De l'inconvénient d'être père. - Quelques réflexions sur le syndicalisme et l'association, III.
Voici de nouveau un texte dont la rédaction remonte à quelques semaines. Je n'arrivais pas à le finir, je comprenais en partie, mais en partie seulement pourquoi. A le relire il me semble que la meilleure chose à faire est de vous le donner tel quel, avec un commentaire en guise de conclusion.
Première partie.
Deuxième partie.
Dans la deuxième partie de ces réflexions, je vous annonçais quelques remarques sur les difficultés pratiques des conceptions holistes et/ou associationnistes de la société. Je pensais plus particulièrement à la doctrine de Maurras. Il peut paraître superflu de se lancer dans des explications sur l'impossibilité ou la très grande difficulté à « rendre » un Roi à la France en 2010, alors même que personne ou presque ne réclame officiellement un retour à la royauté, mais, outre le simple plaisir de comprendre et d'essayer de faire comprendre, il y a au moins deux bonnes raisons pour s'interroger (aujourd'hui, d'un point de vue assez général et théorique) sur la nature et les causes de l'échec de Maurras :
- les livres de Maurras proposent des analyses qui se veulent holistes de la société française et de ce qu'il faut faire pour l'améliorer : elles peuvent donc, dans une certaine mesure, être prises comme exemple des qualités et des limites de ce type d'analyse par rapport à la société contemporaine ;
- c'est un lieu commun que d'évoquer le caractère monarchique de la Constitution de la Ve République : quelle qu'en soit la véracité profonde, cela signifie au moins qu'il n'est pas si ringard que l'on peut le penser au premier abord que de se poser des questions sur les fonctions (politique, symbolique…) du Roi.
En réalité, j'ai déjà, au fil du temps, déposé, comme le Petit Poucet, assez d'indices sur ces thèmes pour que vous puissiez par vous-mêmes ajouter deux et deux, ou au moins pour que vous sachiez déjà où je veux en venir. Il s'agit donc, pour le dire vite, de jouer Yonnet contre Maurras - et contre Balzac, Bonald… Relisons donc le beau texte de Balzac mis en ligne il y a quelque temps par le maître :
"En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! (…) Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée." - Maurras l'avait bien compris, qui n'a cessé de lutter pour la liberté de tester et pour la restauration de la puissance paternelle.
Le holisme de Bonald (qui, si ma mémoire est bonne, est explicitement évoqué dans les Mémoires de deux jeunes mariées d'où ce texte est extrait, Balzac en tout cas s'en réclamait) et de Maurras est notamment fondé sur cette idée : la puissance royale est à l'image de la puissance paternelle, elles se renforcent l'une l'autre. Chaque père est roi en sa famille, le Roi est le père des Français. La société est composée d'une pyramide de royautés familiales hiérarchisées, au sommet de laquelle se trouve la Royauté elle-même, fondée par ces « familles royales », les symbolisant, leur garantissant en pratique et symboliquement la pérennité.
De ce point de vue, il est tout à fait logique que Maurras ait senti l'importance de la liberté de tester, qui d'une part préserve la puissance du père, lequel a une arme de pression sur ses enfants, d'autre part permet aux fortunes familiales de se préserver dans le temps, au lieu d'être divisées à chaque génération. Ajoutons que le dirigeant de l'Action Française eut aussi le mérite de comprendre l'importance, d'une part de la démographie - et donc de s'inquiéter de la baisse de la natalité en France -, d'autre part des politiques publiques pour y remédier, cette baisse de la natalité - qui sera toujours pour un Drieu la Rochelle comme un crime de la France vis-à-vis d'elle-même - étant par ailleurs à mettre en relation avec les lois sur la succession :
"Notre natalité a baissé ? Mais il n'est pas prouvé que cette baisse soit indépendante de nos lois politiques, ces chefs-d'oeuvre de volonté égalisante et destructive qui tendent à rompre l'unité des familles et à favoriser l'exode vers les villes des travailleurs des champs. Il n'est pas prouvé davantage que l'on ne puisse y remédier, directement et sûrement, par un certain ensemble de réformes profondes et doublées d'exemples venus de haut. Une politique nationale eût changé bien des choses, du seul fait qu'elle eût existé." (Kiel et Tanger, p. 137.)
« Directement et sûrement » : là est le problème. Si le raisonnement de Maurras est aussi clair que cohérent, il ne colle plus à la réalité anthropologique de la France de la fin du XIXe siècle : pas seulement parce que depuis 1793 on a « coupé la tête » de la puissance paternelle et qu'une tête ne repousse pas comme ça, mais parce qu'avant même que Louis XVI fût étêté les pères, et pas n'importe lesquels, les aristocrates, avaient commencé, de leur propre chef, c'est le cas de le dire, à se la couper.
Revenons à l'absolutisme royal et à Louis XIV, apogée de la royauté française selon Maurras. Gobineau, Nietzsche, Péguy et Halévy l'avaient bien compris et exprimé : en sapant l'autorité des grandes familles nobles issues de la Royauté Louis XIV détruisait en même temps l'édifice pyramidal sur lequel reposaient et qui légitimait la présence et la symbolique royales. On l'illustre le plus souvent par le libertinage, le côté partouzard de la noblesse française au XVIIIe, critiqué ou moqué par Taine ou Cioran, mais il faut aller plus loin. En se comportant comme elle se comporte, en se laissant par ailleurs séduire par les thèses d'un Rousseau, la noblesse ne fait pas que se déconsidérer, et donner prise à la critique selon laquelle elle s'est juste "donné la peine de naître, et rien de plus". Elle est en train de mettre en oeuvre le tournant historique majeur qui forme l'ossature et la thèse principale du Recul de la mort de Yonnet.
Dans un enchevêtrement complexe de causes et d'effets, médicaux, techniques, psychologiques, politiques, la noblesse française désoeuvrée, dépossédée de ses fonctions historiques, ne se contente pas de partouzer, ou plutôt ne partouze que parce qu'elle est en train de mettre au point un modèle de reproduction familiale inédit, et qui, c'est en quelque sorte vertigineux, la France donne ici le ton, à tous et pour longtemps, va devenir petit à petit, évolution toujours en cours, celui du monde entier : elle ne va plus faire des enfants pour se reproduire en tant que noblesse, pilier et gloire de ce qui va bientôt devenir, en partie pour cette raison même, l'Ancien Régime, elle va les faire parce qu'elle a envie de les faire et pour les aimer en tant qu'elle a eu envie de les faire. C'est ce que Paul Yonnet appelle « l'enfant du désir d'enfant ». Je redonne ci-après quelques extraits de l'interview synthétique où l'auteur du Recul de la mort exprime l'essentiel de sa thèse, autorisons-nous deux digressions avant de reprendre la démonstration :
- pour les amateurs d'« identité nationale », il faut voir que nous tenons là une expression très concrète des ambiguïtés de l'identité française. La France est à la fois la fille ainée de l'Église et le pays des droits de l'homme, disait, après d'autres, Muray : la mutation idéologique, morale et, c'est l'expression, politico-sexuelle, de la noblesse française au XVIIIe siècle (on passe de La Rochefoucauld à Valmont, pour prendre des symboles) est le moment où le passage se fait entre les deux - et ce passage s'est notamment fait au plumard, papa dans maman ;
- j'ai dit que la noblesse avait commencé à cette période à se couper elle-même la tête, on peut se demander, en pensant à une autre phrase de Balzac, citée par Lucien Rebatet : "Balzac dit quelque part que les femmes ne redoutent plus les menaces de mort depuis que les hommes n'ont plus d'épée au côté", on peut se demander si, sous ses apparences libertines et queutardes auto-proclamées, elle ne s'est pas coupé, par la même occasion, un autre organe essentiel (dans Woody et les robots, on annonce à W. Allen qu'on va le transporter dans le futur après lui avoir modifié le cerveau, ce à quoi il répond : « Oh non, pas le cerveau ! C'est mon deuxième organe préféré ! »). Aller plus loin dans cette direction impliquerait de nombreuses précisions théoriques et historiques sur la « virilité », « l'égalité des sexes », etc. Je me contenterai ici de mentionner cette hypothèse et de rappeler cette phrase de Proudhon : "Nul n'est homme s'il n'est père." Ce qui dans notre contexte se reformule ainsi : un libertin est-il aussi viril qu'il le croit ? Peut-on être vraiment viril sans être père ? Etc.
