samedi 13 octobre 2018

"Si nous transformons ce plaisir en principe..."

"J’ai cru comprendre que l’on trouve extraordinaire qu’un homme soit ordinaire. Je suis ordinaire dans le sens correct du terme, ce qui signifie l’acceptation d’un ordre, un Créateur et la Création, le bon sens de la gratitude pour la Création, la vie et l’amour comme des dons constamment bons, le mariage et la galanterie comme des lois qui les contrôlent correctement, et le reste des traditions normales de notre race et de notre religion. On trouve aussi un peu étrange que je trouve l’herbe verte, même après qu’un artiste slovaque récemment découvert l’eut peinte en gris ; que je trouve le jour très supportable, malgré treize philosophes lituaniens qui s’asseyent en rang et maudissent la lumière du jour ; et que, dans les sujets les plus polémiques, je préfère de fait les mariages aux divorces, et les bébés au contrôle des naissances. Ces points de vue excentriques que je partage avec la très grande majorité de l’humanité, passée et présente, je ne devrais pas ici essayer de les défendre un par un. Et je donne qu’une réponse générale pour une raison particulière. Je veux qu’il soit indéniablement clair que ma défense de ces sentiments n’est pas sentimentale. Il serait facile de se répandre en effusions à leur propos ; mais je défie le lecteur, après avoir lu ceci, d’y trouver la plus petite trace de larmes d’émotion. C’est mon point de vue non parce qu’il me fait chaud au coeur mais parce qu’il est sensé. 

Au contraire, ce sont les sceptiques qui sont les sentimentalistes. Plus de la moitié de la « révolte » et de ce qui se dit à propos d’être en avance sur son temps et partisan du progrès est simplement une sorte de snobisme dilué, qui prend la forme d’un culte de la Jeunesse. Certains hommes de ma génération prennent plaisir à déclarer qu’ils sont du Parti des Jeunes et à défendre chaque détail des dernières modes ou folies. Je ne le fais pas, pour la même raison que je ne teins pas mes cheveux ou ne porte pas de corset. Mais même s’il n’est pas aussi abject, le slogan actuel qui dit que tout doit être fait pour la jeunesse, que la génération montante est tout ce qui importe, est dans les faits un bon exemple du pur sentimentalisme. C’est aussi, s’il est raisonnable, un sentiment parfaitement naturel. Tous les gens sains aiment voir les jeunes s’amuser ; mais si nous transformons ce plaisir en principe, nous sommes des sentimentalistes. Si nous désirons le plus grand bonheur du plus grand nombre, il est évident que ce plus grand nombre sera plutôt composé, à tout moment, de personnes entre vingt-cinq et soixante-dix ans qu’entre dix-sept et vingt-cinq ans. Tout sacrifier pour les jeunes sera comme travailler uniquement pour les riches. Ils seront une classe privilégiée et le reste seront des snobs ou des esclaves. Et puis les jeunes trouveront toujours de quoi s’amuser, même dans les pires conditions ; si nous voulons vraiment consoler le monde, il sera beaucoup plus raisonnable de consoler les vieux. C’est ce que j’appelle regarder les faits en face ; et j’ai continué à croire à la plupart de ces traditions parce que ce sont des faits. Je pourrais donner une foule d’autres exemples ; par exemple, la galanterie. La galanterie n’est pas la vision romantique mais la vision réaliste des rapports entre les sexes. Elle est si réaliste que les raisons de son existence ne peuvent pas toujours être mises par écrit."

Ou ne doivent pas, ou ne devraient pas, ou n’auraient pas dû l’être… Deux petites remarques : 

 - la traduction de ce texte, que j’ai peu amendée, est meilleure que celle de Vie familiale : la dérive. Dont acte et tant mieux. 


 - on trouve ici une thèse peu éloignée d’une remarque de Maurras que je ne me lasse pas d’évoquer : une idée n’a pas à être généreuse, elle doit être vraie. Si en plus elle est généreuse, très bien, mais l’idée n’est pas de l’ordre du sentiment. Chesterton nous en donnera d’autres illustrations, que je vous retranscris au plus tôt.