samedi 25 décembre 2010

La dialectique peut-elle casser des briques, la dialectique peut-elle nous rendre vierges à nouveau…

Voici de larges extraits d'un entretien donné par Raymond Abellio, en 1969, à la revue Planète Plus, au sujet de René Guénon.

En le retranscrivant (je ne signale pas les quelques coupures que j'ai opérées ici et là) je n'ai pas de but bien précis : je ne suis connaisseur ni de l'oeuvre de Guénon ni, et encore moins, de celle d'Abellio, répugnerais donc à utiliser sans précautions le travail de l'un contre les idées de l'autre ; de même ferais-je preuve de forfanterie si je commençais à distribuer bons et mauvais points, ce pourquoi je ne vous abreuverai pas aujourd'hui de commentaires. Disons que cet entretien permet au moins de voir en quoi ces deux auteurs sont à la fois proches et éloignés l'un de l'autre. Vous jugerez.


"Obligé de porter sur Guénon certains jugements restrictifs, je tiens tout d'abord à souligner qu'il y a chez lui une positivité considérable, sur laquelle la plupart des critiques d'ailleurs sont d'accord. Lorsque Guénon est apparu au début de ce siècle, les doctrines ésotériques constituaient un véritable fatras de notions confuses et mal définies. Il a effectué un travail d'épuration considérable, il a défini des notions et fixé un vocabulaire, et surtout il a étudié la convergence des différentes traditions et dégagé les concepts primordiaux.

- Il ne semble donc pas que Guénon ait été votre « maître spirituel ». Quels sont ceux qui vous ont permis de prendre cette attitude critique et réservée en vous apportant, peut-être, une vision plus vaste ?

Les livres ne sont certainement pas le meilleur moyen pour recevoir l'influence spirituelle. Mais, à cet égard, Maître Eckhart, par exemple, m'a infiniment plus touché que Guénon. Je n'ai pas connu Guénon, je ne l'ai pas approché. A le lire, je ne sens pas chez lui « l'homme intérieur » que je sens au contraire chez Maître Eckhart. Dailleurs Guénon me semble surtout avoir fait une critique « externe » de la Tradition. Je ne sais pas s'il l'a vécue de façon intérieure et sur ce point je ne peux porter qu'un jugement subjectif. Tout cet appareil d'érudition dont s'entoure Guénon est impressionnant, mais ce n'est en fin de compte qu'un travail sur la Tradition et non une oeuvre de re-création intérieure. Tout au moins c'est ainsi que je le sens. J'avoue que les jugements négatifs, les prises de position polémiques de Guénon me gênent. Mais même son apport positif ne me nourrit pas autant que je voudrais.

- Comment avez-vous découvert l'oeuvre de Guénon, trouve-t-on quand même René Guénon quelque part à l'origine de vos ouvrages ?

J'ai connue cette oeuvre indirectement, il y a trente ans, par l'intermédiaire de celui que j'appelle mon maître spirituel, c'est-à-dire Pierre de Combas. Il avait digéré tout ce qu'il y a à digérer, et, en quelque sorte, me l'a donné tout mâché. Et ce n'est qu'après que cet enseignement direct m'eut transformé, que je me suis trouvé en contact avec l'oeuvre de Guénon proprement dite. Est-ce parce que j'y étais ainsi préparé que je n'ai pas connu de « choc » ? C'est possible. Je serais quand même injuste si je ne me rappelais pas le souvenir que je garde d'oeuvres comme Le symbolisme de la croix ou Les états multiples de l'être. Je sortais du marxisme et je me rappelle avoir été frappé par cette opposition que faisait Guénon entre l'ampleur et l'exaltation. J'y ai retrouvé l'opposition marxiste de la quantité et de la qualité, mais, comment dire, avec moins de force dialectique. Je me rappelle aussi que l'aspect géométrique de la présentation du Symbolisme de la Croix m'avait paru spécialement démonstratif.