Laissons ces questions que l'on aurait tort, n'est-ce pas Dr Orlof, de juger naïves ou conservatrices, et reprenons le fil de notre démonstration. Balzac, lorsqu'il publie les Mémoires des deux jeunes mariées (1841), saisit à chaud une évolution qui, si elle a déjà eu des effets, notamment politiques, très importants, n'en est encore, d'un point de vue démographique et surtout anthropologique, qu'à ses débuts. Quelques décennies plus tard, Maurras arrive… trop tard.
Le directeur de l'Action Française n'a pas saisi, d'une part l'importance du processus en cours, d'autre part que ce processus était irréversible. Irréversible d'abord parce qu'une fois que les progrès de la médecine permettent à la grande majorité des enfants de survivre, et donc aux couples de ne faire que les enfants qu'ils veulent faire, on ne revient pas en arrière.
(Écrivant ces lignes alors même que l'on constate que l'évolution du capitalisme le conduit à ne plus savoir faire ce qu'il savait faire il y a encore peu, au point qu'à certains égards il n'assure même plus le progrès technique qui est une de ses justifications principales (ce qui est une bonne nouvelle) : j'exagère, mais le règne envahissant de la mauvaise qualité et de la camelote n'est tout de même pas une évolution innocente ; écrivant ces lignes, donc, je les trouve un rien optimistes. Admettons néanmoins que du point de vue de la mortalité infantile il y aurait du chemin à faire pour revenir en arrière, ceci sans même évoquer les transformations psychologiques induites par le « recul de la mort. »)
Certes des lois égalitaires ont favorisé le processus, mais, outre que ces lois ne sont justement pas venues de nulle part, et que l'intérêt de la noblesse française au XVIIIe pour les théories des Lumières, puis des Droits de l'homme, est à relier à son évolution décrite plus haut, il est clair que les mesures proposées par Maurras auraient, à terme, été balayées par ce que l'on peut ici appeler sans remords le « sens de l'histoire ». Jugeant avec le recul il serait mesquin de se moquer, mais il n'est pas sans piquant de voir le pourfendeur du juridisme, l'apôtre du « pays réel » par opposition au « pays légal » (opposition en soi intéressante, mais parfois pervertie), s'illusionner quelque peu sur le pouvoir des lois.
C'est ici le point le plus important : le processus est irréversible non seulement à cause des progrès de la médecine, mais en raison de l'évolution psychologique qu'il induit. Cela a pour conséquence de saper, dans des mesures diverses mais irrémédiablement, l'autorité, paternelle comme institutionnelle. Relisons Paul Yonnet :
"Toute la psychologie de l'enfant se construit autour de ce désir [d'être désiré et de l'avoir été au moment de papa dans maman]. Dès sa naissance, et parfois pendant la grossesse, les parents vont lui répéter et lui montrer qu'il a été désiré. L'enfant va vouloir se l'entendre confirmer tout au long de sa croissance et surtout réclamer des preuves. La seule preuve, absolument cardinale, que cet enfant a bien été appelé au monde pour lui-même, c'est de lui offrir les conditions d'épanouir sa personnalité en toute indépendance. Car c'est un moi singulier qui échappe à ses parents. Il ne peut surgir que de l'intérieur de lui-même. Toute la relation éducative va être organisée autour de cette autonomisation rapide, avec, en filigrane, une crise de l'interdit. Car une question va se poser en permanence aux parents : « Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » En miroir, l'enfant va répondre : « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents. Le terme « autorité » vient d'un mot latin qui signifie « auteur ». L'individu moderne étant né du seul désir de ses auteurs, les parents, il s'estime in-créé par tous les autres. Il ne leur doit rien. En réalité, la famille produit un nouvel individu affectivement et psychologiquement équipé, mais techniquement dépouillé : elle s'est délestée sur la collectivité de toute une série de fonctions, formation, éducation, santé, protection, contrôle social, etc. Mais la société est priée de se mettre au service de ce nouvel individu, et non l'inverse."
Il y aurait des objections à faire ou des nuances à apporter, mais continuons :
"L'individualisme n'a pas scellé la mort de la famille, qu'on accusait dans les années 1970 d'être castratrice : au contraire, c'est au sein même de la famille, revalorisée, qu'il niche et prospère. Quand la Révolution française s'est attaquée à la famille, c'était pour promouvoir les droits de l'individu, brimé. Le Code civil, en 1804, l'a réinstaurée, bétonnée aux dépens de ces derniers, tant pis pour l'individu. Jusqu'en 1965. Alors a commencé une vaste réforme réhabilitant la femme en tant qu'épouse et mère. On a cru qu'il s'agissait de mettre à égalité les deux sexes. Mais c'était un leurre. Ce qui était en jeu, c'était la refondation de la famille autour du droit de chaque individu la composant. (…) On pensait que l'individu ne pourrait jamais s'épanouir que sur les ruines de la famille. Mais celle-ci ne s'est pas effondrée. Elle s'est métamorphosée."
C'est le point cardinal de l'évolution, celui qui invalide les théories holistes conservatrices d'un Bonald ou d'un Maurras : l'évolution anthropologique a conduit à ne plus opposer individualisme et famille. Celle-ci était autrefois un rempart contre l'individualisme, celui-ci s'est construit, ou a cru se construire, contre elle (« Familles, je vous hais ! »), et voilà qu'elle devient le support et la légitimation d'un nouvel individualisme. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'adolescent fugueurs, cela veut encore moins dire qu'il n'y a plus de névroses familiales, mais que ce qui était le support de la pyramide ne peut plus rien supporter, n'est plus un support d'autre chose que de soi-même.
Notons au passage que l'erreur de Maurras (qui d'ailleurs n'eut pas d'enfant, légitime en tout cas) est ici partagée par la doxa gauchiste : famille moteur de l'autorité pour l'un, famille répressive, castratrice, pour les autres, dans les deux cas on reste sur un modèle dépassé, on veut le restaurer ou l'abattre sans voir qu'il a évolué.
