Mon « pamphlet » dans ton cul...
Dans la série "Comment vous disqualifier un auteur en trois lignes", voici un exemple de toute beauté :
"La thèse de P.-A. Taguieff converge très largement avec celle d'un disciple et ami de M. Gauchet, le sociologue Paul Yonnet, qui dénonce dans son pamphlet contre SOS racisme, Voyage au centre du malaise français, la très grave responsabilité des soixante-huitards dans la haine de la nation, en s'attardant sur le slogan : « Nous sommes tous des juifs allemands ! » Même si P.-A. Taguieff juge le propos de P. Yonnet trop polémique, l'orientation est semblable, tout comme celle de Shmuel Trigano, qui dresse un réquisitoire contre le mouvement altermondialiste, accusé de connivence avec l'islamisme radical : « Nous assistons aujourd'hui à une remontée à la surface des postures idéologiques qui étaient courantes dans les années 1970, dans la nébuleuse gauchiste et tiers-mondiste. » Comme chez P. Yonnet ou S. Trigano, la critique continue du legs de mai 1968 par Taguieff dessine en creux sa conception de la nation et du républicanisme. Celle-ci est d'abord inséparable des questions soulevées dans son champ premier de spécialisation : l'antisémitisme et l'extrême-droite."
Ces lignes sont extraites d'un livre de Serge Audier, La pensée anti-68. Essai sur les origines d'une restauration intellectuelle, La Découverte, 2008 (p. 336). Il s'agit de la seule et unique évocation du travail de P. Yonnet, une brève allusion au cours d'un chapitre consacré à P.-A. Taguieff. Il me semble difficile, si on est plutôt proche, d'un point de vue idéologique, de la ligne générale des éditions La Découverte et si on ne connaît pas Yonnet, de ne pas déduire de ces lignes qu'il est « encore plus à droite » que P.-A. Taguieff, en empathie par ailleurs avec le sioniste de choc Trigano, et férocement anti-68, de même que Marcel Gauchet, dont il est le « disciple » (?) et l' « ami ».
Que le nom de Yonnet, que je lis avec intérêt, soit accolé à celui du révisionniste Taguieff ou du négationniste Trigano ne m'irrite pas plus que ça, je découvre même à la lecture du livre de S. Audier qu'il y a peut-être des choses intéressantes dans les textes les moins polémiques du premier cité. Ce qui est gênant est cet amalgame, dont on n'est même pas sûr qu'il soit volontaire, qui vous range ipso facto un auteur dans une catégorie, rien moins finalement que celle de « ceux-qu'il-ne-faut-pas-lire ».
Je n'exagère pas : selon une vieille technique stalinienne que l'on retrouve malheureusement trop souvent dans les livres de la Découverte ou de la Fabrique, l'usage abusif de qualificatifs comme « très droitier », « catholique ultratraditionnaliste » vient régulièrement, dans le livre de S. Audier noircir les auteurs étudiés et nuire à l'analyse d'ensemble, qui vaut ce qu'elle vaut, mais qui aurait très clairement gagné à ne pas « restaurer » (allusion au sous-titre dépréciateur) en permanence une ligne jaune à ne pas franchir entre bons et méchants. En témoignent ces lignes révélatrices :
"Une première tension manifeste tient au contraste entre les choix normatifs affichés par P.-A. Taguieff - la République et sa devise, « Liberté, Égalité, Fraternité » - et les cadres conceptuels mobilisés pour défendre la modernité démocratique. Cette difficulté, on a vu qu'elle était déjà celle de M. Gauchet, dont les grands paradigmes sont très largement issus de l'anthropologie de Dumont, marquée par des accents traditionalistes dont les sources remontent à Guénon et à sa critique de la modernité." (p. 341)
Il y a ici deux niveaux : si, comme P.-A. Taguieff, on utilise des auteurs anti-démocrates tels Guénon, Nietzsche ou Sorel, tout en se proclamant républicain, on doit au lecteur des éclaircissements sur la possibilité qu'il y a, non pas à « vouloir réconcilier post mortem les ennemis d'hier », comme l'écrit dans une formule révélatrice S. Audier (p. 342), mais à concilier des idées qui sont ou ne sont pas conciliables. L'exigence de cohérence théorique de S. Audier est tout à fait légitime, mais qui ne voit, c'est l'autre niveau, que l'enjeu est plus général ? En tant que lecteur de Gauchet et Guénon, en tant que « disciple », allons-y sur les grands mots, de Dumont, je me sens évidemment visé par ces lignes, qui visent à empêcher que l'étude de ce que S. Audier, dans un passage où il évoque encore Guénon et Gauchet, appelle l'« exceptionnalité problématique des sociétés modernes occidentales » (p. 326), soit faite d'un autre point de vue que celui de cette exceptionnalité. Schématisons : si Castoriadis, souvent cité dans ce livre, J. Rancière ou A. Brossat expliquent pourquoi la démocratie est différente des autres régimes, c'est intéressant parce qu'ils sont pour la démocratie. Si c'est Guénon ou Dumont qui le fait, attention…
Je ne sais pas si P.-A. Taguieff donne des éclaircissements sur ce sujet, mais il n'est pas bien compliqué pourtant d'aboutir à une position qui est au demeurant celle de nombreux auteurs - relisez Les antimodernes d'Antoine Compagnon : on peut être très dubitatif, de façon plus ou moins argumentée, de façon plus ou moins subjective, sur les avantages réels des régimes démocratiques, tout en estimant que ces régimes sont les mieux adaptés à l'humanité actuelle et que, au moins pour l'instant, ne se dessine rien de beaucoup mieux à l'horizon. Je ne dis même pas que ce soit mon point de vue, en admettant que j'en aie un bien défini sur cette question, j'affirme simplement qu'une telle position n'a rien d'incohérent et regrette qu'un livre de 370 pages ne soit pas capable de lui donner droit de cité.
