mardi 21 juillet 2009

"Entre le musée et le bordel..." - Que les Français vous enculent !

Saine lecture que le recueil de textes écrits par Orwell durant et juste après la Seconde Guerre mondiale, A ma guise. Chroniques 1943-1947 (Agone, 2008), preuve que l'on peut exprimer clairement des choses complexes, preuve aussi que l'on peut garder sa liberté d'esprit même en des circonstances extrêmes. (Ce qui ne signifie pas que tout y soit incontestable, c'est une autre question, je n'aborderai pas aujourd'hui les sujets qui peuvent me fâcher.)

Un petit échantillon, sur des sujets divers, histoire de montrer encore une fois que tout change et que rien ne change...

"Si l'on veut se croire infaillible, il ne faut pas tenir de journal. En relisant mon journal de 1940 et 1941, je me rends compte que je me suis trompé chaque fois que c'était possible. Mais tout de même moins que les experts militaires. En 1939, les experts de diverses écoles nous disaient que la ligne Maginot était imprenable, et que le pacte russo-germanique avait mis un terme à l'expansion de Hitler vers l'est ; début 1940, ils nous disaient que l'époque de la guerre des chars était derrière nous ; milieu 1940, ils disaient que les Allemands allaient envahir la Grande-Bretagne sous peu ; milieu 1941, que l'Armée rouge s'effondrerait en six semaines ; en décembre 1941, que le Japon s'écroulerait avant trois mois ; en juillet 1942, que l'Égypte était perdue - et ainsi de suite, indéfiniment.

Où sont aujourd'hui les hommes qui nous tenaient ces propos ? Ils sont restés à leur poste et touchent de gras salaires. En lieu et place du cuirassé insubmersible nous avons l'expert militaire insubmersible." (1954, p. 45)

"Une société totalitaire, pense-t-on, doit être plus forte qu'une société démocratique : l'opinion des experts a nécessairement plus de valeur que celle de l'homme ordinaire. L'armée allemande avait remporté les premières batailles ; elle devait donc remporter la dernière. Mais c'est ignorer la grande force de la démocratie : sa capacité critique.

Il serait absurde de prétendre que la Grande-Bretagne ou les États-Unis sont de véritables démocraties ; mais, dans ces deux pays, l'opinion publique peut influencer la politique et, tout en commettant nombre d'erreurs mineures, elle évite probablement les plus grosses. Si l'Allemand ordinaire avait eu son mot à dire dans la conduite de la guerre, il est fort peu probable, par exemple, que l'Allemagne aurait attaqué la Russie alors que la Grande-Bretagne restait en lice et, plus improbable encore, qu'elle aurait commis l'absurdité de déclarer la guerre à l'Amérique six mois plus tard. Il faut être un expert pour commettre des erreurs aussi grossières. Quand on voit comment le régime nazi a réussi à s'autodétruire en une douzaine d'années, on peut difficilement croire à la valeur de survie du totalitarisme. Pourtant, je ne rejetterais pas l'idée que la classe des « managers » puisse prendre le contrôle de notre société et qu'ils nous jetteraient dans des situations infernales, avant de s'autodétruire." (1944, pp. 67-68)

Eh oui... Je ne sais pas à quel point Orwell a raison, mais on peut de plus en déduire que les expéditions dans lesquelles G. W. Bush a emmené ses compatriotes, les alliances et aventures promues par N. Sarkozy, dans tous les cas si dangereuses, on peut en déduire que ces expéditions en disent long sur l'état de la démocratie en France et aux États-Unis.

Par ailleurs, le parallèle entre l'homme ordinaire et l'expert qui conclut des premières victoires allemandes à l'inéluctable défaite des démocraties, me rappelle ce texte de Paulhan dont je dois vous parler depuis des années, "La démocratie fait appel au premier venu", texte publié en 1939 et qu'on interprète parfois comme une préfiguration d'une action comme l'appel du 18 juin. (Ce qui permettrait d'ailleurs d'interpréter la vie de de Gaulle dans l'optique d'un Badiou, celle de la fidélité d'un homme à un événement fondateur, ici sa réaction devant la débâcle. Passons). Ceci pour dire qu'il ne faut jamais désespérer, même maintenant...