Je n'ai pas retrouvé cette même impression à la relecture récente de ce texte. C'est là que je suis conduit à dire qu'il s'agit d'abord de critique externe. La formule est bien entendu trop simple, trop sévère, elle ne rend pas compte du rôle d'éveilleur que Guénon eut en son temps, mais ce symbolisme reste, de son propre aveu, purement spatial. Le temps en est absent. Il est pour ainsi dire insuffisamment dialectique. Je sais bien que Guénon est, et à juste raison, anti-évolutionniste. Mais il y a quand même, devant la conscience, une genèse de l'être, ou, si vous préférez, une genèse de la conscience. Quand j'ai été appelé à étudier par moi-même, bien plus tard, ce symbolisme de la Croix, le problème capital m'a paru être au contraire cet aspect temporel même si, à la sortie, la temporalité doit être dépassée. Mais à la sortie seulement. Il faut revivre de l'intérieur cette montée qui va déboucher hors du temps. C'est pour cela que je mets des flèches entre les branches de la Croix. Mon essai sur la Structure absolue est, comme le Symbolisme de la Croix, une méditation sur la croix à six directions. Mais je retrouve ce symbole par mes propres voies, il ne m'est pas donné au départ. Je le reconstitue par une expérience intérieure. C'est pour cela que ce travail est intitulé essai. Si, à la sortie, je peux vérifier la concordance entre mes conclusions et les textes de la Tradition, tant mieux. Mais c'est pour moi une illustration plus qu'une preuve. Guénon, lui, n'écrit pas des essais. Il expose la Tradition, il la veut et la voit toute donnée. Il ne la re-crée pas du dedans. Il la dégage comme on fait d'un trésor enfoui qu'on débarrasse de sa gangue de terre mais qui apparaît alors tout constitué et intact. Il est bien évident que l'ésotériste capable de mener à bien ce travail de dégagement et de nettoyage doit être lui-même éclairé de l'intérieur pour savoir reconnaître la qualité de ce qu'il tire au jour, mais c'est justement sur la nature de cette lumière intérieure et sa communication que je m'interroge et que Guénon ne m'aide pas.

- En d'autres termes, vous faites davantage confiance aux méthodes d'approche de la philosophie occidentale ?

Oui et non. Il faudrait s'entendre sur ce qu'on appelle philosophie occidentale. Mais il est certain qu'en tant qu'Occidentaux nous avons cru devenir majeurs au temps de Galilée et de Descartes, et que, depuis ce moment-là, nous n'avons rien voulu reconnaître pour vrai que nous n'ayons reçu pour tel de notre propre intuition de l'évidence. C'est à ce travail de reconstruction intérieure que l'Occident s'est consacré. D'où la notion de table rase chez Descartes. Et ce besoin radical de la phénoménologie husserlienne de partir des choses mêmes. Je ne crois pas que cette tentative soit futile. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que tous les produits de l'enseignement philosophique occidental soient ou deviennent des hommes « véritables ». C'est un tout autre problème.

- Mais Husserl est, selon vous, un homme « véritable » ?

Celui qui a dit : « La phénoménologie est une communauté gnostique », même s'il ne se réfère pas à la Tradition, était sûrement ouvert aux problèmes de l'homme intérieur.

- Pouvez-vous préciser votre pensée lorsque vous dites que le guénonisme vous apporte surtout une critique « externe » des textes traditionnels ?

Voyez la signification de la Triade, dont Guénon traite longuement. Avec ses trois « éléments », la triade établit en fait un rapport : deux termes et une relation entre eux. Elle annonce par conséquent un processus dialectique, mais elle ne l'opère pas complètement. Le processus dialectique n'est complètement opéré que par la proportion, ou rapport de rapports (que Platon appelle la médiation). C'est donc en fait le nombre Six qui à cet égard est fondamental. Si vous n'établissez pas ce fait par une analyse proprement phénoménologique, vous vous condamnez à surestimer la triade et à sous-estimer le sénaire, et par exemple à ne pas comprendre l'importance du nombre Six en Kabbale… [AMG : je coupe ici, ceux que ce thème intéresse n'ont qu'à se reporter à la version papier ou (re)lire Abellio…] Voyez de même ce que Guénon dit, dans le Symbolisme de la Croix, sur les trigrammes et les hexagrammes de Fo-Hi utilisés dans le livre chinois du Y-King. Pourquoi les 64 hexagrammes couvrent-ils la totalité de la manifestation ? Vous ne le comprendrez qu'en dégageant complètement une dialectique de la proportion que l'exégèse habituelle des textes de la Tradition laisse dans l'ombre. En s'enfermant dans le ternaire Père-Fils-Saint-Esprit, d'où la Mère et la Femme sont curieusement absentes, la tradition chrétienne s'est également privée de la puissance dialectique du sénaire. C'est tout le problème de la Femme et de la féminisation du Fils qui a été ainsi éludé. Le livre de Julius Evola, Métaphysique du sexe, qui présente une importance considérable mais s'inscrit dans la ligne guénonienne, est ainsi amené à traiter de la Femme absolue là où je préfère parler de femme ultime, concept génétique qui implique une expérience vécue.

- La position de Guénon à l'encontre de l'Occident moderne traversant l'Age noir et tel qu'il le dénonce, par exemple, dans le Règne de la Quantité doit alors vous paraître unilatérale, trop négative.

