mardi 25 décembre 2018

Le progressisme, Macron et la raie publique "toute nue".

En sélectionnant et recopiant les extraits du livre d’Emmanuel de Waresquiel sur le procès de Marie-Antoinette, j’ai repensé à un passage du grand livre de Bonnard, Les modérés, 1937, passage qui me semblait apporter la provisoire dernière note à cette séquence sur l’histoire de France, la Révolution française, les rapports hommes-femmes, notre rapport à notre propre histoire, avec irruption de la lingerie Aubade pour pimenter ces questions et rappeler leur ancrage matériel…

J’ai retrouvé assez rapidement la phrase que je cherchais, il m’est alors apparu souhaitable de l’intégrer à la longue démonstration dans laquelle elle se trouve. Je crois bien vous avoir déjà retranscrit tout ou partie de ce texte, je le recopie de nouveau avec plaisir, m’apercevant à cette occasion que cet acte de retranscrire, à une date précise, un texte précis, me stimule plus et me semble plus significatif que la recherche d’une publication ancienne à ce comptoir pour un copier/coller. 

Quoi qu’il en soit, revenons deux minutes sur le livre de Bonnard. Sa date de publication d’abord. 1937, c’est moins de 150 après le début de la Révolution, les personnes âgées qui vivent à ce moment-là ont pu entendre dans leur enfance des histoires de première main sur le sujet, racontées par des gens qui avaient vécu les événements. Le fil générationnel direct n’est pas encore rompu, il le sera bientôt. C’est en plein Front populaire, trois ans après les événements du 6 février, trois ans avant la débâcle. Et c’était il y a 80 ans : hélas pour nous, beaucoup des graves diagnostics qui y sont énoncés n’ont fait que se confirmer depuis, la situation ne faisant, la duplice parenthèse gaullienne passée, que s’aggraver. 

Quant aux modérés qui donnent leur titre au livre, il s’agit des braves politiciens vraiment de droite, mais qui dans les faits obéissent toujours aux injonctions morales de la gauche, préférant systématiquement, pour de bonnes ou mauvaises raisons, la modération à l’action. Les étudier permet à Bonnard un tableau très lucide de la vie politique française en temps de République. On n’y assimilera pas nécessairement les électeurs et politiciens des "Républicains" (une idée de génie, ce nom…), on en retrouve aussi  et plus dans la droite dite hors les murs, mais deux jours avant que j’écrive ces lignes, un sondage faisait état du score misérable de 8% d’intentions de vote pour les LR… 

Je cite donc : 

"L’agitation électorale ne fait que brocher sur l’irritation permanente qu’entretiennent les partis et les journaux. Ainsi on dénature les hommes à qui l’on s’adresse ; avant de leur demander leur avis, on a déterminé leur réponse. La démocratie fabrique le peuple qu’elle consulte. Il n’y a pas de chemin du bon sens à l’urne ; il n’y a pas de voie ouverte à des voeux profonds, dans ce tumulte où toutes les passions jettent leur cri. On conçoit alors que, le jour où tout le monde vote, tandis que la convulsion politique trouble les familles et envahit un pays jusque dans ses derniers hameaux, l’âme de ce pays n’ait pas un seul interprète parmi tous ces porteurs de bulletins et, qu’au moment même où chacun s’agite en son nom, elle reste comme une reine enfermée dans le cachot où elle va peut-être mourir. 

