mercredi 10 mars 2010

Éléments de compréhension.

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Dans le dernier numéro (134) de la revue Éléments, paru il y a déjà quelque temps, vous pouvez trouver une interview de votre tenancier préféré, réalisée par un de mes plus vieux habitués, un alcoolique pur et dur, en l'occurrence l'excellent M. Cinéma, lequel a pour l'occasion rédigé un « chapeau » dont la lecture m'a fait rougir de plaisir, mais que je rougirais encore plus, et cette fois de honte, à l'idée de le reproduire, tant il est indulgent à mon égard.

Ayant laissé passer quelques semaines depuis la parution de ce numéro - principalement consacré à l'épineuse question : "L'animal est-il un être humain ?", et par ailleurs, comme à l'accoutumée, foisonnant d'informations -, je reproduis ci-après cette interview, qui n'apprendra sans doute pas grand-chose à mes piliers de comptoir, mais qui peut-être permet de mieux comprendre certaines de mes évolutions. Je ne modifie pas un iota à ce qui a été publié, même si nous avons dû couper certaines nuances et certains exemples pour les besoins de la publication (je rétablis en revanche les interlignes entre les différents paragraphes). Je ne ferai ensuite que quelques très brefs commentaires :

" - Dans votre étude critique de la modernité, quels maîtres conservez-vous et lesquels avez-vous fini par remettre en question ?

Un bref récapitulatif peut faire comprendre la portée de cette question. Lorsque j'ai ouvert mon café, dans un monde post-11 septembre 2001 très marqué en France par le communautarisme, notamment sioniste, alors extrêmement "décomplexé", je partais en guerre sous la double bannière de ma formation d'extrême-gauche - quelque part entre Deleuze et Debord, pour le dire vite - et du choc de ma lecture récente des livres de Jean-Pierre Voyer, dont l'audace de ton et la proximité de ses thèses avec ce que je pouvais ressentir dans ma vie quotidienne ont été des appels d'air frais qui m'ont sorti, selon la formule consacrée, de mon sommeil dogmatique. Tout simplement, la vie d'un français moyen, vous, moi, est mieux décrite par J.-P. Voyer que par Debord. Passées les premières "gueulantes" poussées sur mon site, je me suis efforcé de mieux comprendre pourquoi la lecture de livres comme Hécatombe ou le Rapport sur l'état des illusions dans notre parti m'avait fait un tel effet. En commençant à lire les auteurs recommandés par J.-P. Voyer - Marshall Sahlins, Vincent Descombes, Durkheim... -, puis, de fil en aiguille, d'autres - Louis Dumont, Joseph de Maistre, mais aussi des figures réputées plus « centristes » comme M. Gauchet ou P. Yonnet, j'ai élargi peu à peu mes perspectives. Ceci sans bien sûr oublier les regards d'artistes comme Baudelaire, Bloy, Musil, ou, de nos jours, quelqu'un comme M.-É. Nabe.

Tout cela n'a pu que m'éloigner petit à petit d'auteurs classés très à gauche, tels Alain Badiou ou Alain Brossat, nettement plus présents sur mon site il y a quatre ans qu'aujourd'hui, et même de Castoriadis, dont néanmoins les thèses sur l'auto-institution de la société ou sur l'autodestruction du capitalisme me semblent toujours très importantes.

Mais même si je dois parfois donner l'impression au lecteur de « pencher de plus en plus à droite », je crois qu'il ne faut pas raisonner trop en ces termes. Non qu'il n'y ait pas de réelle différence entre la gauche et la droite, je crois au contraire qu'il y en a toujours, mais parce que ces différences me paraissent moins importantes, pour ce qui est des idéologies, qu'entre les auteurs qui acceptent tout de la modernité, qui croient vraiment qu'avant la Révolution française l'histoire de l'humanité se résume à une succession de sordides dictatures intolérantes, et ceux qui essaient de soupeser autant que faire se peut ce que nous avons gagné et perdu dans l'histoire.

