"Le pouvoir, par sa nature même, n'est pas démocratique, mais il doit être populaire."
Ce texte était à peu près achevé hier samedi soir, je voulais avoir l'oeil clair pour le finir, mais ai découvert avant de dormir que le maître venait de reproduire une partie des citations qu'il contient. Je n'y ai pas vu de raison de surseoir à sa publication. Encore un peu de Todd donc pour votre dimanche :
"L'incapacité du Parti socialiste à définir un programme provient peut-être tout simplement de ce qu'au fond il ne veut plus gouverner. [Voici un auteur qui a de toute évidence de bonnes lectures.] Parti d'élus locaux, il se satisfait de jouir du pouvoir local, niveau auquel il peut apaiser des tensions sociales nées de la désintégration des structures économiques. Cette option basse cependant devient elle-même problématique parce que les moyens financiers se contractent à mesure que la pression sur les salaires augmente.
D'horizontal, le dualisme politique devient vertical : au pouvoir local de la gauche répond le pouvoir national de la droite ou plutôt son impuissance nationale. L'activisme forcené de Nicolas Sarkozy a en effet le mérite de mettre en évidence l'absence de pouvoir effectif du plus volontariste des présidents, dans un contexte de libre-échange et de capitalisme financier parvenu à maturité.
- paragraphe qui signifie, "tout simplement", que le PS n'est pas dans l'opposition - l'amusant, à la lumière des derniers vaudevilles socialistes, étant que c'est celle (S. Royal) qui s'éloigne le plus des positions dites de gauche du parti qui vient aussi mettre un peu de bordel dans cet aspect « association de notables dans un but conservateur » - ce qui ne l'empêche pas d'être elle-même un bel exemple de notable, on s'amuse au PS... Notons par ailleurs que de ce point de vue les résultats pas si mauvais des socialistes aux élections législatives de 2007 par rapport au raz-de-marée de droite prévu n'étaient pas une bonne nouvelle : ils ne changeaient rien au fait que le Parlement était à la botte de N. Sarkozy, qu'Allah l'émascule, mais permettait aux dignitaires socialistes de conserver leurs « bastions », c'est-à-dire leurs indemnités, bureau, voiture de fonction, secrétaire à la bouche coopérative, etc. Mais laissons E. Todd continuer.
La mécanique de neutralisation du suffrage universel se détraque. Du point de vue des hommes politiques, qui ont de plus en plus de mal à se faire élire pour ensuite ne pas gouverner, une solution serait que cesse la comédie. Le refus d'obéir au peuple pourrait être officialisé par une suppression du suffrage universel, par l'instauration d'un régime politique franchement autoritaire. L'hypothèse paraîtra à certains exagérée. Mais nous devons avoir à l'esprit la violence des tensions auxquelles est soumis le corps social, et qui vont s'accroître avec la baisse du niveau de vie du plus grand nombre.
On commence à peine à réfléchir aux implications de la croissance chinoise pour la théorie du libre-échange ; on n'a pas encore envisagé ses implications pour la théorie politique (...). La Chine combine croissance par les exportations et dictature du Parti communiste. Nous nous inquiétons de la date à laquelle elle acceptera, sous l'effet de l'élévation de son niveau de vie et de ses contacts avec « l'Occident civilisateur », de se conformer à une vision américaine ou européenne de la démocratie. Nous attendons avec impatience que la Chine modernisée combine dans sa pratique politique suffrage universel et pluralisme des partis. Mais (...) nous devons, à l'inverse, nous demander - compte tenu de la taille de la Chine, du rôle de plus en plus central qu'elle joue dans la détermination des niveaux de revenus américains et européens -, si le Parti communiste chinois ne nous indique pas aussi l'objectif politique à atteindre : la dictature, appelée chez nous gouvernance.
- P. Jorion écrivait il y a quelques semaines que les Etats-Unis risquaient fort de devoir devenir sous peu aussi autoritaires en matière de politique économique que la Chine, s'ils voulaient « sauver » ce qui peut encore être « sauvé ». Et pour ce qui est des libertés publiques, on sait qu'avec des joyeusetés comme le "Patriot Act", il ne sera pas bien difficile, dans les faits, de les diminuer à mesure des « besoins ».
