"Quand c'est fini n-i n-i ça recommence.."
L'histoire ne se répète pas que sous la forme de la farce. Certes les volontés d'oubli du passé que Mai 68 illustra et que Nicolas Sarkozy perpétue (d'oubli du passé ou de promotion d'un seul passé : celui où la France fait la plus mauvaise figure, ce que Paul Yonnet a appelé la « mythologie noire ») peuvent sembler quelque peu dérisoires par rapport au désir de se perdre des générations qui ont immédiatement suivi la Grande Guerre, mais dans les deux cas les conséquences sont tragiques. Bernanos nous le disait en 1930 environ :
"Nous ne sommes que trop tentés d'accepter cette liquidation du passé, sans garantie, sans contrôle, comme nous acceptâmes de liquider les stocks. L'illusion des faibles, à chaque nouvelle tentative d'une impossible libération, est de faire table rase, de recommencer la vie disent-ils - comme si la vie se recommençait ! Illusion familière aux individus et aux peuples, car un peuple risque de commettre beaucoup plus souvent qu'on ne le pense, en dépit des fanfaronnades, ce péché contre l'Esprit, qu'aucun repentir ne rédime. Lorsqu'il y a dix ans nous affichions à la face du monde la prétention ridicule de commencer une Ère nouvelle - « Quelle ère, se disait le poilu consterné. L'air de quoi ? Est-ce qu'ils vont supprimer La Marseillaise ?... » - ce mensonge inouï fait pour étonner les poules de Chicago dissimulait mal une lassitude énorme, la honteuse hâte à nous renier, reniant avec nous nos morts. Nous nous vantions d'être les hommes de l'avenir que déjà nous n'osions plus regarder notre victoire en face, la guettant de biais, prudemment, avant de lui tourner le dos. Ainsi lorsque nos fils parlent aujourd'hui avec un innocent dédain de l'époque désormais préhistorique où la bicyclette, sous le nom de vélocipède, ressemblait à une girafe suivie de son petit, quand l'automobile n'était encore qu'un effrayante machine aux quatre roues grêles, tenant de la sauterelle et de la tortue, avec ce reniflement lamentable, le spasme de son pauvre petit ventre de cuivre, et l'éternuement convulsif qui préludait à d'illusoires départs, nos fils, dis-je, oublient qu'ils risquent de rompre inutilement, dangereusement, avec un passé trop proche, trop étroitement uni par des liens secrets à leurs épreuves, à leurs déceptions, à leurs malheurs, au tragique de leur propre destin.
Reste la légende - vérité humanisée. Non pas la brillante rhétorique des entrepreneurs de mensonges, mais cette vérité qui vient jusqu'à nous avec le souvenir de quelques hommes exceptionnels, dont le génie nous restitue la part non corrompue, impérissable, du passé." (La grande peur des bien-pensants, "Pléiade", pp. 62-63)
Il y a deux niveaux : la Grande Guerre (de même que l'épisode Vichy-collaboration) fut une rupture en elle-même. Mais les générations d'après, celle des années folles, celle de 68 en rajoutèrent sur une rupture par elle-même déjà fort traumatisante, en tournant le dos au passé (les morts et les survivants de la Grande Guerre deviennent une gêne), ou en n'en sélectionnant qu'un aspect (Nous sommes tous des Juifs allemands). On connaît les conséquences pour l'entre-deux-guerres : des divisions de plus en plus fortes entre Français, sociales, politiques, avec notamment le pacifisme à outrance...
La symétrie s'arrête là. Dans La Grande Peur, Bernanos revient sur le désastre de Sedan. Mai 68, ce n'est pas seulement la condamnation de Vichy, c'est un deuxième oubli de la Grande Guerre, et c'est même l'oubli de la séquence historique Sedan-Verdun-Vichy. Rappeler les chocs de ces guerres - perdue en 1971, « gagnée » en 1918 -, cela ne revient aucunement à dire que finalement quelqu'un comme Darquier de Pellepoix était un type bien ; mais ne pas prendre la mesure de ces chocs, perpétuer l'oubli de cette séquence, c'est d'une part ne pas comprendre ce qui s'est passé dans l'entre-deux-guerres, c'est d'autre part - et pour ce qui nous concerne le mal est fait - recommencer les mêmes divisions à base de croyance naïve en la possibilité de la « table rase ».
Dans quelle mesure le deuxième paragraphe de la citation de Bernanos s'applique-t-il à de Gaulle ? A-t-il « humanisé la vérité », ou ne fut-il qu'un « brillant rhétoriqueur » ? Sa tache était bien difficile : outre qu'il était à la fois juge et partie dans l'affaire, on peut estimer que s'il était arrivé, ou revenu, quelques années plus tard, il aurait vraiment pu nous aider à aboutir à une « légende » équilibrée, mais que, les conflits entre Français étant encore trop présents, il dut faire trop de rhétorique (sur la décolonisation aussi), et que cela finit par se retourner contre lui. Et malheureusement, de fil en aiguille, contre nous.
(Il faudrait un livre entier pour étudier les contradictions de Nicolas Sarkozy sur ces thèmes... Il est vrai que sa tache n'est pas bien aisée non plus.)
Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi...
Libellés : Bernanos, Darquier de Pellepoix, de Gaulle, Ferré, Mai 68, marx, Sarkozy, Yonnet
<< Home