La lanterne de l'aristo.
Je l'ignorais avant de le lire, le petit livre de Pierre de Boisdeffre (Pierre Jules Marie Raoul Néraud Le Mouton de Boisdeffre, Wikipedia dixit), Lettre ouverte aux hommes de gauche, est principalement consacré à mai 68. Il est toujours intéressant de lire ces analyses écrites « à chaud » - expression quelque peu trompeuse, qui implique souvent que celui qui écrit rapidement après un événement y perde son sang-froid : dans le cas de « Mai », qui fut tout de suite un mythe, lequel n'a cessé d'enfler depuis, il me semble qu'il y avait au contraire une « fenêtre de tir » pour la sérénité, à l'automne 1968, une fois que les vacances d'été eurent calmé les ardeurs des uns et des autres, et avant que le mouvement ne prenne d'autres directions.
De Mai 68 j'ai moi-même une vision assez contrastée, cette brève note ayant entre autres pour objet de nuancer la présentation un peu trop négative que j'ai pu en donner il y a quelques jours.
L'ouvrage de Pierre de Boisdeffre m'a d'abord surpris sur un point bien précis : c'est la première fois que je lis une appréciation positive du rôle du PCF dans ces événements. On évalue toujours ce qu'ont alors fait les communistes, d'une part en fonction de ce fait indéniable qu'ils ont fini par tenter de récupérer et contrôler le mouvement après l'avoir critiqué, d'autre part en sachant ce qu'ils sont devenus vingt ans après : Lajoignie, Hue... En réalité, consciemment ou non, c'est le point de vue des étudiants contestataires de 68 que l'on adopte ici, mais si avec P. de Boisdeffre on se remet dans le contexte de l'époque, si on se rappelle à quel point le PCF était alors puissant, il faut bien considérer ce qui aurait pu se passer si les communistes français avaient choisi dès l'origine d'épauler, selon une modalité ou une autre, le mouvement étudiant.
Il y a un côté bouffon dans les événements de Mai, assez bien symbolisé par les ambiguïtés de Daniel Cohn-Bendit : ce dynamisme, ce sens de l'humour, mis finalement au service, malgré la rhétorique gauchiste, de soi-même et de sa bite... Selon sa composition on peut trouver cela drôle ou risible, tant du moins que cela ne se prend pas trop au sérieux. Or, si le PCF était entré dans la bataille avec tout son poids, les choses seraient devenues vraiment sérieuses, bien plus que ce que les étudiants étaient capables de supporter. Malraux déclarait, quelques semaines après Mai, que s'il s'était agi pour le pouvoir gaulliste de se montrer dur, il lui aurait suffi d'« envoyer les chars », sous-entendant que les étudiants du Quartier Latin seraient rentrés alors vite fait chez papa-maman. Si le PCF s'était d'emblée joint aux étudiants, il est à craindre que les chars seraient sortis, et que les « événements » de Mai survivraient dans la mémoire collective autrement que via le sourire goguenard de D. Cohn-Bendit à un flic casqué.
On peut certes discuter les motivations des communistes français. On peut discuter leurs résultats : depuis les élections de fin mai et le raz-de-marée gaulliste, communistes et gauchistes s'opposent sur « qui a fait le jeu du gaullisme ». Profitons de l'occasion pour signaler à quel point ces débats sur « qui fait le jeu de qui » peuvent se révéler stériles. Le PCF reprochait aux étudiants, pendant Mai, d'être des « alliés objectifs » du gaullisme en sabotant les progrès enregistrés depuis des années dans les conditions de vie de la classe ouvrière ; les gauchistes (j'emploie cette expression générique pour aller vite) pouvaient rétorquer à bon droit que gaullistes et communistes, finalement, s'entendaient comme larrons en foire pour profiter du système et étaient depuis longtemps des « alliés objectifs ». - Ce n'est d'ailleurs pas tomber dans le syncrétisme que de constater que ces deux thèses ne sont pas aussi incompatibles qu'il y peut paraître au premier abord : le PC et les gaullistes étaient bien les deux piliers du système, mais leur solidarité de fait, réelle, se faisait sur fond de lutte (et parfois de haine, rappelons-le). Un grain de sable comme le gauchisme pouvait nuire à l'équilibre du système et permettre à l'une ou l'autre de ces forces politiques d'affaiblir son opposant direct.
(Je lis par ailleurs que Mai 68 serait un coup des sionistes contre de Gaulle - ce qui est en partie une actualisation de la thèse de Mai 68 complot juif (Cohn-Bendit, Geismar...). Je n'ai aucune preuve de ce que j'avance (l'auteur de l'article en lien non plus), mais je pense que c'est peu probable. Que par contre de Gaulle ait été antipathique aux Juifs de gauche ou d'extrême-gauche, cela a pu jouer un certain rôle (d'autant que l'on sait que depuis la guerre des six jours la position de ces juifs anti-colonialistes est inconfortable : certains ont pu jouer la surenchère anti-de Gaulle, traiter de « fachos » et de « SS » tout ce qui passait, en partie pour éviter de trop penser à cette situation quelque peu schizophrénique, d'admettre que l'État sioniste était désormais, indubitablement, du côté du capitalisme colonisateur). Et surtout, que l'on ait pu constater que les appels à la « libéralisation des moeurs » pouvaient déstabiliser même un régime apparemment aussi solidement installé que la république gaullienne, c'est forcément, oui, une leçon qui a pu être retenue dans de nombreuses chancelleries et officines de « renseignement ».