Enchaînons avec des choses plus légères,

- un aphorisme tellement daté qu'on peut maintenant le renverser complètement, les polarisations ayant une durée de vie plus longue que ce qu'elles contiennent :

"Il y a deux activités journalistiques qui vous attirent immanquablement des réactions : attaquer les catholiques et défendre les Juifs." (1944, p. 84) ;

- un avertissement solennel qui n'a pas pris une ride :

"Tout d'abord, un message à l'ensemble des journalistes et des intellectuels de gauche : « Rappelez-vous qu'on finit toujours par payer sa malhonnêteté et sa couardise. Ne vous imaginez pas que, pendant des années, vous pouvez être les lèche-bottes propagandistes du régime soviétique, ou de tout autre régime, et retourner un beau jour à une décence mentale. Putain un jour, putain toujours. »" (1944, p. 239) ;

- la France vue par l'étranger - Orwell raconte ses problèmes avec un chauffeur de taxi français (en 1936), qu'il jugea exagérément hostile à son égard avant de comprendre pourquoi :

"Avec mon accent anglais, il m'avait perçu comme un symbole des touristes étrangers oisifs et condescendants qui avaient fait de leur mieux pour que la France devienne quelque chose à mi-chemin entre un musée et un bordel." Ils y réussissaient bien, avant la crise tout au moins, les salauds... (1944, p. 248) ;

- et de petits conseils aux écrivains pour finir :

"Un romancier ne dure pas à jamais, pas plus qu'un boxeur ou une ballerine. Il a en lui un élan de départ qui le porte pendant trois ou quatre livres, peut-être même une douzaine, mais qui doit finir par s'épuiser tôt ou tard. Naturellement, on ne peut pas ériger cela en règle rigide, mais, dans de nombreux cas, l'élan créatif dure une quinzaine d'années ; pour un prosateur, ces quinze années se situent probablement entre les âges de trente et quarante-cinq ans, plus ou moins. (...)

De nombreux écrivains, peut-être la majorité d'entre eux, devraient tout simplement cesser d'écrire quand ils atteignent quarante ou cinquante ans. Malheureusement, notre société ne leur permet pas de s'arrêter. Pour la plupart, ils ne connaissent aucune autre façon de gagner leur vie, et l'écriture, avec tout ce qui l'accompagne - disputes, rivalités, flatteries, le sentiment d'être un personnage semi-public - est une habitude difficile à perdre. Dans un monde raisonnable, un écrivain qui a dit ce qu'il avait à dire s'engagerait dans une autre profession. Dans une société compétitive, il a l'impression, exactement comme un homme politique, que la retraite équivaut à la mort. Il continue longtemps après que son élan s'est éteint et, en règle générale, moins il est conscient de s'imiter lui-même, plus il le fait, et plus il le fait grossièrement." - Ajoutons qu'il faut, « dans une société raisonnable », que l'écrivain change radicalement de profession et tombe dans l'anonymat, sinon on se retrouve, comme c'est le cas actuellement, avec tous les inconvénients à la fois : un écrivain (ou un cinéaste, ou un chanteur...) qui n'a plus d'élan, ne produit plus que des oeuvres sans intérêt, mais « s'engage » pour telle ou telle cause : c'est le fait d'être médiocre dans deux domaines à la fois qui lui permet de tenir encore debout - et de nous casser joyeusement les couilles. (1946, pp. 365-66)


J'ai réuni ces citations un peu au hasard, en regardant ce que j'avais souligné dans A ma guise au fil de la lecture, je m'aperçois qu'on peut leur trouver un dénominateur commun : la médiocrité des élites (politiques, artistiques, militaires, financières...) dans le monde moderne. Est-ce parce qu'elles n'obéissent plus à des principes transcendants, mais à un peuple qu'elles méprisent et cherchent à blouser autant que faire se peut ? Est-ce parce qu'elles ont toujours été plus ou moins médiocres ? Ach, même si dans l'Ancien Régime tous les curés n'étaient pas, il s'en faut, très croyants, il suffit de comparer des bardes officiels du régime comme Bossuet d'un côté, B.-H. Lévy de l'autre, pour, tout de même...Peut-être les grands hommes, en démocratie, ne peuvent-ils être, encore plus qu'en régime traditionnel, que le fruit de circonstances exceptionnelles, comme l'exemple de Charles de Gaulle amènerait à le penser.

Peut-être aussi est-il sain que les élites soient médiocres. Mais c'est un argument que l'on prendrait plus volontiers en considération si la médiocrité empêchait les élites de faire suer le bon peuple, ce qui n'est pas franchement l'évolution actuelle. On a même l'impression que c'est le contraire, et que plus elles sont conscientes de leur nullité et de leur fragilité, plus elles s'acharnent sur Popu.

Ça passera. Tout passe, tout casse, tout lasse... Gardons le sourire !


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N.B. Sur la notion de grand homme, je rappelle l'existence de ce texte, pour les longues soirées d'hiver...

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