Revenons à la politique. Son évolution ne peut être totalement synchrone avec celles des moeurs sexuelles et familiales ; au surplus, le processus mis en lumière par Paul Yonnet n'a pas été un long fleuve tranquille ni une évolution linéaire - la direction a toujours été la même, le rythme et la vigueur du courant ont pu varier ("La route est droite, mais la pente est forte", comme disait l'autre…). Ceci pour marquer qu'il peut y avoir des télescopages entre le temps de la vie politique, institutionnelle, et le temps des moeurs, et qu'il n'est donc pas illégitime de voir dans la Ve République, quand bien même elle serait antérieure de quelques années à l'apparition de la pilule (décrite par Paul Yonnet, toujours dans la même interview, comme une « arme atomique » : le gaullisme, c'est la bombe vis-à-vis de l'extérieur du pays, la bombe à l'intérieur des familles - évidemment nucléaires…) qu'elle n'a pas légalisée par hasard,
il n'est pas illégitime de voir dans ce régime celui qui correspondait à peu près à l'évolution en cours des moeurs (auxquelles on ajoutera ici le désir de croissance économique, laquelle avait besoin d'un État plus fort que celui de la IVe République pour vraiment prendre son essor). On peut ici faire un raisonnement analogue à celui utilisé l'autre jour au sujet du rôle de l'État dans la constitution gaullienne. Dans un pays où la notion de la famille est en train d'évoluer grandement, sans que l'on s'en rende encore vraiment compte (ajoutons le rôle de l'exode rural, au coeur de toutes ces évolutions), cette espèce de contrefaçon de la royauté mise au point par un républicain d'esprit maurrassien était bien l'objet hybride qui pouvait, d'une part être accepté des Français, d'autre part à la fois favoriser et dans une certaine mesure contrôler les grands mouvements de moeurs en cours. L'harmonie à cet égard entre les différentes composantes de la société fut d'ailleurs telle qu'on envoya à l'hospice le faux Roi, tel n'importe quel vieillard, dès que l'on considéra, à tort ou à raison, qu'il avait fait son temps, que le père était devenu un insupportable papy.
Vient d'ailleurs à l'esprit cette idée de l'importance, symbolique, politique, de l'âge du Président. De Gaulle viré en partie parce que trop vieux pour la société dont il avait accompagné la croissance sinon la naissance, Pompidou vite malade et décédé, arriva au pouvoir une figure fort peu paternelle, plutôt filiale même (avec une contrefaçon - la particule - qui n'est pas innocente, qui lui donne un parfum de bâtardise), Giscard, l'homme de l'avortement et de la fin de la souveraineté française en matière monétaire. Foutu à la porte pour n'avoir pas su, enfant gâté, se contenir quand on lui proposa un beau cadeau (les diamants de Bokassa), il céda la place à une curieuse figure, dont l'ambiguïté par rapport à la silhouette paternelle traditionnelle résume à elle seule l'ambiguïté de son règne. Mitterrand avait l'âge et le charisme pour incarner une figure paternelle, mais si le père traditionnel incarne lui-même une sorte d'immuabilité et de sens de la fidélité, son itinéraire pour le moins méandreux empêchait ou rendait bien fragile et artificielle cette incarnation - d'ailleurs, qu'est-ce qu'un père rimbaldien, qui propose de sa propre initiative de vous « changer la vie » ? On touche là du doigt les causes du mélange de permissivité et de terrorisme intellectuel subtil qui caractérisèrent les années 80. Et finalement, dans cet ordre d'idées, ce que Mitterrand incarna le plus, c'est la maladie, la longue et douloureuse maladie de l'aïeul que l'on enverrait bien se faire euthanasier (tiens, le débat apparaît alors…), pourri de l'intérieur et autour duquel tout est pourri.
De même que le décès de Pompidou amena l'élection d'un président jeune, de même aurait-il sans doute été logique, par rapport à notre point de vue du jour, que Mitterrand cédât la place à une silhouette du type de celle de Nicolas Sarkozy. Pour des raisons où la contingence, les structures politiques du régime (il faut du temps pour percer, pour « devenir présidentiable »), la symbolique sont étroitement entremêlées, il fallut d'abord en passer par Jacques Chirac, qui partait à peu près avec les mêmes qualités (l'âge, l'expérience) et les mêmes défauts (les innombrables retournements de veste) que son prédécesseur pour ce qui est de ses possibilités d'incarnation paternelle. L'amusant avec Chirac, c'est qu'il sépara complètement cette fonction présidentielle symbolique, qu'il occupa avec sérieux et professionnalisme, mieux sans doute que Mitterrand, bien mieux que Giscard et Sarkozy, d'avec ses rares initiatives politiques, qui allèrent dans le sens contraire : la suppression du service militaire, figure usée mais encore existante de l'autorité ; la caution donnée aux Juifs pour se faire les dents sur la France ("Vous pouvez vous lâcher, vous pouvez vous gaver", telle était finalement la signification de la « reconnaissance » des responsabilités de l'État français dans la déportation des Juifs), repentance dont on ne saurait dire qu'elle ait fait beaucoup de bien pour la concorde nationale (pour l'unité de la famille). La seule fois où il fit coïncider son devoir d'incarnation symbolique et son devoir d'assurer la continuité de la souveraineté nationale fut justement sa seule initiative louable - un peu quichottesque, mais c'est une autre histoire -, l'opposition aux États-Unis sur la guerre en Irak. (Que malheureusement il voulut payer en bradant encore un peu notre souveraineté, au Moyen-Orient et par rapport à l'Otan, anticipant sur son funèbre successeur : après avoir été père, il joua la comédie du retour de l'enfant prodigue.)
Avec Sarkozy… nous retrouvons un fils, un faux fils, avec un gros problème concernant le désir qu'on a eu de lui (ce qui peut d'ailleurs expliquer en partie sa conception caricaturale et brutale de l'autorité [1]), de surcroît père très moderne - familles recomposées, adultères plus ou moins exhibés, par lui ou ses compagnes… Ici au moins et malgré les déclarations pompeuses il n'y a pas d'ambiguïté, l'incapacité à assumer un rôle paternel vis-à-vis de la nation correspond parfaitement à une politique d'abandon des formes institutionnelles et psychologiques de la souveraineté nationale.
Cette longue digression, que je n'avais pas prévue lors du début de la rédaction de ce texte, ne nous a pas fait sortir de notre sujet. Si un chef d'État, élu au suffrage « universel », est à la fois un symbole, une incarnation et un moteur des évolutions en cours dans la société, la possibilité, l'envie et la manière qu'il a de jouer le rôle du père que la constitution dans l'esprit de son fondateur lui attribue, tout cela est révélateur des dynamiques anthropologiques qui nous occupent aujourd'hui.
