jeudi 21 mai 2009

Fais ce que je dis... (Terminologie, bis.)

Puisque je suis dans des questions de terminologie, je voudrais aujourd'hui trouver une formulation satisfaisante de ce que j'appelle « la dialectique Rancière-Dumont ». Voici d'abord, avec quelques très légères corrections, le texte de juin 2007 dans lequel j'essayais de la définir :





Ce qui suit n'est qu'un rapprochement de deux textes, l'un récent, l'autre remontant plus d'un an.

Je reproduis une citation de Louis Dumont extraite du premier :

"J'appelle opposition hiérarchique l'opposition entre un ensemble (et plus particulièrement un tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout) ; l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en deux aspects partiels contradictoires : d'une part l'élément est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement - un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un vertébré). Cette double relation, d'identité et de contrariété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire. Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable. Essentiellement la hiérarchie est englobement du contraire. Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre propre idéologie (...), mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment comporter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou remplacer la relation en cause."

Adjoignons-lui ces propos de Jacques Rancière, extraits du second texte :

"C'est le paradoxe que Platon rencontre avec le gouvernement du hasard et que, dans sa récusation furieuse ou plaisante de la démocratie, il doit néanmoins prendre en compte en faisant du gouvernant un homme sans propriété que seul un heureux hasard a appelé à cette place. C'est celui que Hobbes, Rousseau et tous les penseurs modernes du contrat et de la souveraineté rencontrent tour à tour à travers les questions du consentement et de la légitimité. L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. Pas de maître qui ne s'endorme et ne risque ainsi de laisser filer son esclave, pas d'homme qui ne soit capable d'en tuer un autre, pas de force qui s'impose sans avoir à se légitimer, à reconnaître donc, pour que l'inégalité puisse fonctionner, une égalité irréductible. Dès que l'obéissance doit passer pour un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. Ceux qui se croient malins et réalistes peuvent toujours dire que l'égalité n'est que le doux rêve angélique des imbéciles et des âmes tendres. Malheureusement pour eux, elle est une réalité sans cesse et partout attestée. Pas de service qui s'exécute, pas de savoir qui se transmette, pas d'autorité qui s'établisse sans que le maître ait, si peu que ce soit, à parler "d'égal à égal" avec celui qu'il commande ou instruit. La société inégalitaire ne peut fonctionner que grâce à une multitude de relations égalitaires. C'est cette intrication de l'égalité dans l'inégalité que le scandale démocratique vient manifester pour en faire le fondement même du pouvoir commun. Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la "nature" elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit : impossible sinon que les élèves comprennent les maîtres et que les ignorants obéissent au gouvernement des savants. On dira qu'il y a des soldats et des policiers pour cela. Mais il faut encore que ceux-ci comprennent les ordres des savants et l'intérêt qu'il y a à leur obéir, et ainsi de suite." (La haine de la démocratie, pp. 55-56. Les quatre dernières phrases, à partir de : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers..." ne figuraient pas dans ma précédente citation de ce texte.)

Il se peut, c'est que lui reprochait par exemple Alain Brossat, que J. Rancière veuille trop tirer de cette idée et lui prête plus de vertus politiques qu'elle n'en dispose de fait. Ce n'est pas aujourd'hui la question. Je pense que l'on voit nettement à quel point cette analyse s'inscrit dans le cadre théorique de Dumont, elle forme l'exemple symétrique à celui que Dumont donnait. Si notre idéologie égalitaire nie et même se subordonne, ce qui est un comble - un "scandale logique" -, les multiples hiérarchies présentes dans notre société comme dans ses valeurs, de même, l'idéologie inégalitaire, celle qui accepte la hiérarchie, englobe son contraire : "Il en est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est concrètement affirmée : elle subordonne son contraire, mais on se garde de le dire", et dans le cas de la valeur de la hiérarchie, c'est ce que montre Jacques Rancière.

Il importe de signaler que Dumont au moins ne se situe pas dans une logique marxiste du dévoilement, laquelle poussée jusqu'à sa caricature tend à supposer qu'il suffit de montrer d'où viennent les problèmes pour qu'ils soient résolus ou en voie de l'être. Il se contente de tenter de montrer les limites de l'idéologie égalitaire, ou de toute idéologie d'ailleurs, afin que l'on ne perde pas de vue que tout système viable est un composé aux proportions variables de hiérarchie et d'égalité. Dans le contexte d'hégémonie marxiste au sein des milieux intellectuels à l'époque où il écrivait, Dumont mettait l'accent sur l'importance de la hiérarchie. Venu du marxisme mais écrivant dans un tout autre contexte, J. Rancière met l'accent sur l'importance de l'égalité.