En France, et ailleurs dans le monde développé, l'opposition entre population et classe dirigeante s'exaspère, et il devient de plus en plus difficile de neutraliser le suffrage universel par le spectacle. Les affaires européennes donnent régulièrement l'occasion à nos classes dirigeantes - entendues en un sens large : financières et médiatiques autant que politiques - de laisser transparaître la vigueur de leur tropisme antidémocratique. Chaque « non » a un référendum sur l'Europe entraîne (...) un déchaînement de commentaires exaspérés sur le mauvais usage que font les populations du droit de vote.
Supprimer, dans les dix à trente ans qui viennent, le suffrage universel, ne serait certes pas une tâche aisée. Bien des facteurs sociaux semblent exclure cette possibilité : tout le monde sait lire et le tiers de la population aura bientôt fait des études supérieures. Mais nous vivons dans une société d'un genre nouveau, dénuée de croyances collectives et de forces intermédiaires organisées, dans laquelle, en outre, la conscription a été remplacée par une armée de métier.
La montée vraisemblable de conflits de classes immatures, c'est-à-dire sans programme, ne pourrait qu'engendrer un climat de violence et de peur, dont le seul effet politique serait une autonomisation de l'Etat (je souligne pour mémoire, c'est un point sur lequel je dois revenir bientôt) sur fond d'anarchie.
L'atomisation résultant de la forme narcissique de l'individualisme contemporain fait de la société une masse inerte, fragile, vulnérable. Nous avons déjà constaté qu'elle est incapable de s'opposer à une politique étrangère qu'elle désapprouve, non seulement en France avec l'envoi de troupes en Afghanistan, mais quelques années plus tôt, quand les gouvernements anglais, italien et espagnol décidèrent que leurs pays devaient participer activement à la guerre en Irak. Et si les Français ont eu la force de voter non au Traité constitutionnel européen, ils n'ont pas trouvé l'énergie nécessaire pour refuser le traité simplifié promu par Nicolas Sarkozy.
Il n'est pas certain que des individus isolés, soumis à une baisse substantielle de leur salaire, ou de leur retraite, soient capables de s'opposer vigoureusement à une suppression de leurs droits politiques dans un climat par ailleurs de plus en plus sécuritaire. Comment ne pas voir en effet qu'un ensemble de forces sociales poussent les sociétés postindustrielles à toujours plus surveiller, contrôler, incarcérer ? Jusqu'à présent, en France, on s'est contenté de surpeupler les prisons sans réaliser les investissements nécessaires, ni même augmenter de façon significative les effectifs de la police. Mais on sent que la dynamique sécuritaire n'a pas atteint son terme. (...)
Nous avons eu la surprise, au lendemain de l'élection de Nicolas Sarkozy, de voir dans Le Nouvel Observateur Henri Guaino vanter le coup d'Etat du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte comme l'un des trois grands moment de l'Histoire de France. Merci pour l'avertissement. L'exemple du bonapartisme nous rappelle qu'un régime autoritaire peut conserver certaines des formes extérieures de la démocratie. Le bonapartisme cher à Guaino inclut le maintien d'un suffrage universel bidon parce que indirect, ou privé de la pluralité des candidatures.
- on aura noté que E. Todd mélange ici Napoléon Ier et Napoléon III : cela ne nuit pas à sa démonstration mais peut porter à confusion.
Dans le contexte politique français actuel, envahi par l'image démultipliée du Président, ce serait cependant une grave erreur d'analyse que de situer à droite de l'échiquier politique l'aspiration la plus violente au dépassement de la démocratie. Le sarkozisme semble plutôt s'orienter vers le choix d'une ethnicisation de la démocratie. Ce genre d'option aboutit il est vrai à la restriction en pratique ou en théorie du droit de suffrage d'une partie de la population, la minorité ethnique choisie comme bouc émissaire. Mais le gros du peuple garde son droit de vote. Il ne s'agit au fond que de faire revivre une forme primitive de démocratie [compléments et explications à venir plus tard sur ce sujet, si Allah me prête vie jusque-là], en faisant appel à tout ce qu'il y a de mauvais en nous. On peut parler de démocratie régressive, ou négative.
La gauche est privée de cette option. Ses bons sentiments internationalistes la conduisent au contraire, avec raison, à stigmatiser les réflexes ethnicisants de la population lorsqu'ils s'expriment. Mais que faire si l'on refuse de s'appuyer sur les mauvais instincts du corps électoral ? Une logique alarmante menace le Parti socialiste s'il persiste dans son attachement à ce libre-échange qui attise les réactions xénophobes de la population : qu'il finisse par conclure que le peuple est par nature mauvais et qu'il faut lui retirer le droit de suffrage, ou du moins en limiter sérieusement l'exercice.