Il importe néanmoins de dissiper quelques ambiguïtés que l'histoire ici retracée à gros traits peut susciter. Tout d'abord, de même que l'honnêteté du général vis-à-vis de l'argent a pu couvrir de son manteau de vertu les turpitudes des barons de l'UDR et autres Foccart, Pasqua, etc., il ne faut pas oublier ce paradoxe constitutif de la Ve République qu'il fallait une silhouette paternelle à l'ancienne telle que de Gaulle pour accompagner la société dans ses évolutions anti-patriarcales. Ce que signifia, entre autres, Mai 68. Peut-être faut-il prendre le problème à l'envers et s'amuser de ce paradoxe historique qui vit un esprit maurrassien et holiste favoriser l'apparition du nouvel individualisme. Peut-être aussi ce régime ambigu est-il mort en 1968 et 1969, ou lors du décès de Pompidou (on a peur des vieux chefs d'État, on voit dans le père un malade, un impuissant en puissance) et l'éviction de Chaban-Delmas (on ne veut plus du gaullisme et des résistants, on leur préfère un héritier de collabos), ce qui expliquerait avec quelle facilité ceux-là mêmes qui ont en charge la souveraineté nationale l'ont petit à petit bradée, le sursaut chiraco-villepiniste au sujet de l'Irak ne pouvant masquer la longue histoire de cet abandon, depuis Giscard - si ce n'est depuis Georges « Rothschild » Pompidou…
Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas assimiler sans plus d'examen capacité du chef d'État à incarner le père, souci de la souveraineté nationale et faculté à exercer une politique efficace. Ce n'est pas parce que c'était le souci originel de de Gaulle, ce n'est pas parce que nous avons pu, dans notre bref survol, repérer des corrélations, positives (de Gaulle, Chirac et l'Irak) ou négatives, en ce sens, que l'équation est en elle-même aussi simple. Il est tout à fait possible d'envisager la possibilité, malgré la dérive des institutions depuis le passage au quinquennat et l'inversion du calendrier des élections par Lionel Jospin, de l'arrivée au pouvoir d'un président peu paternel mais compétent et concerné par l'intérêt national - d'ailleurs, le pro-de Gaulle Soral envisage, pour tenir ce rôle, une femme jeune (du point de vue des normes du personnel politique français), Marine Le Pen…
Tout cela nous ramène, tentons de boucler la boucle, à la question de l'autorité. Ce qui pose problème, je l'ai signalé de façon allusive plus haut, ce qui pose problème dans la thèse de Paul Yonnet au moins en tant qu'elle est exprimée dans les propos cités aujourd'hui, c'est une manière de suggérer qu'il n'y a plus d'autorité, paternelle ou institutionnelle. Je ne veux pas trop chicaner l'auteur du Recul de la mort à cet égard - il ne s'agit ici que d'une interview -, l'important est de ne pas se tromper de question. Ce qui a disparu, si ce n'est éternellement, du moins depuis un certain temps et pour un bon bout de temps certainement, c'est l'autorité paternelle en tant que fondement de la famille et en tant que pilier de la société, ce qui n'est pas rien. De ce point de vue, on ne saurait trop conseiller aux féministes de prendre des précautions au lieu d'utiliser à tout va les termes de « patriarcat », de « société patriarcale ». On peut évoquer des vestiges du patriarcat, à la limite des résurgences du patriarcat, mais la France n'est plus une société patriarcale.
Ce qui ne signifie pas que les violences des hommes à l'égard des femmes n'existent pas ou ne doivent pas être combattues, mais on doit plutôt se demander si elles n'entrent pas dans un autre cadre, que l'on appelle souvent - et cette appellation, sous les réserves que je vais essayer d'expliciter, me semble légitime - la « crise de l'autorité ». J'ai évoqué la conception caricaturale de l'autorité exprimée par Nicolas Sarkozy. Notre ignoble Président se comporte ici comme dans d'autres domaines, il isole un élément en lui-même légitime et partie intégrante d'une conception qui a fait ses preuves (ici, l'autorité du pater familias, ailleurs les fonctions régaliennes de l'État, son monopole de la violence légitime, etc.) et ne se concentre que sur cet élément. On ne fera pas grief à ce fumier d'avoir hérité d'une situation dans laquelle des composantes d'un tout autrefois cohérent ont été dissociées, on lui reprochera de continuer à les dissocier, avec l'agressivité impulsive qui le caractérise - donnant par là-même du grain à moudre aux gauchistes, toujours enclin à jeter le bébé de l'autorité avec l'eau du bain des violences policières. A ce train là nous sommes repartis pour des années de confusion entretenue des deux côtés, Sarkozy jouant les coqs, Onfray encaissant ses droits d'auteur.
Ceci posé, il me semble que, en dépit de ou en réaction aux antinomies évoquées par Paul Yonnet ("« Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » (…) « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents."), parents comme membres d'institution éducatives en sont venus à se demander à quoi ils servaient encore, à quoi ils pouvaient encore servir, ne serait-ce que pour éviter de se coltiner des enfants purement et simplement névrosés.
Ici, j'ai bloqué… Il est bien évident avec le recul que ce blocage est dû à la conscience que je ne pouvais vraiment partir dans cette dernière direction sans un travail de documentation un peu plus consistant que les simples observations que j'ai pu faire au jour le jour ces dernières années au fil de la croissance de mes enfants. La sensation aussi vague que précise, eh oui, de commencer à employer un style convenu et ennuyeux était un autre indice que quelque chose n'allait pas.
Après relecture de l'ensemble, la piste que je donnerais est la suivante : nous serions face à l'autorité dans une situation analogue dans ses grandes lignes à celle des penseurs libéraux en face de l'État moderne, qu'ils ont contribué à créer. Désacralisée, désenchantée si l'on veut faire du Gauchet, désimbriquée si l'on penche vers Polanyi…, l'autorité n'est plus un élément d'un ensemble de relations réciproques - devoirs, droits, garanties, obligations, etc. -, elle est, pour ainsi dire, seule dans son coin. Du coup elle manque, du coup on la réclame, mais dès qu'elle arrive avec sa grande gueule et ses chaussures sales, on n'est plus sûr de la vouloir chez soi. De ce point de vue on peut admettre que la fonction de N. Sarkozy ne soit pas très facile.
Je reviendrai sur tous ces sujets, me contentant pour finir de rappeler la principale thèse de ce qui précède : la filiation, qui était soumission à la collectivité, qui était d'essence holiste, devient individualiste, devient peut-être la fondation même de l'individualisme. (De ce point de vue, l'expression « nouvel individualisme », qui m'était venue spontanément sous la plume, est très maladroite : il s'agit de l'individualisme, tout simplement, en tant que conséquence du « recul de la mort », mais il n'apparaît tel qu'en lui-même, dans son essence familiale, que petit à petit et d'une certaine manière seulement récemment. J'ai glissé dans ma rédaction de la nouveauté du concept introduit par P. Yonnet, à la nouveauté du phénomène, et cela peut être source de malentendus.)
Paradoxalement, cette thèse exprimée, et après avoir mentionné nombre des problèmes que pose cette situation, je me sens un peu comme un dépressif qui aurait l'impression, à tort ou à raison mais avec conviction, d'avoir mieux cerné les raisons de son mal, lequel lui apparaît momentanément plus léger. Et pensant à un texte quelque peu grotesque de Drieu sur Doriot en 1937 (Textes politiques, pp. 332-334), qui finit sur la sentence : "Un chef, c'est d'abord un père", je ne peux m'empêcher de trouver un certain charme à la « réponse » que lui fait Cioran, en 1973, dans De l'inconvénient d'être né : "Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père."
Et peut-être qu'après tout, en ces années pilule et MLF, Cioran vise déjà et d'abord le père individualiste et essaie de nous donner un peu d'oxygène...
[1]
On compare parfois Nicolas Sarkozy à la racaille de banlieue : leur rapport analogue au désir que l'on a eu, ou pas, d'eux est un élément à ajouter au dossier de cette analogie. Racaille d'en haut, racaille d'en bas, encore… avec, à l'origine, un problème d'origine.
Première partie.
Deuxième partie.
