samedi 7 mai 2011

Ripeness is all.

- l'essentiel, c'est notre maturation. Dans sa préface à la petite édition « Folio » de Hamlet et du Roi Lear, en 1978, Yves Bonnefoy oppose ces deux pièces. La première enregistrerait la faille créée par la modernité dans le monde médiéval, la seconde, écrite quelques années après, se situerait encore, dans un univers holiste, ou chercherait les moyens d'y revenir. Mais laissons la parole au poète-traducteur-préfacier (je ne signale pas mes quelques coupures, qui parfois suppriment des nuances non négligeables mais peuvent gêner quelque peu la compréhension de ce texte pour ceux qui n'ont pas ces pièces bien en tête) :

"Loin de signifier comme dans Hamlet que l'intérêt de Shakespeare se porte sur les problèmes de la modernité comme telle, ce personnage d'un fils [Edmond, le bâtard qui va être un des ressorts de la tragédie] indique dans Le Roi Lear que l'ordre ancien y demeure incontesté, le cadre de référence qui va décider de l'action, la vérité qui s'y réaffirmera au-delà d'un moment de crise. Et c'est évidemment pour cette raison que passe au premier plan de la pièce une figure qui manque dans Hamlet, où Laërte ni Fortinbras n'accèdent jamais à la qualité spirituelle : celle de l'enfant - fille ou garçon, car c'est aussi bien Cordélia, la troisième fille de Lear, qu'Edgar, le fils aîné de Gloucester - dont la pureté et la détermination savent déjouer les entreprises des traîtres. En fait, plus encore que Cordélia, que sa vertu un peu froide et sèche garde en deçà de ces paroles violentes, contradictoires, mêlées d'amour et de haine, où le drame se noue et se dénouera, l'agent de cette rédemption du groupe en péril, c'est Edgar qui, à l'instant où il pourrait succomber au désespoir, ou s'abandonner au cynisme - n'est-il pas accusé à tort, agressé par son propre frère, méjugé, bien légèrement, par son père ? -, fait la preuve au contraire des ressources de compassion, de lucidité, de compréhension résolue des abîmes les plus obscurs de l'âme des autres êtres, qui peuvent exister chez qui que ce soit, et même de bien bonne heure dans une vie et sans particulière préparation. Atteint de façon totalement imprévue par ce qui semble la malignité à l'état pur, ce tout jeune homme la veille encore riche, choyé, assuré de sa place future parmi les plus puissants du royaume, choisit de plonger, d'un coup, au fond de l'adversité, prenant les dehors du mendiant et la parole du fou pour briser d'emblée le cadre trop étroit de son propre drame, et porter le questionnement au plan de toutes les injustices, de toutes les misères, de toutes les déraisons qui affligent la société. Il comprend d'instinct - et c'est bien là le signe que cette société est encore vivante - qu'il ne pourra trouver son salut qu'en travaillant à celui des autres, chacun ayant à se délivrer de son égoïsme, de sa démesure, de son orgueil, pour que le vrai échange reprenne.

Ceci étant, le héros du Roi Lear reste quand même celui qui donne son nom à la pièce, le vieux roi, puisqu'à l'encontre d'Edmond, marqué dès sa naissance par la faute qui s'y attache, ou à la différence d'Edgar, qui naît à son devenir par le crime de quelqu'un d'autre, Lear est précipité dans ses maux par un acte libre, ce qui fait de son châtiment, de sa folie, de sa découverte progressive de faits et de vérités qu'il méconnaissait autrefois, une suite d'événements d'autant plus probante et touchante. Le commencement de Lear, ce n'est pas quelque chose de pourri dans le royaume, comme il en était pour Hamlet, c'est un mal mystérieux de l'âme, en l'occurrence l'orgueil. Il s'admire, il se préfère, il ne s'intéresse à autrui que pour autant que celui-ci s'intéresse à lui, il est ainsi aveugle à l'être propre des autres, il ne les aime donc pas, malgré ce qu'il peut penser : dès lors tout est prêt en lui pour l'acte catastrophique qui, méconnaissant la valeur, spoliant les justes, va semer partout le désordre et donner sa chance au démon, qui attendait dans le fils adultérin. Lear, encore plus que Gloucester [père de ce fils adultérin, Edmond], qui n'a commis que le péché de luxure, a revécu, a réactivé la faute originelle des hommes, et à ce titre il représente plus qu'aucun autre dans l'oeuvre notre condition la plus radicale, qui est l'imperfection mais aussi la lutte, la volonté de se ressaisir. Quand, à partir de valeurs qu'il n'avait jamais déniées mais comprenait mal et vivait peu, il apprend à reconnaître que ses certitudes de grand seigneur étaient trompeuses, son amour une illusion, et ce qu'est le vrai amour, ce que serait le bonheur, on se sent d'autant plus ému que son aveuglement du début est le nôtre à tous, plus ou moins… Toutefois, même à ce premier plan où il reste d'un bout à l'autre de l'oeuvre, Lear ne peut ni ne doit nous retenir à ce qu'il est, à sa figure particulière, puisque son progrès spirituel, c'est justement d'avoir retrouvé le chemin d'autrui, et de s'oublier désormais dans la plénitude de cet échange. C'est à l'époque moderne, celle d'Hamlet, que l'individu, séparé de tout et de tous, incapable d'enfreindre sa solitude, et tentant de remédier à ces manques par la multiplication de ses désirs, de ses rêves, de ses pensées, va prendre peu à peu ce relief extraordinaire qui finira par être le romantisme. En bref, derrière ce personnage si remarquable, mais dont les dimensions inusuelles signifient surtout l'ampleur des périls qui nous guettent, l'ampleur aussi des ressources que nous avons, le vrai objet de l'attention de Shakespeare, la vraie présence qui naît et risque de succomber mais triomphe, c'est cette vie de l'esprit dont témoignent Lear mais aussi Edgar, et dans une certaine mesure Gloucester encore et même Albany : et que désigne le mot ripeness.

