Mon désenchantement dans ton cul...
J'ai souvent exprimé des critiques à l'égard des thèses soutenues ou inspirées par Max Weber ou Marcel Gauchet, sur le thème du désenchantement du monde. J'ai ainsi pu écrire que notre monde n'était pas désenchanté, mais mal enchanté. Quelque chose néanmoins me gênait obscurément dans cette critique - et il faut avouer que les difficultés qu'il y a à lire M. Weber d'un côté (style laborieux, traductions de qualité incertaine), M. Gauchet de l'autre (style ultra-littéraire, absence de références précises... M. Gauchet est de ce point de vue encore plus « français » qu'un Michel Foucault, combien de fois son Désenchantement du monde m'est-il tombé des mains après quelques lignes), ne m'ont pas beaucoup stimulé.
Quoi qu'il en soit de cette dernière carence, j'ai spontanément trouvé un autre angle d'attaque, qui a au moins le mérite de la clarté et de la simplicité. "Seul ce qui a un sens est réel", cette formule d'inspiration hégélienne, que l'on trouve dans la Diatribe d'un fanatique, reste un des credo de ce café - quand bien même je devrais l'appuyer plus rigoureusement, notamment sur la philosophie de la perception (où l'on retrouve mes débats récurrents avec M. Limbes sur la phénoménogie).
Bref, seul ce qui a un sens est réel - et comme notre monde n'a plus de sens, il flotte dans un éther d'irréalité, sensible même dans la crise qui le secoue actuellement (cela peut changer rapidement ; et que les choses ne soient pas réelles ne veut certes pas dire qu'elles n'existent pas). Le monde traditionnel, disons jusqu'au XVIe siècle, avait un sens, il était donc réel. Il n'avait rien d'enchanté ou de désenchanté, il avait un sens. Parler de « désenchantement » au sujet de l'évolution du monde, c'est au mieux se tromper sur les causes et la nature de notre déprime - réelle, elle, elle est même peut-être ce qu'il y a de plus réel dans notre monde, comme le fondateur de la sociologie - Durkheim - l'avait compris très tôt (cf. Le suicide) -, confondre ce qui est cause et ce qui est conséquence ; au pire, et les deux options ne sont pas exclusives l'une de l'autre, une manifestation typique d'occidentalo-centrisme, où l'on ne voit dans les Sauvages que des gars qui passent leur vie à chanter et à danser, et dans les dignitaires des religions traditionnelles d'obscurantistes illuminés.
Ce qui est vrai, c'est que le sens a disparu en tant que facteur d'organisation du monde. Il serait donc plus juste de parler d'un monde désorienté que d'un monde désenchanté. Et cette désorientation globale a certes elle-même pu nourrir un sentiment de désenchantement, mais il faut alors immédiatement ajouter que dans le monde moderne on passe son temps à lutter contre ce désenchantement. Collectivement : c'est une des caractéristiques des totalitarismes, depuis les aspects les plus païens de la Révolution française jusqu'à l'hitlérisme. « Individuellement » (c'est-à-dire en fait collectivement, mais en croyant plus ou moins être le seul à le faire, et en voulant en tout cas ne le faire que pour soi) : ce qu'on appelle communément le fétichisme de la marchandise, la consommation comme remède au mal-être. On peut ajouter la foi en la science - qui donne certes un sens au monde, mais un sens non suffisant.
(Et le cinéma !
Et le jazz !
Comment un monde qui a pu produire Marilyn ou Billie Holiday serait-il ontologiquement désenchanté ?)
(Symétriquement, on accordera qu'il y a eu des tendances millénaristes dans beaucoup de religions (pas dans toutes). Mais les religions qui ont duré ont justement contenu ces tendances, plus vivaces maintenant qu'auparavant.)
Autrement dit : notre monde est désorienté, notre monde n'est pas assez réel, et ce sont les individus qui s'en retrouvent désenchantés, et qui luttent en permanence contre ce désenchantement. Le désenchantement est une caractéristique de notre monde non en tant qu'il serait désenchanté, mais en tant que le désenchantement y est présent dans les sentiments des individus qui peuplent ce monde. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas la même chose.
N.B. On peut dans le même ordre d'idées rappeler certaines pertinentes remarques de Wittgenstein, notamment sur la notion d'expérience : ici, puis là. Heil !
Les photos que j'ai utilisées aujourd'hui proviennent, pour l'enchantement « noble », de l'admirable site de Tom Sutpen, en lien permanent à mon comptoir, et pour l'enchantement « bas », de l'excellent espagnol Blonde Zombies (dont je dois la découverte au Dr Orlof, que les mânes d'André Bazin le protègent), et que j'ai aussi déjà utilisé. Dans la mesure où je n'ai pas toujours pu indiquer la provenance de ces photos, pour des raisons de place, dans la rubrique "Libellés", je leur reconnais publiquement ma dette ici même.
Libellés : Apocalypse, Bazin, Billie Holiday, Blonde Zombie, Dr Orlof, Durkheim, Foucault, Gauchet, Limbes, Marylin, Sutpen, Voyer, Weber, Wittgenstein
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