Dans la deuxième partie de ces réflexions, je vous annonçais quelques remarques sur les difficultés pratiques des conceptions holistes et/ou associationnistes de la société. Je pensais plus particulièrement à la doctrine de Maurras. Il peut paraître superflu de se lancer dans des explications sur l'impossibilité ou la très grande difficulté à « rendre » un Roi à la France en 2010, alors même que personne ou presque ne réclame officiellement un retour à la royauté, mais, outre le simple plaisir de comprendre et d'essayer de faire comprendre, il y a au moins deux bonnes raisons pour s'interroger (aujourd'hui, d'un point de vue assez général et théorique) sur la nature et les causes de l'échec de Maurras :
- les livres de Maurras proposent des analyses qui se veulent holistes de la société française et de ce qu'il faut faire pour l'améliorer : elles peuvent donc, dans une certaine mesure, être prises comme exemple des qualités et des limites de ce type d'analyse par rapport à la société contemporaine ;
- c'est un lieu commun que d'évoquer le caractère monarchique de la Constitution de la Ve République : quelle qu'en soit la véracité profonde, cela signifie au moins qu'il n'est pas si ringard que l'on peut le penser au premier abord que de se poser des questions sur les fonctions (politique, symbolique…) du Roi.
En réalité, j'ai déjà, au fil du temps, déposé, comme le Petit Poucet, assez d'indices sur ces thèmes pour que vous puissiez par vous-mêmes ajouter deux et deux, ou au moins pour que vous sachiez déjà où je veux en venir. Il s'agit donc, pour le dire vite, de jouer Yonnet contre Maurras - et contre Balzac, Bonald… Relisons donc le beau texte de Balzac mis en ligne il y a quelque temps par le maître :
"En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! (…) Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée." - Maurras l'avait bien compris, qui n'a cessé de lutter pour la liberté de tester et pour la restauration de la puissance paternelle.
Le holisme de Bonald (qui, si ma mémoire est bonne, est explicitement évoqué dans les Mémoires de deux jeunes mariées d'où ce texte est extrait, Balzac en tout cas s'en réclamait) et de Maurras est notamment fondé sur cette idée : la puissance royale est à l'image de la puissance paternelle, elles se renforcent l'une l'autre. Chaque père est roi en sa famille, le Roi est le père des Français. La société est composée d'une pyramide de royautés familiales hiérarchisées, au sommet de laquelle se trouve la Royauté elle-même, fondée par ces « familles royales », les symbolisant, leur garantissant en pratique et symboliquement la pérennité.
De ce point de vue, il est tout à fait logique que Maurras ait senti l'importance de la liberté de tester, qui d'une part préserve la puissance du père, lequel a une arme de pression sur ses enfants, d'autre part permet aux fortunes familiales de se préserver dans le temps, au lieu d'être divisées à chaque génération. Ajoutons que le dirigeant de l'Action Française eut aussi le mérite de comprendre l'importance, d'une part de la démographie - et donc de s'inquiéter de la baisse de la natalité en France -, d'autre part des politiques publiques pour y remédier, cette baisse de la natalité - qui sera toujours pour un Drieu la Rochelle comme un crime de la France vis-à-vis d'elle-même - étant par ailleurs à mettre en relation avec les lois sur la succession :
"Notre natalité a baissé ? Mais il n'est pas prouvé que cette baisse soit indépendante de nos lois politiques, ces chefs-d'oeuvre de volonté égalisante et destructive qui tendent à rompre l'unité des familles et à favoriser l'exode vers les villes des travailleurs des champs. Il n'est pas prouvé davantage que l'on ne puisse y remédier, directement et sûrement, par un certain ensemble de réformes profondes et doublées d'exemples venus de haut. Une politique nationale eût changé bien des choses, du seul fait qu'elle eût existé." (Kiel et Tanger, p. 137.)
« Directement et sûrement » : là est le problème. Si le raisonnement de Maurras est aussi clair que cohérent, il ne colle plus à la réalité anthropologique de la France de la fin du XIXe siècle : pas seulement parce que depuis 1793 on a « coupé la tête » de la puissance paternelle et qu'une tête ne repousse pas comme ça, mais parce qu'avant même que Louis XVI fût étêté les pères, et pas n'importe lesquels, les aristocrates, avaient commencé, de leur propre chef, c'est le cas de le dire, à se la couper.
Revenons à l'absolutisme royal et à Louis XIV, apogée de la royauté française selon Maurras. Gobineau, Nietzsche, Péguy et Halévy l'avaient bien compris et exprimé : en sapant l'autorité des grandes familles nobles issues de la Royauté Louis XIV détruisait en même temps l'édifice pyramidal sur lequel reposaient et qui légitimait la présence et la symbolique royales. On l'illustre le plus souvent par le libertinage, le côté partouzard de la noblesse française au XVIIIe, critiqué ou moqué par Taine ou Cioran, mais il faut aller plus loin. En se comportant comme elle se comporte, en se laissant par ailleurs séduire par les thèses d'un Rousseau, la noblesse ne fait pas que se déconsidérer, et donner prise à la critique selon laquelle elle s'est juste "donné la peine de naître, et rien de plus". Elle est en train de mettre en oeuvre le tournant historique majeur qui forme l'ossature et la thèse principale du Recul de la mort de Yonnet.
Dans un enchevêtrement complexe de causes et d'effets, médicaux, techniques, psychologiques, politiques, la noblesse française désoeuvrée, dépossédée de ses fonctions historiques, ne se contente pas de partouzer, ou plutôt ne partouze que parce qu'elle est en train de mettre au point un modèle de reproduction familiale inédit, et qui, c'est en quelque sorte vertigineux, la France donne ici le ton, à tous et pour longtemps, va devenir petit à petit, évolution toujours en cours, celui du monde entier : elle ne va plus faire des enfants pour se reproduire en tant que noblesse, pilier et gloire de ce qui va bientôt devenir, en partie pour cette raison même, l'Ancien Régime, elle va les faire parce qu'elle a envie de les faire et pour les aimer en tant qu'elle a eu envie de les faire. C'est ce que Paul Yonnet appelle « l'enfant du désir d'enfant ». Je redonne ci-après quelques extraits de l'interview synthétique où l'auteur du Recul de la mort exprime l'essentiel de sa thèse, autorisons-nous deux digressions avant de reprendre la démonstration :
- pour les amateurs d'« identité nationale », il faut voir que nous tenons là une expression très concrète des ambiguïtés de l'identité française. La France est à la fois la fille ainée de l'Église et le pays des droits de l'homme, disait, après d'autres, Muray : la mutation idéologique, morale et, c'est l'expression, politico-sexuelle, de la noblesse française au XVIIIe siècle (on passe de La Rochefoucauld à Valmont, pour prendre des symboles) est le moment où le passage se fait entre les deux - et ce passage s'est notamment fait au plumard, papa dans maman ;
- j'ai dit que la noblesse avait commencé à cette période à se couper elle-même la tête, on peut se demander, en pensant à une autre phrase de Balzac, citée par Lucien Rebatet : "Balzac dit quelque part que les femmes ne redoutent plus les menaces de mort depuis que les hommes n'ont plus d'épée au côté", on peut se demander si, sous ses apparences libertines et queutardes auto-proclamées, elle ne s'est pas coupé, par la même occasion, un autre organe essentiel (dans Woody et les robots, on annonce à W. Allen qu'on va le transporter dans le futur après lui avoir modifié le cerveau, ce à quoi il répond : « Oh non, pas le cerveau ! C'est mon deuxième organe préféré ! »). Aller plus loin dans cette direction impliquerait de nombreuses précisions théoriques et historiques sur la « virilité », « l'égalité des sexes », etc. Je me contenterai ici de mentionner cette hypothèse et de rappeler cette phrase de Proudhon : "Nul n'est homme s'il n'est père." Ce qui dans notre contexte se reformule ainsi : un libertin est-il aussi viril qu'il le croit ? Peut-on être vraiment viril sans être père ? Etc.
