"La justification raisonnée d’une préférence passionnée…"
"Thibaudet, dans sa Physiologie de la critique, oppose la critique des maîtres à la critique spontanée et à la critique des professeurs. Le prototype qu’il propose de la critique des maîtres, c’est le William Shakespeare de Victor Hugo. L’exemple est-il tout à fait heureux ? Ce que l’on trouve dans ce livre, c’est Hugo, et assez peu Shakespeare. Or l’oeuvre critique de Baudelaire, à tous égards plus maîtrisée, a exercé un rayonnement plus durable et plus soutenu. Nous y rencontrons Baudelaire, certes, mais nous y rencontrons aussi, exception faite de quelques figures-prétexte, les artistes dont Baudelaire nous parle. La parole de Baudelaire nous les rend présents. Et s’il nous est impossible aujourd’hui de lire Shakespeare à travers Hugo, nous ne cessons pas de lire Poe, de regarder Delacroix et Guys - et de les aimer davantage - à travers les pages illustres de Baudelaire. La critique baudelairienne a conservé la vertu médiatrice qui est l’apanage de toute grande critique : elle donne à voir, et notre regard, même s’il cherche à discerner en Poe, Delacroix et Guys de nouvelles « structures », passe obligatoirement par la lecture baudelairienne.
Tentons d’apercevoir ce qui a favorisé la vertu médiatrice de cette parole critique. La critique baudelairienne est la justification raisonnée d’une préférence passionnée ; elle met en évidence, dans les oeuvres décrites, des valeurs auxquelles Baudelaire attache lui-même le plus grand prix, en sorte que l’interprétation des oeuvres aimées se lie étroitement à l’énergie d’un choix et à l’apologétique personnelle. Sans nul doute, la parole critique de Baudelaire n’eût pas accédé à une telle plénitude s’il n’avait pas consenti à y livrer le même combat spirituel que dans sa poésie. Alors que le critique était traditionnellement celui qui détient la vérité de la règle et qui, froidement, parle sans risque, Baudelaire s’engage et s’expose tout entier. La qualité de la sensibilité - l’hyperesthésie - est la même dans l’oeuvre lyrique et dans l’oeuvre critique ; or cette hyperesthésie est à la fois certitude et vertige, jouissance et tourment. Il y va, à tout moment, de l’essentiel, de l’évidence la plus aiguë et de l’expérience la plus troublante."
La suite de ces belles pages de Starobinski sur Baudelaire demain. J’ajoute néanmoins d’emblée que, si tout cela est vrai, Baudelaire ne s’exprime pas moins dans un français classique d’une grande mesure et d’une grande clarté, et que ce n’est pas le moindre vertige que donnent ses textes critiques, que cette alliance d’une telle passion et d’une telle, je répète le terme faute d’en trouver un meilleur, mesure. - A demain !
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