dimanche 21 avril 2019

"La claire valeur cognitive, faiseuse de science, créatrice de certitude…"

A propos de Platon : 

"Cependant, on resterait dupe de trop belles images, si l’on négligeait de se demander, très précisément, si ce qui fut son grand moyen d’explication et de démonstration n’avait pas commencé par agir dans l’esprit de Platon lui-même comme instrument de connaissance et de découverte. Ce dialogue écrit, ce dialogue parlé n’est-il pas né, par sa logique naturelle, du trouble intérieur et du débat silencieux dans lesquels la question et la réponse, l’objection et la réplique, la contradiction et les divers efforts de conciliation, bref, tous les mouvements que suscite le dialogue, eussent d’abord joué, comme à fleur de pensée, pour en cerner l’objet et le circonscrire, afin de permettre de le pénétrer où il faut ? Le nom de maïeutique pris au pied de la lettre pourrait nous empêcher de sentir cela, qui est flagrant. 

Ces conversations éternelles ne seraient pas ce qu’elles sont si l’on se contentait d’y admirer des échanges de vues ou des chocs d’opinions entre hommes mortels, dont le plus sage n’aurait fait qu’un métier de guide ou de maître. Nous devons y trouver aussi l’écho distinct, la trace claire d’une lutte qu’avait soutenue pour son compte, au mystère secret de sa personne intime, l’esprit même du maître, lorsque son verbe encore muet cherchait à se définir pour s’articuler. Le drame serait moins vif, l’action moins passionnée si, avant d’accoucher les autres, Platon ne s’était accouché lui-même. C’est pour s’en éclaircir et pour mieux arrêter son propre jugement qu’il confrontait ainsi aux lumières uniques d’une conscience attentive tant de thèses diverses, sur le théâtre intérieur ! 

Si l’on veut bien y réfléchir, peu d’instruments de recherche et de découverte égalent ce loyal usage et ce maniement désintéressé de la Discussion. Sans doute le vieil organum est facilement corrompu dès que les passions s’en mêlent, ou les préjugés, ou les opinions ; à plus forte raison quand les idées servent d’engin de bataille aux intérêts, car cela dégénère en un parlementarisme philosophique de faible valeur. A l’état pur, quelle merveille ! Ceux qui l’ont assimilée à un jeu d’esprit lui font une injustice amère. On blasphème (et je connais trop de plaisant qui osa ce brocard impie) quand on se permet de se plaindre que les Dialogues ne « soient pas en vers ». Cela en revient à en oublier la claire valeur cognitive, faiseuse de science, créatrice de certitude. Pour railler dignement Platon ou se donner le droit de le contredire, il faudrait éviter de commencer par le méconnaître. Hiérophante, soit ! Mage, si vous voulez ! D’abord et surtout passionné du vrai : un héros de la connaissance. 

Personne ne méconnaîtra ni l’importance ni, en beaucoup de cas, la sûreté de ses réponses au questionnaire général de l’Esprit et de l’Âme. Quand sa solution n’est pas bonne, le problème subsiste, soit dans la forme où il l’a posé, soit fortement marqué de lui. Souvent il l’a vu le premier, c’est lui qui l’a inscrit en tête du Recueil des doutes, des questions et des curiosités. Il va de soi que l’on éprouve un malin plaisir à l’entendre développer, avec un sérieux augural, quelques-unes de ses erreurs les mieux établies. Nous aimons à le voir contredit, rabroué, corrigé de la main des disciples et des amis qui eurent le coeur de ne pas le préférer à la vérité [allusion, m’apprend l’éditeur, "à l’Éthique à Nicomaque, dans laquelle Aristote écrit qu’on doit faire passer la vérité avant l’amitié."]. Mais, revers ou disgrâce, il n’est en point humilié ni diminué, semble-t-il. Et même le simple mortel reprend quelque courage quand il expérimente auprès d’un aussi grand homme que le Vrai soit, comme il le disait du Beau, d’une approche si difficile ! Ainsi arrive-t-il de mieux comprendre et de mieux admirer tous ces endroits où, les idées en lutte se posant, s’opposant, se disposant, se composant sur leurs propres vertus internes et d’après le degré de force que confère à chacune la mesure de l’évidence, l’intègre Vérité en sort au grand jour, toute claire. 

Très précisément parce que Platon n’avait cessé de l’aiguiser et de la perfectionner au service des vrais amis de la Sagesse, cette belle arme du Dialogue n’a plus fait de progrès après lui. L’arc d’Ulysse ! Ses successeurs n’en ont tiré aucun avantage nouveau, cela a été avoué pour un Cicéron, un Joseph de Maistre, un Renan. Entre eux et lui, la différence aura tenu, presque toujours, à ce qu’ils eurent l’air de poursuivre l’unique dessein d’une démonstration personnelle, sur un air d’apologie ou de polémique. Mais, lui, qu’il attaque ou qu’il défende, semble dire aux idées qu’animent son souffle et sa vie : - Allez, luttez, mesurez-vous, c’est à chacune de vous de faire sa preuve ! et si, par un coup du hasard ou par sa perfidie de sophiste-poète, il nous a laissés dans l’incertitude quant au sens de l’issue accordée au duel, nous demeurons flottants entre l’irritation de l’incertitude et son charme, tant la demi-lumière elle-même fait encore entrevoir de belles belles dépouilles et convoiter de plus douces proies ! 

Ce dernier inconvénient a été ressenti avec vivacité par nos écoles du Moyen Âge, toujours attentives à l’autorité d’une solution et qu’imprégnait à fond l’autre Maître, celui du Lycée [Aristote, de nouveau]. Cependant, si mal connu qu’y fût Platon, l’intérêt de son processus et de sa méthode n’y était pas ignoré ni contesté. A voir les choses d’un peu haut, l’exposé thomiste en dérive en quelque manière : avec son alternance de négation et d’objection (ad primum sic proceditur) et de réponses dogmatiques appuyées sur le sed contra, le mécanisme de la Somme transcrit dans une sorte de musique réglée le libre cours des argumentations platoniques : l’opposition et la réplique ont été mises au pas, mais elles luttent pour l’existence aussi loyalement et aussi vivement que les personnages vivants de Phédon et du Banquet. La perte pour l’art y est compensée par un gain réel de la connaissance.

On ne conteste aucun progrès ultérieur quand on tente d’imaginer ce que la première méthode, toute guerrière, procura de clarté, limpide ou trouble encore, au plus humain et au plus divin des esprits. 

Tout le monde en a profité. A la lettre, le monde entier. Païens et chrétiens, juifs et arabes, schismatiques et catholiques, classiques et romantiques se sont instruits, nourris de lui : il serait donc assez. ingrat de limiter la dette morale de l’univers à la zone de l’imagination et du sentiment. Platon demeure au premier rang de ceux qui personnifient ce qu’il y a de plus dépouillé, de plus simple et de plus général dans les catégories de la pensée pure."


C. Maurras, Les vergers de la mer, 1937.