jeudi 11 novembre 2010

Cent fois sur le métier...

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"Tout homme qui a une conviction, quelle qu'elle soit, a un Dieu ; que dis-je, il croit en Dieu. Car toute conviction postule l'absolu ou y supplée." (Cioran, 1959)


"L'obéissance est un besoin vital de l'âme humaine. Elle est de deux espèces : obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres humains regardés comme des chefs. Elle suppose le consentement, non pas à l'égard de chacun des ordres reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu'il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et non pas la crainte du châtiment ou l'appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l'obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité. Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté ; et il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au plus bas.

L'obéissance étant une nourriture nécessaire à l'âme, quiconque en est définitivement privé est malade. Ainsi toute collectivité régie par un chef souverain qui n'est comptable à personne se trouve entre les mains d'un malade.


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C'est pourquoi, là où un homme est placé pour la vie à la tête de l'organisation sociale, il faut qu'il soit un symbole et non un chef, comme c'est le cas pour le roi d'Angleterre ; il faut aussi que les convenances limitent sa liberté plus étroitement que celle d'aucun homme du peuple. De cette manière, les chefs effectifs, quoique chefs, ont quelqu'un au-dessus d'eux ;

idée que l'on trouve, rappelons-le, chez Maurras : la religion sert, ou devrait servir, à protéger les faibles des forts, à limiter le pouvoir des forts.

d'autre part ils peuvent, sans que la continuité soit rompue, se remplacer, et par suite recevoir chacun sa part indispensable d'obéissance.

Ceux qui soumettent des masses humaines par la contrainte et la cruauté les privent à la fois de deux nourritures vitales, liberté et obéissance ; car il n'est plus au pouvoir de ces masses d'accorder leur consentement intérieur à l'autorité qu'elles subissent. Ceux qui favorisent un état de choses où l'appât du gain soit le principal mobile enlèvent aux hommes l'obéissance, car le consentement qui en est le principe n'est pas une chose qui puisse se vendre.

Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d'obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l'esclavage." (S. Weil, 1943)

Où l'on touche de nouveau du doigt les limites de la Ve République, qui, alors même qu'elle était dirigée par un catholique, ne manquait pas de jouer sur « l'appât du gain » et sur l'achat du consentement. (Je rappelle que L'enracinement, dont ce texte est issu, est à l'origine écrit pour alimenter les idées d'organismes tels que le CNR, dont le programme aura une influence sur les constitutions des IVe et Ve Républiques.) En ces temps de commémoration gaullienne, il faut bien rappeler que le ver est dans le fruit depuis longtemps.

(D'ailleurs, à suivre S. W., capitalisme et démocratie sont tout bonnement antithétiques. On retrouve de nouveau les ambiguïtés du gaullisme triomphant : il y a eu consentement, et c'est pour ça que ça a à peu près fonctionné. Mais ce consentement était aussi un consentement à la croissance, à la « modernisation », au confort... à l'esclavage - ce dont de Gaulle était par moments douloureusement conscient.)

Cette théorie du consentement rappelle par ailleurs celle plus « laïque » de Lévi-Strauss. Laïque d'intention, mais, sans même recourir à la phrase très intéressante mais générale de Cioran mise ici en exergue, il faudrait voir si l'échange de réciprocités qui selon Lévi-Strauss fonde l'État, peut être mis au point sans une clé de voûte, sans une sorte d'absence supérieure de réciprocité : "Il faut qu'il soit connu aussi que ceux qui commandent obéissent de leur côté." - à un moment ils obéissent à Dieu, et ce ne peut plus être la même réciprocité. Rappelez-vous Bernanos : "Entre nous, il n'est qu'échange, Dieu seul donne, lui seul." Ce n'est pas que Dieu ne soit pas dans une relation d'échange avec le détenteur du pouvoir, une sorte de système de garanties réciproques de légitimité, c'est que Dieu, lui, peut simplement donner, sans réciprocité (et pas seulement, bien sûr, au détenteur du pouvoir) : c'est cette possibilité qu'il a de s'extraire du système de réciprocités qui lui permet de le « tenir ».

(Dans une société hiérarchisée, à l'autre extrémité de l'échelle on peut trouver celui qui reçoit sans donner : le renonçant indien en est le prototype, et son rôle est essentiel dans la perpétuation de la société indienne. C'est le fait qu'il ne donne pas, qu'il ne participe pas au système de réciprocités qu'est la société, qui lui fait participer au maintien de ce système.)

Revenons à la comparaison entre Simone Weil et Lévi-Strauss, et émettons l'hypothèse que si les Sauvages semblent pouvoir dans certains cas (il faut être prudent) se passer d'une clé de voûte supérieure, c'est parce que la séparation entre sacré et profane, à laquelle je faisais allusion ici-même, Durkheim à l'appui (encore un juif pas très juif... c'étaient les grandes heures du judaïsme français), n'est pas la même chez eux, voire que cette distinction est inopérante : le Sauvage vit dans le sacré, dans la cérémonie... dans un système plus égalitaire, qui n'a pas besoin d'être verrouillé en haut et en bas à la fois parce qu'il n'y a pas vraiment de haut et de bas, et parce que le sacré est d'abord présent en chacun des membres de la société.

Laurent James, dans une conférence récente, détaillait les diverses personnifications et fonctions du pouvoir - guerrier, religieux... - dans les sociétés traditionnelles (au sens large). Il s'agit là d'une histoire non linéaire et qu'on ne peut résumer en deux mots : j'émets simplement l'hypothèse que hiérarchisation de la société et distinction des domaines profane et sacré sont liées. Cette distinction pouvant prendre des formes très différentes selon les lieux et les époques. Mais il est bien évident qu'une société comme la nôtre, qui officiellement ne veut pas de sacré, qui officiellement est égalitaire (avec des modalités différentes entre par exemple l'égalitarisme français et l'égalitarisme anglo-saxon, cf. Dumont), finit par se priver d'outils pour comprendre ce que sont le consentement - un comble pour des « démocraties » ! - et l'obéissance, les synthèses du type protestant et/ou kantien (la loi morale en moi...) ne pouvant, malgré leurs mérites, combler tous les trous fait par la modernité.


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« Concluons ». De Platon (et la phrase de Cioran par laquelle j'ai commencé est une sorte de "Nous sommes tous platoniciens") à Guénon la pensée de la hiérarchie est aussi connue qu'elle est forte et cohérente. Via quelqu'un comme René Daumal, qui a lu Guénon et l'a fait lire à Dumont ainsi probablement (mais j'attends une preuve...) qu'à Simone Weil, cette pensée continue à se diffuser au XXe siècle. Il n'est d'ailleurs pas exclu que de Gaulle ait rencontré personnellement Guénon... dans le salon de Daniel Halévy, quai de l'Horloge, en plein centre de Paris, puisque tous deux le fréquentèrent (S. Laurent, Daniel Halévy, Grasset, 2001, pp. 316-317) à peu près à la même période. Ce serait intéressant d'en avoir confirmation... Bref, l'idée est de revisiter, comme le fait brillamment Simone Weil, l'idée de consentement, qui ne peut qu'évoquer la démocratie, avec l'appui de l'idée de hiérarchie (et réciproquement...). Ceci, comme je l'ai signalé avec mes modestes souvenirs et moyens, en parvenant à inclure dans ce qui pourrait être une théorie du pouvoir ceux qui me semblent, à tort ou à raison, rester les parents pauvres des pensées de la hiérarchie et de la tradition, les Sauvages. Parce qu'ils le valent bien...


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