien établies pour justifier une hypothèse comme il s'agit, qui semble, en outre, immédiatement contredite par le fait que les groupes humains sont justement capables, pour le meilleur et pour le pire, de discipline et d'organisation et que c'est justement une des choses qui rendent si compliquées et si imprévisibles leurs actions." (L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, L'Éclat, 1993, pp. 138-142)
Le pire n'est jamais sûr, mais il faut reconnaître qu'en temps démocratique les choses se présentent, en ce point de notre raisonnement, de manière assez sinistre : si l'histoire n'est pas que hasard - si donc nous pouvons espérer peser quelque peu sur son cours, ce serait principalement à cause de l'esprit grégaire des gens, esprit grégaire qui - paradoxe de Tocqueville oblige - est d'ordinaire plus fort en régime démocratique. Ceci est finalement assez girardien : puisque les gens imitent, qu'ils imitent quelqu'un de bien - le Christ plutôt que Nicolas Sarkozy ou Christiano Ronaldo, pour le dire de façon brutale.
Paradoxalement donc, le hasard jouerait un rôle moins grand dans l'histoire depuis la modernité, ce qui avouons-le peut surprendre, et va en tout cas à l'encontre de de ce que nous avions supposé en ouverture. La suite de ce texte nous permettra j'espère d'être plus précis à ce sujet.
Pas d'illustration aujourd'hui en raison d'un problème technique, mais si vous avez besoin d'un peu de détente après ces considérations théoriques, suivez le guide (remerciements au Dr Orlof, of course) !
Libellés : Blonde Zombie, Bouveresse, C. Ronaldo, Dr Orlof, Girard, Musil, Poincaré, R. Camus, Sarkozy, Tocqueville
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