mardi 15 juillet 2008

Espace vital.

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Rougemont écrivait en 1942 :

"Il faut se moquer de la démocratie. D'abord parce qu'elle est le seul régime qui tolère une critique railleuse. Ensuite, parce que l'humour est nécessaire pour la bonne marche des institutions, dans un ordre social presque entièrement profane. Voici comment.

Le Diable est sardonique et ironique à souhait, mais il ne supporte pas l'humour, et c'est par là, probablement, qu'il s'accorde le moins avec notre régime. Car la Démocratie étant basée sur cette supposition elle-même humoristique, que tous les hommes sont égaux, elle ne peut fonctionner sans humour, non plus qu'une machine sans huile et sans jeu entre ses parties. C'est le sens de l'humour qui sauve les hommes vivant dans un Etat démocratique. Et de quoi les sauve-t-il ? De l'asphyxie par la proximité, qui serait le résultat fatal de notre destruction des hiérarchies. Grâce au sens de l'humour, une distance respirable et respectable peut être rétablie entre voisins, entre maris et femmes, ou entre fonctionnaires et victimes normales de l'Etat.

Prenez en effet une démocratie quelconque. Supprimez toute espèce d'humour aussi bien dans sa vie quotidienne - rouspétance du citoyen - que dans sa vie proprement politique - farce des partis - et vous obtiendrez au terme de l'opération, si elle est énergiquement poussée, l'Etat totalitaire dans sa splendeur native." (La part du diable, Gallimard-Idées, pp. 97-98)

Où, sur la fin, l'on retrouve Muray et notre bienheureux monde contemporain... On peut rapprocher ce texte de ces lignes de Jacques Bouveresse présentant un ouvrage de Karl Kraus (je crois que c'est dans sa préface à la réédition de La troisième nuit de Walpurgis):

"C'est... un aspect à la fois essentiel et problématique : il y a quelque chose dans la satire krausienne (et probablement aussi, si l'on songe à un cas comme celui de Swift, le satiriste par excellence, dans la satire en général) qui n'est sans doute pas démocratique ou, du moins, pas facile à concilier avec l'idée que l'on se fait généralement de la démocratie. Le satiriste ne croit, en tout cas, pas que toutes les opinions méritent d'être considérées et discutées : c'est par la dérision et le mépris, plutôt que par la discussion, que doivent être « traitées » certaines d'entre elles."

Mais ce n'est pas « problématique » : tout n'a pas à être démocratique dans une démocratie, et même - Denis de Rougemont rejoint ici un raisonnement déjà cité deux fois en ces lieux (le plus récemment ici) de Vincent Descombes - il faut que certaines choses - chez V. Descombes, la famille et l'école - ne le soient pas pour que l'ensemble ait une chance de l'être à peu près.

Il rejoint aussi, dans le même temps, l'idée que j'avais exprimée en adjoignant J. Rancière à L. Dumont : une société d'idéologie inégalitaire, une société hiérarchisée, a besoin dans les faits d'égalité entre ses membres pour fonctionner ; une société d'idéologie égalitaire - démocratique - a, elle, besoin d'inégalité dans les faits pour fonctionner, et le sens de l'humour, la satire, qui sont la conscience explicite et proclamée que des hommes sont moins forts, moins intelligents, moins altruistes, etc. que d'autres, est un des rouages importants de ce mécanisme.

(On retrouve un basculement que j'avais souligné dans le temps : avec le passage de la tradition à la modernité, et plus précisément avec des gens comme Flaubert, Musil, Brel..., on passe du constat ancien de l'existence de la bêtise, à l'interrogation, ironique et/ou désespérée sur la nature et les origines de cette bêtise.)

De ce point de vue, peut-être est-il possible d'interpréter l'idéologie (non plus au sens de Dumont comme précédemment, mais au sens plus banal, « marxiste ») d'inspiration darwinienne qui imprègne le climat actuel en France, comme une réaction sauvage à la censure morale sur les humoristes ("Il ne faut pas rire de ceci, de cela...") en particulier et sur la méchanceté en général, dans les années 80 puis 90 ; la violente réaffirmation de l'inégalité, son exaltation, la volonté politique de l'accentuer au niveau économique et de la consacrer ainsi un peu plus, seraient comme un retour du refoulé : on a cru possible de se passer d'une soupape de sécurité « nécessaire pour la bonne marche des institutions » (« C'est le sens de l'humour qui sauve les hommes vivant dans un Etat démocratique »), on se retrouve avec une idéologie fort peu démocratique. Ici comme ailleurs, le sarkozysme fait souffler un peu d'air en rouvrant une porte fermée par le "politiquement correct", mais il le fait bien mal, et, à la manière de N. Sarkozy lui-même, c'est-à-dire celle d'un bourrin (et fier de l'être).

(Ce qui n'empêche évidemment pas le sarkozysme d'être aussi très politiquement correct sur certains points : outre que cette notion est à géométrie variable, on ne peut pas s'opposer à certaines tendances de fond.)


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