Ripeness, la maturation, l'acceptation de la mort comme dans Hamlet, mais non plus cette fois parce qu'elle serait le signe par excellence de l'indifférence du monde, de l'insuffisance du sens, - non, comme l'occasion de s'élever à une compréhension vraiment intérieure des lois réelles de l'être, de se délivrer des illusions, des poursuites vaines, de s'ouvrir à une pensée de la Présence qui, reflétée dans le geste, assurera à l'individu sa place vivante dans l'évidence du Tout. On ne peut comprendre Le Roi Lear que si on sait faire passer cette catégorie au premier plan ; que si, même dans ce contexte où les forces nocturnes semblent si fortes, où la promesse chrétienne n'a pas retenti encore - mais ses structures sont déjà là, Shakespeare écrivant, on les dirait du coup un indice de changement, une raison d'espérer -, on voit qu'elle est le fil qui rassemble tout. La brutalité des hommes des dieux et des hommes, la fragilité de la vie, n'y sont rien contre une évidence de solidarité instinctive qui rassemble et qui réconforte. Et remarquons aussi que rien de ce genre n'apparaissait dans Hamlet où tout du rapport des êtres est cynique, dur et sans joie. Ce n'est pas l'univers de Lear, tout sanglant qu'il soit, qui contient le plus de ténèbres. Cette « tragédie » est, face à Hamlet, un acte de foi. Dans ce champ de l'erreur, du crime, des morts atrocement injustes où manque même l'idée du Ciel où l'on se retrouve, « le centre tient », le sens survit et même s'approfondit, assurant des valeurs, suscitant des dévouements, permettant la rectitude, la dignité, et un rapport à soi-même qu'on peut dire plénier sinon heureux."

Il est de fait qu'une des sources de l'émotion que procure la lecture de Lear est cette découverte progressive par des personnages de plus en plus nombreux de la possibilité du Bien. Et non seulement de sa possibilité, mais de la contagion, certes non universelle mais néanmoins réelle, de cette découverte : si l'on prouve le mouvement en marchant, les personnages qui dès le départ restent du côté du Bien - Cordélia, Edgar, et Kent, non évoqué par Y. Bonnefoy -, en attestant de la persistance du Bien permettent graduellement à d'autres (certes pas à tous, on n'est pas dans un conte de fées, et Cordélia y perdra « bêtement » la vie) d'ouvrir les yeux sur cette persistante existence du Bien, de modifier du coup leur comportement, ce qui influe sur le comportement d'autres personnages, et ainsi de suite.

