lundi 6 juillet 2009

Daniel Cohn-Bendit par et avec Louis-Ferdinand Céline.

Ayant été amené à relire un peu Les beaux draps, je suis tombé sur deux passages au confluent de nos préoccupations de ces derniers temps, la conception sacrificielle de la nation et Mai 68.

Le premier expose des causes générales de la débâcle de 1940 :

"C’est tout le monde qu’a été malade, malade de bidon, de la jactance, malade de la peur de mourir. Les partout monuments aux morts ont fait beaucoup de tort à la guerre. Tout un pays devenu cabot, jocrisses-paysans, tartufes-tanks, qui voulait pas mourir en scène. Au flan oui ! Pour reluire ? présent ! Exécuter ?... Pardon ! Maldonne !... Toutes les danseuses qui ratent leurs danses prétendent que c’est leur tutu. Tous les militaires qui flageolent gueulent partout qu’ils sont trop trahis. C’est le coeur qui trahit là de même, c’est jamais que lui qui trahit l’homme. Ils voulaient bien tous jouer la pièce, passer sous les Arcs de Brandebourg, se faire porter dans les Triomphes, couper les bacchantes du vilain, mais pas crever pour la Nation. Ils la connaissent bien la Nation. C’est tout du fumier et consorts. C’est tout des ennemis personnels ! Pardon alors et l’après-guerre ? Qui va en jouir si ce n’est pas nous ? Les canailles démerdes ! Y a que les cons qui clabent ! L’après-guerre c’est le moment le meilleur ! Tout le monde veut en être ! Personne veut du sacrifice. Tout le monde veut du bénéfice." (Nouvelles éditions françaises, 1942, pp. 17-18)

Le second me semble un portrait assez réussi de la frange la plus spectaculaire de la génération 68, genre Cohn-Kouchner-Bendit, des barricades du Quartier Latin au Kossovo et à l'Irak :

"Tout de même y a une grosse différence entre 14 et aujourd’hui. L’homme il était encore nature, à présent c’est un tout retors. Le troufion à moustagache il y allait « comptant bon argent » maintenant il est roué comme potence, rusé pitre et sournois et vache, il bluffe, il envoye des défis, il emmerde la terre, il installe, mais pour raquer il est plus là. Il a plus l’âme en face des trous. C’est un ventriloque, c’est du vent. C’est un escroc comme tout le monde. Il est crapule et de naissance, c’est le tartufe prolétarien, la plus pire espèce dégueulasse, le fruit de la civilisation. Il joue le pauvre damné, il l’est plus, il est putain et meneur, donneur fainéant, hypocrite. Le frère suçon du bourgeois. Il se goure de toutes les arnaques, on lui a fait la théorie, il sait pas encore les détails, mais il sait que tout est pourri, qu’il a pas besoin de se tâter, qu’il sera jamais assez canaille pour damer là-dessus le dirigeant, qu’il aura toujours du retard pour se farcir après tant d’autres. C’est de l’opportunisme de voyou, du « tout prendre » et plus rien donner. L’anarchisme à la petite semaine. C’est de la bonne friponnerie moyenne, celle qu’envoye les autres à la guerre, qui fait reculer les bataillons, qui fait du nombril le centre du monde, la retraite des vieux une rigolade, l’ypérite pour tous un bienfait.

Au nom de quoi il se ferait buter le soldat des batailles ? Il veut bien faire le Jacques encore, il a du goût pour la scène, les bravos du cirque, comme tous les dégénérés, mais pour mourir, alors pardon ! il se refuse absolument ! C’est pas dans le contrat d’affranchi. Monsieur se barre à vitesse folle. Que le théâtre brûle il s’en balotte ! C’est pas son business !" (pp. 20-21)

La correction à faire, c'est que cette génération a justement su prendre le pouvoir, elle a été assez « canaille pour damer... le dirigeant ». C'est ce qu'explique F. Ricard dans La génération lyrique, une de ses particularités est qu'on (« on », ce sont les élites de l'époque, impressionnées par cette quantité inédite de jeunes) lui a finalement laissé la place assez facilement : les « anarchistes à la petite semaine » sont devenus ministres, députés, directeurs de presse, etc. Le « Tartufe prolétarien ou bourgeois », selon son origine (quand même surtout les bourgeois, il n'y a pas non plus de hasard...) l'a emporté, jouant alternativement, Céline l'avait très bien senti, de son absence fondamentale d'illusions ("il sait que tout est pourri") et de ses poses victimaires ("Il joue le pauvre damné, il l’est plus..."). Et l'on retrouve sous sa plume le nombrilisme que j'évoquais la dernière fois à propos de D. Cohn-Bendit.

