mercredi 8 avril 2009

Ne travaillez jamais !

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En guise de remerciement amical à celui qui m'a offert le livre d'où sont issues les lignes qui suivent, et en attendant la troisième livraison de notre "Apologie de la race française...", voici aujourd'hui un texte qui, comme celui de Raymond Aron il y a peu, vaut autant par son contenu que par la surprise que peut causer la mise en rapport de ce contenu avec l'image que l'on a spontanément de l'auteur, chroniqueur au Figaro et à L'Express. Nous sommes en 1948.

"Ceci en tout cas n'est pas imaginaire : l'effort titanesque de la Russie soviétique pour atteindre en dix ans et pour dépasser la production des Etats-Unis. M. André Carrel, qui en revient, encore mal réveillé de son enchantement, assure aux lecteurs de L'Humanité que « l'ouvrier soviétique s'est tourné avec un optimisme joyeux vers sa fraiseuse, son four-martin, son marteau-piqueur, son tracteur, il a craché dans ses mains et il a dit : “On peut y aller !” »

Oui, bien sûr : sans la foi rien de grand ne s'accomplit en ce monde. Sans la foi stakhanoviste qui soulève l'élite de la classe ouvrière russe, le plan quinquennal n'aurait aucune chance d'être accompli en quatre ans. Il reste que pour violenter la matière, que pour la dompter dans un temps record, il a toujours fallu, au siècle de Chéops comme au siècle de Staline, qu'un petit nombre d'hommes fasse suer à des esclaves sans nombre leur suprême sueur. (...)

Et je resonge à ce forcené de dix-neuf ans, à ce Rimbaud qui s'enferme dans le grenier de sa mère, à Roche, au mois de mai 1873 ; j'entends sa protestation rageuse contre le travail forcé : « J'ai horreur de tous les métiers », balbutie cet ange furieux, dressé au seuil de l'ère industrielle. « Quel siècle à mains... Jamais je ne travaillerai. » C'est la révolte en quelque sorte viscérale, c'est le non serviam d'une humanité qui pressent sa condamnation au « rendement » forcé jusqu'à la mort pour le compte de divinités sans entrailles qui n'ont pas, comme les patrons en chair et en os, un mufle qu'elle puisse haïr : l'Etat, la race, le Parti.

Vers le même temps, un Genevois, Henri-Frédéric Amiel, écrivait [et c'est digne d'un primitif des Trobriand, foi de Genevois !] : « L'activité n'est belle que si elle est sainte, c'est-à-dire dépensée au service de ce qui ne passe pas. » Enfin, une troisième parole me revient : celle de cette vieille paysanne de chez nous à qui on demandait ce qu'elle faisait, toute la journée, assise sur une chaise dans l'église, et sans même prier, et qui répondit simplement : « Je Le vois et Il me voit. »

Ces êtres si différents les uns des autres : cet adolescent forcené dans le grenier de son enfance (...), ce protestant genevois, cette vieille femme illettrée, chacun dans son ordre, expriment d'avance la protestation des poètes et des saints qui refusent de tourner la meule pour le compte d'un maître étranger, qui exigent de rester les maîtres de leur âme, pour la sauver ou la perdre - librement."

François Mauriac, Le Figaro, 28 janvier 1948 ; repris dans La paix des cimes. Chroniques 1948-1955, Bartillat, 2009, pp. 14-16.


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Figaro pour Figaro, c'est autre chose que du Rioufol... On pourrait d'ailleurs s'amuser à comparer ce dernier à son alter-ego Olivier Besancenot, tant les deux commettent le même genre d'erreur. Le premier s'inquiète de l'identité française et de son devenir, tout en voulant laisser les patrons faire ce qu'ils veulent - donc, de fait, utiliser de la main-d'oeuvre immigrée - et en semblant ignorer que s'il y a un pays occidental où l'Etat a joué un rôle constitutif dans l'élaboration de la Nation, c'est bien le nôtre ; le second veut un Etat-Providence fort, mais ne veut pas des frontières qui permettent à la puissance de l'Etat, lequel ne peut être seulement Providence, de s'exercer.

Laissons ces deux laborieux morpions gratter indéfiniment et en toute complémentarité de médiocres les mêmes zones d'ombre, et revenons à Mauriac, qui, comme Chesterton - un auteur que j'ai scandaleusement sous-utilisé, à charge de revanche -, a le bon goût de rappeler quelques « fondamentaux » chrétiens sur la liberté et l'esclavage. Cela m'intéresse aussi, incidemment, pour les ponts ainsi dressés entre tradition et modernité, et c'est en ce sens que j'ai évoqué en passant les Trobriand.