Par ailleurs, pour en finir, au moins aujourd'hui, sur cette Pensée anti-68, on ne peut que sortir d'un tel ouvrage en se demandant en quoi il est digne de confiance. Par-delà la limite naturelle de ce genre de livres, S. Audier étant nettement plus intéressant lorsqu'il évoque Aron, qu'il connaît bien, que lorsqu'il s'aventure dans des contrées pour lui inconnues, au point, errare humanum est certes, mais combien révélatrice, d'écrire La Règle du jeu pour Le Grand Jeu (p. 326), au-delà de cette limite naturelle, on ne peut qu'être atteint, en voyant à quel point les thèses d'un Jean-Claude Michéa ou d'un François Ricard sont mal présentées - je parle d'auteurs que j'ai lus dans le texte -, par une impression d'ensemble dubitative : si je prends S. Audier en faute sur tel cas que je connais de première main, pourquoi lui donner crédit sur tel autre cas, au sujet duquel son analyse semble crédible, mais où je n'ai pas les outils pour juger de sa validité ? Et en même temps, les critiques portées à Marcel Gauchet par exemple, sont souvent pertinentes.
Bref, revenons aux textes…
…et à ce propos, La pensée anti-68 m'a au moins donné une idée - du grain à moudre pour Paul Yonnet en l'occurrence. Page 180, Serge Audier cite Tocqueville :
"L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même." (De la démocratique en Amérique, vol. II, Deuxième partie, ch. 2 : "De l'individualisme dans les pays démocratiques".)
Issues d'un chapitre célèbre et cité jusqu'à la nausée par les libéraux français des années 80, notamment pour sa fin crépusculaire ("Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur."), chapitre qui à la relecture donne le vertige tant les aperçus admirables y voisinent avec les généralisations imprudentes, ces lignes, contre justement d'autres passages de ce chapitre, proposent une définition souple de l'individualisme, qui inclut l'accompagnement permanent de l'individu, durant son existence, par la « petite société » de « sa famille et ses amis ». "La filiation devient individualiste", écrivais-je récemment en me plaçant dans l'optique de Paul Yonnet, que Tocqueville dans ces quelques lignes conforte brillamment, avant d'oublier cette idée, ou tout au moins de la masquer dans la sentence finale de son chapitre : non, l'individu moderne n'est pas seul (il est en revanche séparé), il a même du mal à être seul, l'individu moderne vit avec et est fondé par une « petite société ».
Ce que d'ailleurs Facebook, dans son usage le plus courant (hors utilisation à des fins professionnelles, politiques ou promotionnelles, etc.), manifeste sans ambiguïté, puisqu'on y prolonge ad nauseam l'existence de cette société d'« amis », qui préexiste - et est alors renforcée dans sa cohérence - à son actualisation via Internet. Passer son temps dessus, ce n'est pas lutter contre la solitude au sens où l'on serait seul et abandonné si l'on n'était pas sur Facebook, puisque l'on y retrouve encore et toujours des amis que l'on a déjà ; en revanche, c'est lutter contre la possibilité d'être un peu seul de temps en temps avec « son propre coeur », dirait Tocqueville - comme si c'était si effrayant.
Libellés : Aron, Audier, Castoriadis, Compagnon, Dumont, Facebook, Gauchet, Guénon, Michéa, Michel Simon, Rancière, Taguieff, Tocqueville, Trigano, Yonnet
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