Reste bien sûr, de ce fait, un problème plus général :

"La question la plus importante de tout le théâtre de Shakespeare, c'est la signification qu'a pu prendre pour ce dernier, en termes de possibilités effectives, pour l'avenir de l'esprit, l'opposition tout à fait fondamentale qu'il a maintenant formulée [entre l'état d'esprit de ces personnages et celui de Hamlet]. Quand il écrit Le Roi Lear, et parle de ripeness, s'agit-il, autrement dit, de la simple reconstitution d'un mode d'être passé, que notre condition présente voue à l'échec, rend peut-être même impensable, au moins à partir d'un certain point : la seule issue pour l'homme d'au-delà de la fin du sacré restant [l'état d'esprit d'] Hamlet, l'intellectuel élisabéthain ? Ou faut-il, prenant acte de l'émotion et de la lucidité qui caractérisent la pièce, comme si son auteur savait vraiment, tout de même, de quoi au juste il parlait, nous demander si Shakespeare ne croit pas, d'une façon ou d'un autre, à la valeur encore actuelle de la « maturation » d'Edgar ou de Lear : l'ordre, le système d'évidences et de valeurs qui en est la condition nécessaire n'ayant peut-être pas aussi complètement disparu à ses yeux, malgré la crise des temps nouveaux, qu'il ne le paraissait à son personnage le plus célèbre, mais nullement, peut-être, le plus représentatif ? Une question essentielle, oui certes, puisqu'elle détermine le sens dernier du rapport d'une grande oeuvre de poésie et de son moment historique. Et dont la réponse est à chercher, n'en doutons pas, dans les autres pièces de Shakespeare, en particulier celles de la fin, celles qui sont au-delà, chronologiquement, d'Hamlet et des grandes tragédies.

On y verrait - c'est mon hypothèse - qu'en dépit de l'écroulement de « l'admirable édifice » que le Moyen Age chrétien avait bâti, ce poète d'un temps plus rude a pensé que restait en place, dans la nature et en nous, un ordre encore, universel, profond, celui de la vie qui, comprise, reconnue dans ses formes simples, aimée, acceptée, peut faire refleurir de son unité notre condition d'exilés du monde de la Promesse. On y verrait aussi qu'il a compris que la fonction de la poésie changeait avec cette prise de conscience : elle ne sera plus désormais la simple formulation d'une vérité déjà manifeste, déjà expérimentée jusqu'au fond par d'autres que le poète, elle aura à se souvenir, à espérer, à chercher par elle-même, à faire apparaître ce qui se cache dans les formes du quotidien, sous les dissociations, les aliénations, de la science ou de la culture : et ce sera donc une intervention, une responsabilité vacante que l'on assume, la « réinvention » que dira à son tour Rimbaud. Grandes pensées, qui font la richesse sans fin du Conte d'hiver, ce drame en réalité solaire qui se superpose à Hamlet, trait pour trait, comme la photographie développée, zones d'ombres devenues claires, le fait à son négatif. Grandes perspectives aussi, dont rêve avec bonheur La Tempête, double lumineux du Roi Lear. Et grandes occasions, bien sûr, pour un esprit résolu, ce qui explique, rétrospectivement, la qualité depuis ses débuts si exceptionnelle de la poésie de Shakespeare, première en Occident à mesurer l'ampleur d'un désastre, et première aussi, et surtout, à chercher à le réparer."

- est-il « réparable », that is the question ! On notera qu'une vingtaine d'années après ce texte, dans sa préface à son édition, toujours en « Folio », de ladite Tempête, Yves Bonnefoy semble trouver cette pièce moins « lumineuse », émet en tout cas d'importantes réserves sur le personnage de Prospero. On rappellera surtout, de manière plus générale, l'évolution de la poésie depuis Rimbaud, avec ses « esprits résolus » devenus vite fous à force de vouloir prendre sur ceux cette « responsabilité vacante » (Artaud, Gilbert-Lecomte…), jusqu'à la disparition, sinon de la poésie en tant que telle, du moins de la poésie comme force à l'oeuvre dans la littérature, comme force perçue par ceux qui s'intéressent à la littérature. Les bardes peuvent être pénibles, mais quand le seul barde qui nous reste, c'est Rioufol… - Tout cela est bien connu, mais pas moins triste : si, dans l'ordre des lettres, la modernité commence à l'époque de Shakespeare, si la thèse d'Yves Bonnefoy va dans le sens de ce que j'ai toujours écrit ici, à savoir que fait partie intégrante de la définition de la modernité un regret de ce qui l'a précédée, cela n'empêche pas le fossé entre ce que nous espérons pouvoir restaurer de l'unité du monde et la réalité de plus en plus bordélique et apocalyptique de ce monde, de se creuser un peu plus chaque jour que « Dieu fait ».



P.S. : étant maintenant équipé de statistiques, où j'apprends qui a la bonté de diriger ses lecteurs vers mon comptoir, je constate que Lucien Suel, l'heureux « père » de Mauricette, a ouvert un autre blog après avoir mis un terme à l'expérience Mauricette. Longue vie donc à ce nouveau site, et merci pour le lien !

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