Les succès électoraux de Nicolas Sarkozy, l'efficacité de certains discours de Henri Guaino, proviennent entre autres d'une compréhension plus fine (éphémère ?) de cet inceste permanent entre hiérarchie et égalité que ce dont sont actuellement capables les gens de gauche. Un bon socialiste est un socialiste mort !




(Fin de citation.)
Les notions d'égalité et d'inégalité sont-elles factices ? Je me garderai bien d'une telle affirmation, mais ce qui me frappe en creusant de nouveau ce sujet, et qui peut-être explique la difficulté que j'ai toujours éprouvée à le ramasser en peu de mots et à l'inclure dans ma « Terminologie » où sa place lui est réservée depuis longtemps pourtant -

ce qui me frappe, disais-je, c'est, pour reprendre encore une fois l'expression de Dumont, à quel point nous sommes ici en plein « scandale logique ». Car finalement, dire que l'égalité et l'inégalité sont opérantes à des degrés divers aussi bien dans nos visions du monde que dans nos pratiques, des plus « nobles » (l'organisation de la société) aux plus courantes (« J'aime pas les haricots verts ! Je préfère les frîtes ! ») et qu'elles s'y mélangent sans cesse, ce n'est certes pas dénier à ces notions toute valeur théorique et encore moins opératoire, c'est tout de même trouver entre elles des liens alors qu'elles sont supposées être opposées. J. Rancière écrit : "Ce n'est pas seulement, comme on le dit volontiers, que l'égalité de la loi soit là pour corriger ou atténuer l'inégalité de nature. C'est que la « nature » elle-même se dédouble, que l'inégalité de nature ne s'exerce qu'à présupposer une égalité de nature qui la seconde et la contredit. »

Ce qui signifie qu'il n'y a pas, « à la base », l'égalité d'un côté, l'inégalité de l'autre ; ce qui ne signifie pas, en revanche, que l'égalité et l'inégalité vont nécessairement se développer de pair, se faire ensemble, comme dirait Lévi-Strauss, même si cela peut être le cas (une société hiérarchisée qui fonctionne accentue à la fois l'égalité et l'inégalité (une société hiérarchisée qui ne fonctionne pas oublie, elle, ses fondements égalitaires)) ; ce qui signifie, pour aller au plus simple, qu'il y a de l'égalité et de l'inégalité partout. Attention : tout n'est pas dans tout (ni réciproquement...). Disons-le autrement : il n'y a pas d'égalité ou d'inégalité à l'état pur, chacune de ces notions implique l'existence de son « contraire ». Le risque de l'auto-dissolution de ces concepts dans la généralité existe bien, mais n'est pas fatal, ne serait-ce que parce que les agents, eux, croient en ces concepts et les mettent en pratique (vous ne construisez pas le même monde si vous croyez à la supériorité de la race aryenne ou si vous pensez que toutes les races, ou toutes les « races », se valent).

(Relisant ce paragraphe, je me dis que tout cela s'applique notamment, c'est d'ailleurs un exemple pris par Dumont pour définir la notion de hiérarchie, aux relations entre les sexes. Parler d'égalité entre les sexes, d'une certaine façon, cela ne signifie rien. Soit l'on se situe d'un côté : dans la Bible telle que Dumont l'évoque, c'est l'homme qui englobe la femme comme son contraire ; aujourd'hui, où, pour certains, « la femme est l'avenir de l'homme » c'est plutôt elle qui l'englobe. Soit on se situe, abstraitement, au-dessus de cette différence, au niveau des « êtres humains », mais alors on ne peut par définition plus rien penser sur les sexes.

Par contre, éprouver l'égalité des sexes dans la vie de tous les jours, en jouir, en jouir avec éventuellement quelque perversité, en jouant avec elle, en la niant, en la retrouvant, etc., oui, tout cela « signifie quelque chose », d'éventuellement agréable.

On peut aussi, il est vrai, « se mettre à la place de l'autre ». Mais, outre qu'il est difficile de préjuger de la possibilité de réussite d'une telle opération (« les hommes s'imaginent entendre le féminin, alors qu'il ne s'agit que de
leur féminin... », écrit quelque part M. Schneider, c'est une objection à prendre en compte), elle ne peut avoir qu'un temps.)