Laissons ces questions que l'on aurait tort, n'est-ce pas Dr Orlof, de juger naïves ou conservatrices, et reprenons le fil de notre démonstration. Balzac, lorsqu'il publie les Mémoires des deux jeunes mariées (1841), saisit à chaud une évolution qui, si elle a déjà eu des effets, notamment politiques, très importants, n'en est encore, d'un point de vue démographique et surtout anthropologique, qu'à ses débuts. Quelques décennies plus tard, Maurras arrive… trop tard.
Le directeur de l'Action Française n'a pas saisi, d'une part l'importance du processus en cours, d'autre part que ce processus était irréversible. Irréversible d'abord parce qu'une fois que les progrès de la médecine permettent à la grande majorité des enfants de survivre, et donc aux couples de ne faire que les enfants qu'ils veulent faire, on ne revient pas en arrière.
(Écrivant ces lignes alors même que l'on constate que l'évolution du capitalisme le conduit à ne plus savoir faire ce qu'il savait faire il y a encore peu, au point qu'à certains égards il n'assure même plus le progrès technique qui est une de ses justifications principales (ce qui est une bonne nouvelle) : j'exagère, mais le règne envahissant de la mauvaise qualité et de la camelote n'est tout de même pas une évolution innocente ; écrivant ces lignes, donc, je les trouve un rien optimistes. Admettons néanmoins que du point de vue de la mortalité infantile il y aurait du chemin à faire pour revenir en arrière, ceci sans même évoquer les transformations psychologiques induites par le « recul de la mort. »)
Certes des lois égalitaires ont favorisé le processus, mais, outre que ces lois ne sont justement pas venues de nulle part, et que l'intérêt de la noblesse française au XVIIIe pour les théories des Lumières, puis des Droits de l'homme, est à relier à son évolution décrite plus haut, il est clair que les mesures proposées par Maurras auraient, à terme, été balayées par ce que l'on peut ici appeler sans remords le « sens de l'histoire ». Jugeant avec le recul il serait mesquin de se moquer, mais il n'est pas sans piquant de voir le pourfendeur du juridisme, l'apôtre du « pays réel » par opposition au « pays légal » (opposition en soi intéressante, mais parfois pervertie), s'illusionner quelque peu sur le pouvoir des lois.
C'est ici le point le plus important : le processus est irréversible non seulement à cause des progrès de la médecine, mais en raison de l'évolution psychologique qu'il induit. Cela a pour conséquence de saper, dans des mesures diverses mais irrémédiablement, l'autorité, paternelle comme institutionnelle. Relisons Paul Yonnet :
"Toute la psychologie de l'enfant se construit autour de ce désir [d'être désiré et de l'avoir été au moment de papa dans maman]. Dès sa naissance, et parfois pendant la grossesse, les parents vont lui répéter et lui montrer qu'il a été désiré. L'enfant va vouloir se l'entendre confirmer tout au long de sa croissance et surtout réclamer des preuves. La seule preuve, absolument cardinale, que cet enfant a bien été appelé au monde pour lui-même, c'est de lui offrir les conditions d'épanouir sa personnalité en toute indépendance. Car c'est un moi singulier qui échappe à ses parents. Il ne peut surgir que de l'intérieur de lui-même. Toute la relation éducative va être organisée autour de cette autonomisation rapide, avec, en filigrane, une crise de l'interdit. Car une question va se poser en permanence aux parents : « Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » En miroir, l'enfant va répondre : « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents. Le terme « autorité » vient d'un mot latin qui signifie « auteur ». L'individu moderne étant né du seul désir de ses auteurs, les parents, il s'estime in-créé par tous les autres. Il ne leur doit rien. En réalité, la famille produit un nouvel individu affectivement et psychologiquement équipé, mais techniquement dépouillé : elle s'est délestée sur la collectivité de toute une série de fonctions, formation, éducation, santé, protection, contrôle social, etc. Mais la société est priée de se mettre au service de ce nouvel individu, et non l'inverse."
Il y aurait des objections à faire ou des nuances à apporter, mais continuons :
"L'individualisme n'a pas scellé la mort de la famille, qu'on accusait dans les années 1970 d'être castratrice : au contraire, c'est au sein même de la famille, revalorisée, qu'il niche et prospère. Quand la Révolution française s'est attaquée à la famille, c'était pour promouvoir les droits de l'individu, brimé. Le Code civil, en 1804, l'a réinstaurée, bétonnée aux dépens de ces derniers, tant pis pour l'individu. Jusqu'en 1965. Alors a commencé une vaste réforme réhabilitant la femme en tant qu'épouse et mère. On a cru qu'il s'agissait de mettre à égalité les deux sexes. Mais c'était un leurre. Ce qui était en jeu, c'était la refondation de la famille autour du droit de chaque individu la composant. (…) On pensait que l'individu ne pourrait jamais s'épanouir que sur les ruines de la famille. Mais celle-ci ne s'est pas effondrée. Elle s'est métamorphosée."
C'est le point cardinal de l'évolution, celui qui invalide les théories holistes conservatrices d'un Bonald ou d'un Maurras : l'évolution anthropologique a conduit à ne plus opposer individualisme et famille. Celle-ci était autrefois un rempart contre l'individualisme, celui-ci s'est construit, ou a cru se construire, contre elle (« Familles, je vous hais ! »), et voilà qu'elle devient le support et la légitimation d'un nouvel individualisme. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'adolescent fugueurs, cela veut encore moins dire qu'il n'y a plus de névroses familiales, mais que ce qui était le support de la pyramide ne peut plus rien supporter, n'est plus un support d'autre chose que de soi-même.
Notons au passage que l'erreur de Maurras (qui d'ailleurs n'eut pas d'enfant, légitime en tout cas) est ici partagée par la doxa gauchiste : famille moteur de l'autorité pour l'un, famille répressive, castratrice, pour les autres, dans les deux cas on reste sur un modèle dépassé, on veut le restaurer ou l'abattre sans voir qu'il a évolué.