Le côté bon élève de beaucoup de dirigeants socialistes s'allie souvent à une arrogance qui pourrait virer en sentiment antidémocratique. Une étude statistique serait évidemment nécessaire, mais il me semble que les hommes politiques de droite prennent avec plus de philosophie leurs échecs électoraux [l'ex-compagne de M. Demange, du fond de sa tombe, a quelque raison de protester, mais passons]. Le retrait enfantin et vexé de Jospin, au soir de son élimination de 2002, a été extraordinairement significatif. Il a démissionné dans tous les sens du mot. Mais plutôt que de démissionner, les dirigeants socialistes humiliés préféreront peut-être un jour démettre ce peuple incapable de les comprendre. On décèle chez des socialistes ou d'anciens socialistes d'autres signes inquiétants d'une hostilité latente à la démocratie, comme, par exemple, la prédilection qu'ils manifestent pour les fonctions internationales échappant à tout processus électif : Strauss-Kahn au FMI, Lamy à l'OMC. Trichet est passé, brièvement sans doute, par le PSU et la CFDT avant de servir Balladur puis la Banque centrale européenne. Et n'oublions pas le plus important, le beau modèle de l'antidémocratisme socialiste que fut Jacques Delors, réfractaire d'instinct aux procédures électorales. Il fut à la tête de la Commission européenne et capable, durant le débat sur le traité de Maastricht, de dénier à ses adversaires le droit de participer à la - pardon - à sa démocratie.
- difficile de ne pas ajouter à cette liste l'immondice Kouchner, qui, s'il accepta, à contre-coeur, de se présenter à quelques reprises devant les électeurs, se fit alors systématiquement battre, et qui, handicapé pour des élections plus importantes par cet évident refus de sa personne par lesdits électeurs, s'est résolu à finir sa vie politique comme, rôles éminemment méprisables, valet, bouffon et porte-flingue du Président, qu'Allah les empale tous deux. Cette vieille salope à l'air lifté est comme un poisson dans l'eau du sarkozysme - qui se souvient encore, un peu plus d'un an après sa prise de fonctions, qu'elle fut, pendant des années, « socialiste » ?
La suppression des élections poserait évidemment autant de problèmes qu'elle en résoudrait (...), mais n'oublions pas que la démocratie ne représente après tout qu'une infime période de l'histoire humaine et que bien des régimes politiques se sont passés d'élections. La cooptation existe. (...) On pourrait [ainsi] conserver le droit de voter aux élections locales. Dans l'hypothèse d'un coup d'Etat, nous pouvons faire confiance aux militants socialistes pour se présenter en défenseurs acharnés de cette démocratie locale au sein de laquelle ils tiennent tant de place.
Je ne plaisante pas. La menace d'une suppression du suffrage universel me paraît beaucoup plus sérieuse que celle d'une république ethnique. Le fonctionnement anarchique de valeurs égalitaires mène le plus souvent, dans un contexte de régression économique, à des solutions de dictature. La tradition française, dans la longue durée, ce n'est pas seulement l'individualisme et la République, c'est aussi l'absolutisme louis-quatorzien et la dictature des deux Bonaparte.
D'ailleurs, un système à deux niveaux combinant autorité supérieure sans contrôle et suffrage local existe déjà : l'Europe. Tandis qu'à l'échelon inférieur de la nation le suffrage universel subsiste, à l'échelon supérieur des institutions la cooptation règne." (Après la démocratie, pp. 241-47.)
E. Todd évoque ensuite la possibilité de faire servir les institutions européennes à de meilleures fins - le protectionnisme, c'est le chapitre suivant.
J'ai fait on l'a vu quelques coupures, notamment quand le style de ce livre écrit sans doute trop rapidement se fait approximatif et/ou journalistique. L'important était la thèse générale et le regard porté sur nos amis les socialistes, cette épouvantable force de nuisance.