Oui, parce que l'Age noir contient lui aussi des facteurs positifs. En paraphrasant Héraclite, on pourrait dire : Rien n'avance que par la discorde et la nécessité. La genèse de la conscience transcendantale implique un affrontement à la résistance, à l'opacité du monde. On peut admettre que l'Occident actuel est le lieu de la plus grande opacité, mais aussi, par la loi des polarités, pour notre âge, celui de la conscience la plus qualifiée. Les guénoniens qui accablent l'Occident se refèrent à un Orient traditionaliste idéal, tout à fait théorique et intemporel, alors que l'Orient réel, nullement protégé par sa Tradition, est engagé dans un processus d'entropisation qui n'a rien à envier à celui de l'Occident. L'Orient actuel vit-il réellement sa Tradition ? Pas moins, mais pas plus, dans ses hauts-lieux, que l'Occident dans ses ordres contemplatifs ou ses vrais gnostiques. Il est clair que l'enseignement de la Tradition telle que la conçoit Guénon présente une importance capitale. Encore convient-il que cette Tradition ne se fige pas en une orthodoxie et un littéralisme. Aussi, recréer et revivre la Tradition de l'intérieur à travers une expérience historique cataclysmique est au moins aussi important. A cet égard, la construction de la philosophie finale de l'Occident constitue une oeuvre admirable, et sa convergence avec la Tradition, même si l'Occident n'en est pas encore conscient, sera une des caractéristiques majeures de la prochaine assomption.

- Qu'est-ce aujourd'hui que l'initiation ? Quel est son contenu ?

Je crois que l'initiation aujourd'hui est de l'ordre de l'immanence autant que de la transcendance. L'initiation ne peut-elle venir que d'une transmission, d'une filiation ininterrompue d'initiés, est-elle le produit exclusif, en Occident, d'institutions reconnues comme ayant reçu le dépôt régulier de la Tradition primordiale telles la Maçonnerie ou l'Église catholique ? Je ne méconnais pas l'importance des rites et des institutions, mais c'est sous-estimer, me semble-t-il, le pouvoir de l'invisible que de ne pas reconnaître la possibilité d'un autre mode de consécration. En d'autres termes, je croix à une tradition re-virginisée par l'effort « autonome » de l'esprit occidental, tout en prenant soin de mettre le mot « autonome » entre guillemets puisque tout participe de l'interdépendance universelle. Mais c'est peut-être le propre de l'esprit occidental de s'affirmer d'abord comme autonome pour mieux prendre ensuite conscience, dans la crise diluvienne de l'Occident, des conditions mêmes de sa dépendance et de sa soudaine ordination.

[AMG : ach, un commentaire, tout de même ! c'est peut-être la phrase la plus importante de cet entretien, tout étant dans le « ensuite ». On pourrait dire que nous sommes dans cet « ensuite », dans cette prise de conscience, au cours même de la débâcle impulsée par l'esprit occidental. Aurons-nous le temps, et avons-nous la possibilité de « re-virginiser » le réel, ou est-ce trop tard (et a-t-il toujours été trop tard ?), seul un apocalypse pouvant reproduire de la virginité ? - Les paris sont ouverts !]

- Guénon a vu dans notre époque celle de la contre-initiation. Comment l'entendez-vous ?

Je l'entends de façon dialectique, au sens où la réaction accompagne l'action. Il est certain que dans ses effets matériels et intellectuels visibles, le monde actuel descend dans la plus grande multiplicité. C'est bien l'Age noir dont parle la Tradition. Mais c'est le contraire dans ses effets invisibles au sommet de quelques consciences. Il est même significatif que la contre-initiation prenne aujourd'hui pour principal moteur la force extraordinairement entropique du marxisme asiatique, appelant ainsi une réaction initiatique d'une puissance équivalente. Et là je crois à la mission des Occidentaux. En fin de compte, je ne vois pas l'initiation comme un donné facilement reçu mais comme le produit d'un drame, d'une passion. Ce drame, je n'en sens pas, chez Guénon, la présence, même latente. Mais il faudrait ici donner la parole à ceux qui l'ont connu intimement. Tout le débat réside finalement sur la conception qu'on se fait du rôle génétique de l'histoire, même si on considère que l'initiation est, au stade ultime, ce qui vous fait sortir de l'histoire et vous rend indépendant des « événements ». Les Traditionnalistes orientaux sont sortis depuis longtemps de l'histoire, les Occidentaux ont encore à la vivre. Les premiers sont en quelque sorte dépositaires de la Tradition, les seconds sont obligés de la conquérir."

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