Revenons à la politique. Son évolution ne peut être totalement synchrone avec celles des moeurs sexuelles et familiales ; au surplus, le processus mis en lumière par Paul Yonnet n'a pas été un long fleuve tranquille ni une évolution linéaire - la direction a toujours été la même, le rythme et la vigueur du courant ont pu varier ("La route est droite, mais la pente est forte", comme disait l'autre…). Ceci pour marquer qu'il peut y avoir des télescopages entre le temps de la vie politique, institutionnelle, et le temps des moeurs, et qu'il n'est donc pas illégitime de voir dans la Ve République, quand bien même elle serait antérieure de quelques années à l'apparition de la pilule (décrite par Paul Yonnet, toujours dans la même interview, comme une « arme atomique » : le gaullisme, c'est la bombe vis-à-vis de l'extérieur du pays, la bombe à l'intérieur des familles - évidemment nucléaires…) qu'elle n'a pas légalisée par hasard,
il n'est pas illégitime de voir dans ce régime celui qui correspondait à peu près à l'évolution en cours des moeurs (auxquelles on ajoutera ici le désir de croissance économique, laquelle avait besoin d'un État plus fort que celui de la IVe République pour vraiment prendre son essor). On peut ici faire un raisonnement analogue à celui utilisé l'autre jour au sujet du rôle de l'État dans la constitution gaullienne. Dans un pays où la notion de la famille est en train d'évoluer grandement, sans que l'on s'en rende encore vraiment compte (ajoutons le rôle de l'exode rural, au coeur de toutes ces évolutions), cette espèce de contrefaçon de la royauté mise au point par un républicain d'esprit maurrassien était bien l'objet hybride qui pouvait, d'une part être accepté des Français, d'autre part à la fois favoriser et dans une certaine mesure contrôler les grands mouvements de moeurs en cours. L'harmonie à cet égard entre les différentes composantes de la société fut d'ailleurs telle qu'on envoya à l'hospice le faux Roi, tel n'importe quel vieillard, dès que l'on considéra, à tort ou à raison, qu'il avait fait son temps, que le père était devenu un insupportable papy.
Vient d'ailleurs à l'esprit cette idée de l'importance, symbolique, politique, de l'âge du Président. De Gaulle viré en partie parce que trop vieux pour la société dont il avait accompagné la croissance sinon la naissance, Pompidou vite malade et décédé, arriva au pouvoir une figure fort peu paternelle, plutôt filiale même (avec une contrefaçon - la particule - qui n'est pas innocente, qui lui donne un parfum de bâtardise), Giscard, l'homme de l'avortement et de la fin de la souveraineté française en matière monétaire. Foutu à la porte pour n'avoir pas su, enfant gâté, se contenir quand on lui proposa un beau cadeau (les diamants de Bokassa), il céda la place à une curieuse figure, dont l'ambiguïté par rapport à la silhouette paternelle traditionnelle résume à elle seule l'ambiguïté de son règne. Mitterrand avait l'âge et le charisme pour incarner une figure paternelle, mais si le père traditionnel incarne lui-même une sorte d'immuabilité et de sens de la fidélité, son itinéraire pour le moins méandreux empêchait ou rendait bien fragile et artificielle cette incarnation - d'ailleurs, qu'est-ce qu'un père rimbaldien, qui propose de sa propre initiative de vous « changer la vie » ? On touche là du doigt les causes du mélange de permissivité et de terrorisme intellectuel subtil qui caractérisèrent les années 80. Et finalement, dans cet ordre d'idées, ce que Mitterrand incarna le plus, c'est la maladie, la longue et douloureuse maladie de l'aïeul que l'on enverrait bien se faire euthanasier (tiens, le débat apparaît alors…), pourri de l'intérieur et autour duquel tout est pourri.
De même que le décès de Pompidou amena l'élection d'un président jeune, de même aurait-il sans doute été logique, par rapport à notre point de vue du jour, que Mitterrand cédât la place à une silhouette du type de celle de Nicolas Sarkozy. Pour des raisons où la contingence, les structures politiques du régime (il faut du temps pour percer, pour « devenir présidentiable »), la symbolique sont étroitement entremêlées, il fallut d'abord en passer par Jacques Chirac, qui partait à peu près avec les mêmes qualités (l'âge, l'expérience) et les mêmes défauts (les innombrables retournements de veste) que son prédécesseur pour ce qui est de ses possibilités d'incarnation paternelle. L'amusant avec Chirac, c'est qu'il sépara complètement cette fonction présidentielle symbolique, qu'il occupa avec sérieux et professionnalisme, mieux sans doute que Mitterrand, bien mieux que Giscard et Sarkozy, d'avec ses rares initiatives politiques, qui allèrent dans le sens contraire : la suppression du service militaire, figure usée mais encore existante de l'autorité ; la caution donnée aux Juifs pour se faire les dents sur la France ("Vous pouvez vous lâcher, vous pouvez vous gaver", telle était finalement la signification de la « reconnaissance » des responsabilités de l'État français dans la déportation des Juifs), repentance dont on ne saurait dire qu'elle ait fait beaucoup de bien pour la concorde nationale (pour l'unité de la famille). La seule fois où il fit coïncider son devoir d'incarnation symbolique et son devoir d'assurer la continuité de la souveraineté nationale fut justement sa seule initiative louable - un peu quichottesque, mais c'est une autre histoire -, l'opposition aux États-Unis sur la guerre en Irak. (Que malheureusement il voulut payer en bradant encore un peu notre souveraineté, au Moyen-Orient et par rapport à l'Otan, anticipant sur son funèbre successeur : après avoir été père, il joua la comédie du retour de l'enfant prodigue.)
Avec Sarkozy… nous retrouvons un fils, un faux fils, avec un gros problème concernant le désir qu'on a eu de lui (ce qui peut d'ailleurs expliquer en partie sa conception caricaturale et brutale de l'autorité [1]), de surcroît père très moderne - familles recomposées, adultères plus ou moins exhibés, par lui ou ses compagnes… Ici au moins et malgré les déclarations pompeuses il n'y a pas d'ambiguïté, l'incapacité à assumer un rôle paternel vis-à-vis de la nation correspond parfaitement à une politique d'abandon des formes institutionnelles et psychologiques de la souveraineté nationale.
Cette longue digression, que je n'avais pas prévue lors du début de la rédaction de ce texte, ne nous a pas fait sortir de notre sujet. Si un chef d'État, élu au suffrage « universel », est à la fois un symbole, une incarnation et un moteur des évolutions en cours dans la société, la possibilité, l'envie et la manière qu'il a de jouer le rôle du père que la constitution dans l'esprit de son fondateur lui attribue, tout cela est révélateur des dynamiques anthropologiques qui nous occupent aujourd'hui.