Revenons à Mai. Pierre de Boisdeffre cite deux textes qui me semblent assez bien cerner les charmes et les limites de l'affaire. Du côté positif, cette envolée du « milliardaire de droite » Alfred Fabre-Luce :
"Qui n'a pas connu mai 1968 n'a pas connu l'ardeur de vivre... Le possible s'était ouvert comme un immense éventail. Tout ce que l'on avait cru à jamais planifié, dépolitisé, aseptisé, enfermé dans des conformismes, barré par des feux rouges, se libérait d'un coup dans une improvisation absolue. C'était la fête, avec ce qu'elle comporte de désordre et de destruction. Le Potlatch, comme disent les spécialistes. Les économistes avaient cru, à tort, que l'homme moderne peut s'en passer." (Le général en Sorbonne, La Table Ronde ; cité ici p. 139.)
Du côté négatif, cette mise au point, dans Combat, de Jean Savard :
"Vous êtes tous, même les plus pauvres d'entre vous, des privilégiés, car vous avez encore une chance d'échapper à la condition prolétarienne ou à celle de grouillot. Vos camarades de l'usine ne l'ont plus, en admettant qu'ils l'ont jamais eue. Que la société soit capitaliste ou socialiste, c'est en grande partie aux frais de celle-ci que vous poursuivez vos études. Le jeune ouvrier qui peine sur le chantier... paie des impôts pour que vos deveniez ses supérieurs hiérarchiques... Vous auriez été écoutés davantage si vos représentants avaient dit : « Nous avons de la chance » au lieu de clamer : « Nous avons des droits. »" (p. 95)
Complétons : le problème n'est pas seulement qu'ils n'aient pas dit qu'ils avaient de la chance, mais qu'ils ne l'avaient pas compris, qu'ils se croyaient vraiment, purement et simplement, des victimes (ce qui ne signifie pas qu'ils n'étaient que des enfants gâtés, ou qu'il n'y avait pas de réelles raisons à leur inconfort). Certains d'entre eux ne l'ont d'ailleurs toujours pas compris... Drôle de génération tout de même, qui risque de faire d'importants dégâts en quittant la scène dans les années à venir, histoire d'en mettre une dernière couche, et que pourtant, malgré les dérives de certains de ses composants, malgré le lit qu'elle a dressé au cynisme contemporain, malgré son inaltérable bonne conscience, on n'arrive pas à détester totalement. C'est que, soyons justes, certains alors ont vraiment essayé, et essayent encore, de lier bonheur individuel et bonheur collectif ; c'est qu'il s'est agi de la première génération jeune depuis, disons, le début du XIXe siècle, et que la jeunesse reste, envers et contre tout, aimable (sauf dans sa prétention à rester jeune, mais passons). Et puis, c'est la génération de nos parents : il n'est que juste pour leurs enfants d'être indulgents envers ceux-ci.
D'autant que nous avons désiré celles qui depuis étaient devenues nos mères... J'allais écrire que cette génération avait eu le mérite de très tôt savoir se faire incarner par de merveilleuses jeunes femmes, qui ont durablement marqué les générations suivantes (nous avons été nombreux à désespérément chercher notre Anna Karina).
Ce n'est pas exact : ces jeunes femmes, issues d'un mouvement de libéralisation des moeurs démarré avant 68, ont surtout été repérées, filmées, élevées au rang de mythes, par les cinéastes de la génération précédente - à l'exception de Jean Eustache, dont le rapport à Mai 68 est pour le moins ambigu. Ce processus est tout à fait normal, des réalisateurs de 30-35 ans cherchant des actrices de 20-25... Il a permis en l'occurrence, ce sera notre « vingt plus belle » du jour, l'apparition de jeunes femmes, actrices d'importance inégale, mais au charme toujours aussi vivace quarante ans après.
(J'aurais souhaité trouver certaines images de Baisers volés, les collègues de Doinel au magasin de chaussures m'étant souvent apparues comme l'emblème même de la jeunesse féminine de l'époque et de son charme. Je n'en ai pas trouvé.
Incidemment, une recherche Google image est souvent cruelle, les photos d'un comédien ou d'une comédienne âgé(e) coexistant avec celles de sa jeunesse splendide. D'aucun(e)s pourtant se tirent bien de l'épreuve... Vu mon propos j'en suis resté aux images de jeunes femmes, mais certains clichés des actrices ici évoquées pourront qui sait vous toucher.)
Libellés : Boisdeffre, Cohn-Bendit, de Gaulle, Eustache, Fabre-Luce, Godard, Jade, Karina, Lebrun, Les vingt plus belles actrices, Malraux, Ogier, Savard Mai 68, Sionisme, Truffaut
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