Cela est vrai, cela est certain ; cependant, cette idée ne reste juste qu’autant qu’on la contrebalance par l’idée contraire : si artificiel et si vicieux que soit le régime du suffrage universel, si incapable qu’il se montre de porter jusqu’à la surface d’une nation les bons et ou les grands sentiments qui dorment au fond d’elle-même, il ne  se peut pas qu’il n’y ait une corrélation entre elle et les hommes qu’elle choisit. Joseph de Maistre, dans l’admiration correspondance où, comme tous les puissants esprits, il ne se fait pas faute de répéter des vérités très banales en les régénérant par des observations qui ne le sont pas, dit souvent que les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent. C’est la vérité. Le contraire nous plaît à croire, dans les temps où notre patrie accepte un gouvernement qui nous paraît particulièrement vil. La différence que nous voulons établir entre elle et lui existe en effet, si nous la prenons dans sa personnalité séculaire, pour l’opposer à ses maîtres d’un instant. Mais l’écart se réduit extrêmement, si nous n’examinons plus la nation que dans le moment où elle les supporte. En voulant à toute force la séparer des hommes qu’elle a pourtant choisis, nous ressemblons à ces faibles amoureux qui trouvent mille arguments pour rendre leur dame innocente de toutes les vilaines actions qu’elle a pu commettre ; mais ces expédients de la tendresse ne sont pas les vues de la raison. Il faut regarder les choses en face : sous le ministère Combes, par exemple, au lieu de s’attarder à des distinctions romanesques entre la France et son gouvernement, mieux eût valu rechercher par où ce gouvernement satisfaisait tant de Français ; ces ministres qui faisaient voler en éclats l’armée ou la marine qu’ils auraient dû maintenir, et qui plaisaient par cela même ; cette religion détestée non pour les défauts du clergé, mais pour la discipline qu’elle impose à l’homme et la noblesse qu’elle lui conserve, cette autorité qui se rendait agréable au plus grand nombre en étant toujours retournée contre les meilleurs, étaient les signes d’une réalité à laquelle l’esprit ne devait pas se soustraire ; un tel gouvernement offrait un spectacle pénible mais instructif : il ne changeait pas les choses, il les montrait seulement ; il était de la République toute nue ; en mobilisant ses troupes, il nous permettait d’apercevoir jusqu’au fond du pays cette armée d’inférieurs, non point par leur condition, mais par leur nature, qui font la force du régime et où la franc-maçonnerie elle-même n’est qu’une élite à rebours. C’est quand on considère les électeurs des modérés en face de cette sombre milice qu’on voit ce qu’ils ont gardé de bénignité, de douceur, d’humanité véritable. On fait honneur aux radicaux d’être les représentants des petites gens, et cela est vrai, si l’on désigne par là les natures ; mais s’il s’agit de cette modestie de la conception qui n’empêche pas la noblesse de l’âme et qui peut laisser ceux qui l’acceptent en rapport avec une vie profonde, les petites gens, ce sont les électeurs des modérés ; ils ne forment pas une troupe ni même un parti : refusant de se renier et doutant cependant d’eux-mêmes, ils sont, dans la France d’aujourd’hui, les débris de celle d’avant. Il n’est que trop aisé de montrer par quels sentiments la France n’a plus voulu être royaliste ; mais il faudrait une touche plus fluide et plus délicate pour marquer par combien d’endroits elle est demeurée royale : il est lui arrivé le plus triste malheur dont une grande nation puisse être frappée : en l’excitant à se méconnaître, on a fait d’elle un pays interrompu, un peuple acharné contre soi ; mais ce passé dont on l’a séparé par un énorme barrage, s’il ne coule plus dans le présent avec opulence, y suinte et s’y insinue cependant par mille infiltrations secrètes ; ce domestique qui ne croit pas nécessaire d’opposer son âme aux maîtres qu’il sert, cet artisan qui ose encore s’appliquer à sa besogne, ce cuisinier qui fait commencer son art dans l’excellence des denrées, pour l’achever dans la succulence des plats, ce libraire qui ne s’interdit pas de glisser un regard curieux dans les vieux livres qu’il vend, ces deux lettrés qui se promènent à l’automne sur le mail, en foulant des feuilles mortes précieuses et vaines comme les sages pensées qu’ils échangent, participent encore d’un autre monde, même à leur insu : il y a parmi eux des aristocrates obscurs, et jusqu’à des princes cachés. La France paraît d’abord le pays qui a fait le plus de révolutions ; peut-être est-elle seulement celui qui en a le plus subi. Mais les vaincus sont encore là ; c’est eux, tout épars qu’ils sont, qui font durer le charme d’un pays où leur esprit ne commande plus ; ils dorent la France de tous leurs lumignons perdus. La noblesse de notre patrie, comme sa douceur, sont exactement faites de tout ce que la politique n’y a pas gâté ; l’âme du pays survit où l’esprit du régime n’a pas pénétré, la France brille où la République n’est pas."

Un pays interrompu, c’est je crois la formule la plus frappante et la plus exacte que j’ai pu lire sur notre rapport impuissant à nous-mêmes. On pourrait d’ailleurs, ce registre lexical (interruptus, rapport, impuissance) y invitant, se livrer à une analyse d’ordre psycho-sexuel, avec en toile de fond l’idée lacanienne qu’il n’y a pas de rapport sexuel - mais ne compliquons pas les choses. Ajoutons simplement, pour finir, cette sentence qui, certes écrite en pensant au 6 février, semble vraiment avoir été écrite en hommage prophétique aux Gilets Jaunes : 


"Le système est si bien clos, si parfaitement ajusté, il a si bien exclu tous les sentiments qui pourraient lui nuire que la France est le seul pays où l’amour de la patrie et l’amour de l’ordre ne peuvent éclater que par des émeutes."





(Il est bien évident par ailleurs que tous les Gilets Jaunes ne sont pas justiciables de l'analyse de Bonnard, que l'on ne m'accuse pas tomber dans cette naïveté...)