Quant à savoir si M. Todd a raison... Les tendances antidémocratiques qu'il évoque existent, c'est une évidence. L'emporteront-elles, je l'ignore, et je ne sais même pas s'il ne vaudrait pas mieux qu'elles l'emportent pendant quelque temps. La politique du pire n'a jamais été mon genre, mais peut-être un intermède autoritaire permettrait-il de clarifier certaines choses, en tout cas de dissocier nettement suffrage universel et souveraineté populaire : non que ces deux concepts soient nécessairement incompatibles, mais pour bien montrer qu'ils sont fort différents l'un de l'autre. On pourrait même aller jusqu'à se demander si le suffrage universel n'est pas devenu un obstacle à la souveraineté populaire. Les exemples et expressions choisis par Emmanuel Todd le suggèrent : "si les Français ont eu la force de voter non au Traité constitutionnel européen, ils n'ont pas trouvé l'énergie nécessaire pour refuser le traité simplifié promu par Nicolas Sarkozy." D'une part il n'a pas fallu beaucoup de « force » pour glisser un bulletin dans l'urne (mais effectivement une certaine sagacité pour choisir le bon bulletin), d'autre part, dès qu'il n'y a plus de suffrage universel, en l'occurrence de référendum, l'« énergie nécessaire » manque aux Français, ils ne savent plus quoi faire : peut-être que s'ils n'ont plus le suffrage universel et les illusions de souveraineté qu'il procure, l'« énergie » et l'inventivité leur reviendront... - Que le lecteur ne s'inquiète pas, nous en reparlerons !
Une digression par ailleurs, puisque nous évoquons E. Todd : dans une récente interview à Minute, Alain Soral se réclame d'Emmanuel Todd. Je veux bien, mais s'il y a un sentiment que provoque la lecture de Après la démocratie, c'est bien que le FN est fini, et pour longtemps - ce qui, ajouterai-je, n'est pas nécessairement une bonne nouvelle. Certes, ce côté « toujours un train de retard » fait si l'on veut partie du charme d'Alain Soral, certes on ne peut pas changer d'avis ni de parti toutes les cinq minutes, certes les combats perdus d'avance sont émouvants et les "chants les plus désespérés sont les plus beaux", mais notre Musset de la Marine me semble quelque peu pathétique lorsqu'il estime que si N. Sarkozy a gagné les élections c'est parce qu'il s'est inspiré du programme du FN version Soral, oubliant ces deux légers détails que, non seulement c'est Nicolas Sarkozy qui a gagné les élections et pas Jean-Marie Le Pen ou Alain Soral, mais qu'en les gagnant il a niqué le FN bien profond. D'ailleurs, M. Sarkozy a tout niqué, et il a tout niqué parce qu'il a tout niqué d'un coup, le PS, le centre et le FN. C'est une révolution ! (Une révolution, bordel ! On n'a jamais vu depuis de Gaulle quelqu'un détruire ainsi tous les partis en place. Les « observateurs » spéculent sur une dérive bonapartiste plus ou moins forte ou un éventuel « coup d'Etat », mais la révolution a déjà eu lieu, et à 53 % des voix ! Il faut en prendre la mesure !) - Bref, en tant qu'animateur de "Egalité et réconciliation", Alain Soral a peut-être un travail utile à faire, mais par rapport au FN, il perd son temps. Et le mien par la même occasion, qui en compte si peu - quand je pense que le monde s'écroule, et que je risque de n'avoir pas le temps de vous expliquer clairement pourquoi avant l'apocalypse... Allah vous garde - et Dieu sait que vous en avez besoin !
(Ajout le 15.12)
Nicolas Sarkozy aurait voulu confirmer les thèses d'Emmanuel Todd qu'il ne s'y serait pas pris autrement. Olivier Bonnet peut être très énervant par certaines attitudes (cette expression « sabre au clair », quel ridicule, quelle bouffonnerie - j'avais été lui chercher noise sur le sujet un jour de désoeuvrement : il n'y a pas de lien permanent, mais les curieux peuvent aller dans la rubrique Football, à la brève "Domenech n'a pas de figure"), mais il décrit bien ici le genre de tour de passe-passe anti suffrage universel qui contribue à isoler les « élites » de tout - au nom de la démocratie, bien sûr. Comme disait l'autre, démocratie, démocratie, que d'enculeries on commet en ton nom...
Libellés : Bonnet, Chine, Delors, Demange, Guaino, Guillermo, Jorion, Jospin, Kouchner, Le Pen, Marine Le Pen, Musset, Royal, Rubens, Sarkozy, Socialisme, Soral, Strauss-Kahn, Todd, Voyer
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