Ceci posé, et après avoir précisé que ce qui est vrai des généraux l'est moins des simples soldats, « idiots utiles » qui peuvent avoir eu plus d'illusions et moins de soucis de se placer, ceci posé, comme souvent avec Céline les choses ne sont pas si simples. D'une part, s'il note ici l'absence du sens du sacrifice (et relie cette absence à des questions maussiennes de réciprocité et de non-réciprocité, notons-le), il fut bien, sinon le premier, du moins le plus illustre à dénoncer les appels patriotiques aux sacrifices des masses (cf. la tirade de Princhard que j'ai reproduite dans la séquence de l'Apologie... à laquelle je vous renvoie au début de ce texte). C'est probablement ce qui l'amène à comprendre si vite que les générations d'après-guerre refusent surtout le sacrifice pour elles, pas pour les autres, ce qui ne fera que s'accentuer dans l'avenir (la guerre « zéro mort »). Il reste qu'une part de Céline a dû se réjouir de ce qu'il n'y ait pas eu une autre hécatombe comme celle de 14-18, quitte à constater que c'est par lâcheté collective - et quitte à, dans un deuxième temps, réclamer lui-même une hécatombe, bien ciblée celle-là (les appels aux meurtres antisémites qui apparaissent quelques pages plus loin).

D'autre part, qui a lu Les beaux draps sait que c'est un livre, dans sa seconde partie, une fois « réglé » le sort des Juifs, très soixante-huitard d'esprit, précisément, avec lyrisme vaguement pédophilique sur la spontanéité merveilleuse des enfants si injustement bridée par les méchants adultes, appels à la semaine des 35 heures, etc. Malgré son ton tranché Céline est souvent à cheval sur deux points de vue. Il sent qu'avec le sens du sacrifice quelque chose d'important s'est perdu, quelque chose qui a pourtant mené à des massacres que lui-même a dénoncés peut-être mieux que tout autre, et en même temps il accompagne le mouvement vers une civilisation utopique, avec apologie de la jeunesse et, in fine, du confort. Son intérêt pour l'hygiène peut être analysée de la même façon : on ne peut nier que les campagnes de promotion de l'hygiène ont amélioré les conditions de vie et la santé des classes populaires, mais elles ont créé de nouveaux problèmes, des formes plus ou moins sournoises d'eugénisme aux diktats de plus en plus fréquents sur notre vie quotidienne.

Quoi qu'il en soit, retenons la leçon célinienne, et concluons : si depuis l'accession de la « génération 68 » au pouvoir, génération elle-même relayée par ses « enfants terribles » (« Sarkozy le soixante-huitard »), c'est « le fruit de la civilisation », « la plus pire espèce dégueulasse », qui nous gouverne, alors il n'y a pas de quoi s'étonner que nous soyons... dans de beaux draps !


(Une dernière citation pour la route justement, tellement actuelle parce qu'éternelle :

"En somme ça va pas brillamment… Nous voici en draps fort douteux… Pourtant c’est pas faute d’optimisme… on en a eu de rudes bâfrées, des avalanches, des vrais cyclones, et les optimistes les meilleurs, tonitruant à toute radio, extatiques en presse, roucouladiers en chansons, foudroyants en Correctionnelle.

Si c’était par la force des mots on serait sûrement Rois du Monde. Personne pourrait nous surpasser question de gueule et d’assurance. Champions du monde en forfanterie, ahuris de publicité, de fatuité stupéfiante, Hercules aux jactances." (p. 19). Amen !)

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