Ajoutons pour mémoire que certaine lecture récente, sur laquelle j'espère revenir, m'amène à me demander si cette dialectique, dans laquelle il m'est arrivé de voir « une des clés, et/ou une des leçons, de l'histoire universelle », n'est pas en fait (ce qui ne serait déjà pas si mal...) qu'une projection des présupposés les plus fondamentaux de la pensée occidentale. Cela expliquerait notamment les difficultés avouées de Dumont à appliquer ses schémas de base, égalité-hiérarchie, individualisme-holisme, à l'Islam, et, donc, renforcerait quelque peu le « soupçon », pour parler comme dans les années 60, que l'on peut avoir à l'égard de ces concepts d'égalité et d'inégalité.

Ceci étant dit, voici la formulation qu'à l'heure actuelle je retiendrai de cette dialectique :

Par « dialectique Rancière-Dumont », on entend le mécanisme qui fait que les concepts d'égalité et d'inégalité sont, au moins dans la conscience des acteurs (peut-être seulement occidentaux à l'origine), et en tout cas à titre de modèles opératoires, à l'oeuvre ensemble (quoique dans des mesures diverses selon les époques, les classes sociales, les idéologies, les psychologies personnelles, etc.) dans tous les faits sociaux, des plus « mineurs » - les préférences (supposées) individuelles - aux plus « nobles » - l'organisation d'une société, ses valeurs cardinales.

Sur le versant Rancière, on dira qu'il n'y a pas d'inégalité, théorique et/ou pratique, sans reconnaissance d'égalités de fait. Sur le versant Dumont, on expliquera que même les idéologies les plus égalitaires, d'une part reposent sur une hiérarchisation - l'égalité supérieure à l'inégalité... que l'on entende « supérieure » comme « originaire » ou « plus souhaitable » -, d'autre part n'empêchent pas, dans la vie quotidienne, tout un chacun de passer son temps à hiérarchiser les choses.


Quelques remarques et précisions :

- cette dialectique est vraiment au coeur de notre sujet de prédilection, puisqu'elle permet à la fois de rapprocher et de distinguer tradition et modernité ;

- il importe de rappeler, c'est justement une des confusions que ces notions doivent démêler, que nous sommes très loin ici d'égalités ou d'inégalités au sens mathématique (1=1, 1<2). Pour reprendre ce que j'ai appelé le principe de Kierkegaard, "Un seul élément ne peut jamais être le fondement d'une hiérarchie." Une hiérarchie est toujours fonction de plusieurs paramètres, avec relations égalitaires et inégalitaires entre eux ;

- encore une fois, et même si cela peut être le sens de certains propos de Jacques Rancière, nous ne sommes pas, fondamentalement, dans une logique de dénonciation de l'hypocrisie de tel ou tel, de l'aristocrate faisant semblant de se croire vraiment supérieur au roturier, ou du membre de la nomenklatura soviétique ou de l'oligarchie actuelle, parlant toujours d'égalité pour mieux asseoir son propre pouvoir. Tout cela existe à n'en pas douter, mais ce qui nous importe est la logique globale de fonctionnement, telle qu'elle s'impose à tous, en un incessant ballet de considérations et de pratiques égalitaires et inégalitaires. A cet égard, il serait sans doute intéressant de montrer que la fameuse tirade de Figaro ("Vous vous êtes seulement donné la peine de naître...") est traversée de nombreuses considérations hiérarchiques (sur le thème : "en fait, c'est moi qui vaut mieux que vous...").

- enfin, donc, il faudra bien un jour se demander si ce modèle est exportable à d'autres civilisations que la nôtre. Evidemment, la réponse est oui : Dumont est parti du système indien (ce qui peut-être nous ramène aux Indo-Européens... mais c'est une thématique qui ne m'est pas familière du tout), et l'Occident a suffisamment influencé le reste du monde pour avoir largement exporté ce genre de débats. Mais cette porte ouverte une fois franchie, le problème reste. Ne serait-ce qu'au niveau de la conscience des acteurs, qui est des plus importants pour l'appréhension de cette dialectique, depuis quand et jusqu'à quel point les « modèles » de l'égalité et de l'inégalité sont-ils « opératoires » hors Occident ?

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