Il importe néanmoins de dissiper quelques ambiguïtés que l'histoire ici retracée à gros traits peut susciter. Tout d'abord, de même que l'honnêteté du général vis-à-vis de l'argent a pu couvrir de son manteau de vertu les turpitudes des barons de l'UDR et autres Foccart, Pasqua, etc., il ne faut pas oublier ce paradoxe constitutif de la Ve République qu'il fallait une silhouette paternelle à l'ancienne telle que de Gaulle pour accompagner la société dans ses évolutions anti-patriarcales. Ce que signifia, entre autres, Mai 68. Peut-être faut-il prendre le problème à l'envers et s'amuser de ce paradoxe historique qui vit un esprit maurrassien et holiste favoriser l'apparition du nouvel individualisme. Peut-être aussi ce régime ambigu est-il mort en 1968 et 1969, ou lors du décès de Pompidou (on a peur des vieux chefs d'État, on voit dans le père un malade, un impuissant en puissance) et l'éviction de Chaban-Delmas (on ne veut plus du gaullisme et des résistants, on leur préfère un héritier de collabos), ce qui expliquerait avec quelle facilité ceux-là mêmes qui ont en charge la souveraineté nationale l'ont petit à petit bradée, le sursaut chiraco-villepiniste au sujet de l'Irak ne pouvant masquer la longue histoire de cet abandon, depuis Giscard - si ce n'est depuis Georges « Rothschild » Pompidou…
Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas assimiler sans plus d'examen capacité du chef d'État à incarner le père, souci de la souveraineté nationale et faculté à exercer une politique efficace. Ce n'est pas parce que c'était le souci originel de de Gaulle, ce n'est pas parce que nous avons pu, dans notre bref survol, repérer des corrélations, positives (de Gaulle, Chirac et l'Irak) ou négatives, en ce sens, que l'équation est en elle-même aussi simple. Il est tout à fait possible d'envisager la possibilité, malgré la dérive des institutions depuis le passage au quinquennat et l'inversion du calendrier des élections par Lionel Jospin, de l'arrivée au pouvoir d'un président peu paternel mais compétent et concerné par l'intérêt national - d'ailleurs, le pro-de Gaulle Soral envisage, pour tenir ce rôle, une femme jeune (du point de vue des normes du personnel politique français), Marine Le Pen…
Tout cela nous ramène, tentons de boucler la boucle, à la question de l'autorité. Ce qui pose problème, je l'ai signalé de façon allusive plus haut, ce qui pose problème dans la thèse de Paul Yonnet au moins en tant qu'elle est exprimée dans les propos cités aujourd'hui, c'est une manière de suggérer qu'il n'y a plus d'autorité, paternelle ou institutionnelle. Je ne veux pas trop chicaner l'auteur du Recul de la mort à cet égard - il ne s'agit ici que d'une interview -, l'important est de ne pas se tromper de question. Ce qui a disparu, si ce n'est éternellement, du moins depuis un certain temps et pour un bon bout de temps certainement, c'est l'autorité paternelle en tant que fondement de la famille et en tant que pilier de la société, ce qui n'est pas rien. De ce point de vue, on ne saurait trop conseiller aux féministes de prendre des précautions au lieu d'utiliser à tout va les termes de « patriarcat », de « société patriarcale ». On peut évoquer des vestiges du patriarcat, à la limite des résurgences du patriarcat, mais la France n'est plus une société patriarcale.
Ce qui ne signifie pas que les violences des hommes à l'égard des femmes n'existent pas ou ne doivent pas être combattues, mais on doit plutôt se demander si elles n'entrent pas dans un autre cadre, que l'on appelle souvent - et cette appellation, sous les réserves que je vais essayer d'expliciter, me semble légitime - la « crise de l'autorité ». J'ai évoqué la conception caricaturale de l'autorité exprimée par Nicolas Sarkozy. Notre ignoble Président se comporte ici comme dans d'autres domaines, il isole un élément en lui-même légitime et partie intégrante d'une conception qui a fait ses preuves (ici, l'autorité du pater familias, ailleurs les fonctions régaliennes de l'État, son monopole de la violence légitime, etc.) et ne se concentre que sur cet élément. On ne fera pas grief à ce fumier d'avoir hérité d'une situation dans laquelle des composantes d'un tout autrefois cohérent ont été dissociées, on lui reprochera de continuer à les dissocier, avec l'agressivité impulsive qui le caractérise - donnant par là-même du grain à moudre aux gauchistes, toujours enclin à jeter le bébé de l'autorité avec l'eau du bain des violences policières. A ce train là nous sommes repartis pour des années de confusion entretenue des deux côtés, Sarkozy jouant les coqs, Onfray encaissant ses droits d'auteur.
Ceci posé, il me semble que, en dépit de ou en réaction aux antinomies évoquées par Paul Yonnet ("« Si j'ai désiré cet enfant, pourquoi l'empêcherais-je de faire ce qu'il veut ? » (…) « Si je suis un enfant du désir, pourquoi mes parents m'empêchent-ils de faire ce que je veux ? » Ce besoin d'autonomie, désormais presque congénital, sape a fortiori l'autorité de l'État et de toute institution qui n'est pas les parents."), parents comme membres d'institution éducatives en sont venus à se demander à quoi ils servaient encore, à quoi ils pouvaient encore servir, ne serait-ce que pour éviter de se coltiner des enfants purement et simplement névrosés.
Ici, j'ai bloqué… Il est bien évident avec le recul que ce blocage est dû à la conscience que je ne pouvais vraiment partir dans cette dernière direction sans un travail de documentation un peu plus consistant que les simples observations que j'ai pu faire au jour le jour ces dernières années au fil de la croissance de mes enfants. La sensation aussi vague que précise, eh oui, de commencer à employer un style convenu et ennuyeux était un autre indice que quelque chose n'allait pas.
Après relecture de l'ensemble, la piste que je donnerais est la suivante : nous serions face à l'autorité dans une situation analogue dans ses grandes lignes à celle des penseurs libéraux en face de l'État moderne, qu'ils ont contribué à créer. Désacralisée, désenchantée si l'on veut faire du Gauchet, désimbriquée si l'on penche vers Polanyi…, l'autorité n'est plus un élément d'un ensemble de relations réciproques - devoirs, droits, garanties, obligations, etc. -, elle est, pour ainsi dire, seule dans son coin. Du coup elle manque, du coup on la réclame, mais dès qu'elle arrive avec sa grande gueule et ses chaussures sales, on n'est plus sûr de la vouloir chez soi. De ce point de vue on peut admettre que la fonction de N. Sarkozy ne soit pas très facile.
Je reviendrai sur tous ces sujets, me contentant pour finir de rappeler la principale thèse de ce qui précède : la filiation, qui était soumission à la collectivité, qui était d'essence holiste, devient individualiste, devient peut-être la fondation même de l'individualisme. (De ce point de vue, l'expression « nouvel individualisme », qui m'était venue spontanément sous la plume, est très maladroite : il s'agit de l'individualisme, tout simplement, en tant que conséquence du « recul de la mort », mais il n'apparaît tel qu'en lui-même, dans son essence familiale, que petit à petit et d'une certaine manière seulement récemment. J'ai glissé dans ma rédaction de la nouveauté du concept introduit par P. Yonnet, à la nouveauté du phénomène, et cela peut être source de malentendus.)
Paradoxalement, cette thèse exprimée, et après avoir mentionné nombre des problèmes que pose cette situation, je me sens un peu comme un dépressif qui aurait l'impression, à tort ou à raison mais avec conviction, d'avoir mieux cerné les raisons de son mal, lequel lui apparaît momentanément plus léger. Et pensant à un texte quelque peu grotesque de Drieu sur Doriot en 1937 (Textes politiques, pp. 332-334), qui finit sur la sentence : "Un chef, c'est d'abord un père", je ne peux m'empêcher de trouver un certain charme à la « réponse » que lui fait Cioran, en 1973, dans De l'inconvénient d'être né : "Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père."
Et peut-être qu'après tout, en ces années pilule et MLF, Cioran vise déjà et d'abord le père individualiste et essaie de nous donner un peu d'oxygène...
[1]
On compare parfois Nicolas Sarkozy à la racaille de banlieue : leur rapport analogue au désir que l'on a eu, ou pas, d'eux est un élément à ajouter au dossier de cette analogie. Racaille d'en haut, racaille d'en bas, encore… avec, à l'origine, un problème d'origine.
Libellés : Balzac, Bonald, Cioran, de Gaulle, Dr Orlof, Drieu la Rochelle, Giscard, Halévy, Maurras, Mitterrand, Muray, Pompidou, Proudhon, Rebatet, Rimbaud, Sarkozy, Voyer, Yonnet
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