lundi 15 octobre 2018

"Enfants, héros, martyrs..."

Varions un peu les plaisirs, oublions aujourd’hui notre ami Chesterton, et passons à Bernanos, ausculté par Hans Urs von Balthasar : 

"Nous retrouvons chez le Bernanos de 1940… le même sentiment d’être devenu étranger à ses lecteurs. Mais cette fois-ci il discerne plus clairement la loi à laquelle il est soumis : « Les milieux catholiques, écrit-il, m’ont donné ce qu’ils peuvent donner à qui ne les flatte pas - rien. Ils n’ont évidemment rien à dire à un écrivain qui, après le Soleil comme après le Journal d’un curé de campagne, a sacrifié deux fois les succès matériels d’un très grand succès à ce qu’il croyait son devoir, perdu deux fois, volontairement, un immense public dont, avec quelques concessions, il pouvait tirer honneur et fortune. » Pour conserver le petit groupe de ses amis, il a laissé courir le « public ». Mais ses amis eux-mêmes le comprennent-ils ? En beaucoup de ses lettres, nous le voyons se battre comme un Don Quichotte contre l’image fausse qu’on se fait souvent de lui, même chez les meilleurs, comme Vallery-Radot et Amoroso Lima. Ces gens de lettres, qui apprécient tant son style, sont-ils vraiment les lecteurs pour lesquels il écrit ? Qu’ont-ils à faire de ce petit enfant qu’il fut, dont il essaye de retrouver à tâtons le langage sans mots, auquel il soumet ses brouillons comme à un juge ? Et pourtant, « c’est cela qui vous fait prêter l’oreille, compagnons dispersés à travers le monde, qui par hasard ou par ennui avez ouvert un jour mes livres. Singulière idée que d’écrire pour ceux qui dédaignent l’écriture ! Amère ironie de prétendre persuader et convaincre, alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs ! »

Mais ce n’est pas tout. Bernanos est un écrivain catholique ; or les lecteurs auxquels il songe ne sont pas seulement ses frères dans la foi, qui vivent dans la lumière de la Vérité, ce sont aussi les autres : « Écrivain catholique, je parle souvent pour ceux auxquels les écrivains catholiques ne parlent jamais. » S’il leur arrive « de parler pour les incrédules, c’est généralement pour ce type bien connu d’incroyant qui se sent attiré par l’Église et va répétant : Que vous êtes heureux de croire ! Combien je vous envie ! comme si la foi était une source inépuisable de consolations qui nous rend insensibles aux malheurs de cette vie […] Je me sens plutôt tenté d’écrire pour les mauvais esprits. Que sont ces mauvais esprits au jugement de beaucoup de catholiques ? Ce sont des gens que le diable pousse à nous méconnaître, nous autres croyants, à nier nos talents, nos vertus. Il est pourtant probable qu’un grand nombre de ces mauvais esprits n’ont rien à voir avec le diable. C’est peut-être le bon Dieu lui-même qui les a rendus particulièrement sensibles à nos défauts, à nos ridicules, à la contradiction souvent scandaleuse entre nos principes et nos vies, beaucoup d’autres choses encore, afin d’humilier en nous cet orgueil pharisaïque, par lequel l’esprit de synagogue survit chez nous à la synagogue détruite. »


Avouons pourtant que, abstraction faite de la sincérité dont il rayonne, Bernanos use d’une méthode assez paradoxale pour parler à ces égarés. Au lieu de suivre les sages recettes d’une apologétique qu’il méprise et de rapprocher graduellement de la vérité ceux qui en sont les adversaires, il les jette d’un seul coup jusqu’au coeur même du mystère le plus inaccessible pour eux, jusqu’à ce centre obscur d’où rayonne toute lumière. D’une pareille méthode peut-il espérer autre chose que le don de cette grâce qui touche à l’occasion tel individu isolé, mais non certes une communauté de lecteurs, au sens empirique du terme ?"