On peut toujours répondre que chez les « Argonautes » de Malinowski la Kula était une cérémonie officielle, qu'il y avait autant de conformisme là-bas qu'il y en a ici... et on aura je crois confondu deux choses : le besoin pour toute société d'être réglée par quelques valeurs cardinales, principielles (la difficulté je le rappelle pour la nôtre étant qu'une de ses valeurs est l'individualisme, qui lui-même est un puissant dissolvant de valeurs) ; la passivité de la masse, ou de la majorité des individus par rapport à ces valeurs. Ces deux caractéristiques n'ont pas de raison de différer beaucoup selon que l'on se trouve dans une société moderne ou une société traditionnelle : les grands hommes, quoi que l'on entende par là, sont par définition rares, et il ne nous semble pas que desserrer, au moins en apparence d'ailleurs (l'individualisme est une valeur forte), la contrainte des « valeurs cardinales » ait tellement rendu les masses moins passives que ça (c'est le paradoxe de Tocqueville).

Il serait déjà plus intéressant de constater que si conformisme il doit y avoir, celui des Trobriand nous semble nettement plus vivant que le nôtre, moins anxiogène, et évidemment moins destructeur. Ce qui nous fascine dans la Kula, c'est cette capacité à concilier des caractères agonistiques et une forme de paix sociale, capacité qui plus est sciemment organisée - alors que les époques intéressantes de la modernité (depuis la Renaissance) qui ont pu elles aussi être vivantes sans être chaotiques paraissent l'avoir fait par hasard, ou sans s'en rendre compte (la Belle Epoque, par exemple, j'y reviens sous peu).

Mais il serait plus original, pour le coup, de se demander (je l'avais fait incidemment dans le texte sur les « grands hommes » auquel je viens de faire allusion), si la notion même de conformisme (cf. infra) a le moindre sens concernant une société comme celle des Mélanésiens des Trobriand. Qu'il y ait là-bas des différences individuelles, des gens plus ou moins mous, plus ou moins dynamiques, plus ou moins concernés par la Kula, etc., certes oui (heureusement !). Et sans doute (peut-être Malinowski les évoque-t-il, je ne m'en souviens plus) y a-t-il des mauvais coucheurs boudant à l'occasion la Kula et pouvant en dire du mal. Mais quand une société vit autant dans le cérémonial et dans le rituel que celle-ci, un cérémonial et un rituel demandant de surcroît autant d'activité que la Kula (un rituel vivant ne peut s'accomplir mécaniquement, même s'il y a une part d'automatisme dans l'esprit de ceux qui sont habitués à l'appliquer), le terme de conformisme semble bien peu adapté - au point que l'appliquer au passé peut sembler une typique manoeuvre moderne, renvoyant sur les sociétés traditionnelles un mal en réalité secrété par les sociétés modernes.

Je précise à toutes fins utiles qu'il ne faut pas confondre le Mélanésien de Malinowski et Homo Festivus : la Kula peut certes être qualifiée de festive, elle n'emplit pas pour autant toute la vie du Mélanésien (elle n'est d'ailleurs pas son seul mode de commerce), qui sait très bien faire la part des choses à la routine, aux « travaux et aux jours ». C'est justement l'erreur, l'illusion - volontaire à quel point ? rappelons que c'est une illusion encouragée par certains pouvoirs publics -, l'illusion et même l'hallucination (anxiogène elle aussi) du Festivus de P. Muray, que de croire qu'il est possible de toujours vivre dans la fête - et, par ailleurs et en même temps, de faire l'impasse sur le rôle du commerce dans la société, plus important pourtant chez nous qu'aux Trobriand, où l'on avait justement su lui faire sa place en le codifiant sévèrement et en l'imbriquant, bonjour Polanyi, dans une organisation qui le dépasse.


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Nous voilà loin de Mauriac - peut-être. Il serait intéressant, mais au-dessus de mes moyens actuels, de voir quelles sont les caractéristiques sociales qui permettent, suscitent, ou rendent improbable, l'émergence de la figure du saint.

Joyeuses Pâques !





P.S. Je découvre, c'est pain-bénit pour moi, que le terme conformiste, récent, est d'origine protestante. Voici ce qu'en dit le Robert (2006) :

Conformisme. 1904, de conformisme. Fait de se conformer aux normes, aux usages. Péj. Atttitude passive d'une personne qui se conforme aux idées et aux usages de son milieu.

Conformiste. 1666, angl. conformist. 1. Personne qui professe la religion de l'Eglise anglicane. 2. Qui se conforme aux usages, aux traditions, aux coutumes.


Dans le premier sens de « conformisme » et le sens de 2 de « conformiste », il n'y a pas de distinction à faire entre sociétés traditionnelles et modernes. Mais dans le sens péjoratif (le plus courant) de « conformisme », dont on voit bien la filiation avec le sens 1 de « conformiste » (génie de la langue ? Polémique catholique ? Le terme apparaît en tout cas pour désigner un mode d'obéissance intérieur à la règle : nous sommes cette fois en plein dans le paradoxe de Muray-Wittgenstein), non seulement il y a une rupture à faire, celle que je viens d'essayer d'analyser, mais on voit bien que les termes apparaissent avec la modernité, et même avec une des manifestations les plus importantes de la modernité, le protestantisme anglo-saxon. Sale race !



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Sur un sujet proche : la place des lieux communs dans la tradition et dans la modernité.

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