Et il est bien clair, de ce point de vue, que les auteurs dits de gauche souffrent en général d'une certaine cécité volontaire : même lorsqu'ils font référence à des gens comme Benjamin ou Arendt, assez « irréprochables » pour avoir le droit d'écrire sur la modernité le même genre de critiques que par contre on reproche à Maistre ou René Guénon, on a l'impression qu'ils ne retiennent de ces critiques « antimodernes » que le minimum, jusqu'à les édulcorer. (Et pourtant, à certains égards, Arendt est plus conservatrice que Maistre !) D'une autre génération, un Jean-Claude Michéa n'échappe pas totalement à cette critique. Mais il fait heureusement porter l'attention sur les premiers socialistes, pour qui la notion de communauté ne se dissout pas encore, comme chez le Marx de la maturité, dans une pure et simple addition d'« individualités ».

Aussi aimerais-je approfondir ces auteurs, tout en continuant à dérouler certains fils sur lesquels j'ai commencé à tirer en lisant des auteurs "catholiques paradoxaux" - mais un catholique n'est-il pas toujours paradoxal ? - comme Chesterton, qui assimilait tradition et démocratie, ou Boutang, dont le royalisme se nourrissait de Proudhon ou Sorel.

- Quels seront vos prochaines livraisons ?

Je fais comme M. Eric "traître en chef" Besson, je cherche à comprendre ce qu'est l'identité nationale française. A ceci près que je ne crois pas que l'expression « identité nationale » signifie grand-chose, ni actuellement, ni d'un point de vue logique. Une nation en acte fonctionne certes grâce à des valeurs communes - et on peut très bien en discuter publiquement -, mais elle crée son identité, ou plutôt ses identités, souvent conflictuelles, en avançant, et sans qu'il soit nécessairement souhaitable de trop réfléchir à ce qu'elle fait. Mieux vaut sans doute ne pas essayer d'avoir une définition trop stricte du régime républicain et de ses buts, un flou artistique permet mieux à diverses sensibilités de s'y retrouver. Toutes généralités qui me semblent particulièrement vraies pour la France. Ceci n'empêchant pas de se demander à quel point un concept comme celui de nation peut encore être viable dans le monde d'aujourd'hui. Il y au moins des raisons d'en douter.

Si la question se résumait à lutter contre le capitalisme financier, la réponse serait assez simple : l'État-nation peut reprendre les prérogatives qu'il a lui-même abandonnées. Ce serait difficile, il y faudrait une pression populaire forte dans de nombreux pays à la fois, mais cela n'aurait rien d'impossible. C'est en gros le schéma d'un Alain Soral. Mais si, dans la lignée d'un François Fourquet, on croit à la quasi-identité de l'État moderne, donc l'État contemporain du développement des nations, et du capitalisme ; si, d'autre part, on constate à quel point l'individualisme - éventuellement "familial", autour de la famille nucléaire, comme chez Paul Yonnet - dévore tout sur son passage, on sera plus dubitatif, d'une part sur l'avenir des nations, qui sont ou étaient des concentrés particuliers d'individualisme et de holisme, pour reprendre la terminologie de Dumont, d'autre part sur les éventuelles idées à apporter pour que la disparition éventuelle de ces nations ne débouche pas sur le chaos le plus complet. Le pire n'étant, faut-il le rappeler, jamais sûr.

Ce qui est éternel, ce n'est pas le capitalisme, ce n'est pas non plus le marché au sens que l'on donne actuellement à ce terme, ce sont ce qu'avec Braudel on peut appeler les « jeux de l'échange ». De l'État-Nation P. Chaunu dit que "nous n'avons rien à mettre à sa place" : et pourtant, si nous changeons de « jeux », cet État ne peut qu'en être fortement affecté.

C'est donc sur sa signification qu'il me semble important de réfléchir : son rôle dans la naissance et le développement du capitalisme, dans la naissance et le développement des nations, sa fonction d'incarnation et de représentation du peuple, ceci sur fond d'individualisme toujours croissant... On doit se situer entre l'enquête historique, la philosophie politique, l'ethnologie de nos contemporains, telle que Dumont l'estimait pratiquée par Tocqueville, et qu'il m'arrive de la retrouver chez P. Muray ou M.-É. Nabe : cela fait beaucoup de choses à la fois, mais si l'un de ces piliers manque, tout l'édifice, fût-il encore à construire, risque fort de s'écrouler, et nous en-dessous."


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Cet entretien ayant lui-même été réalisé il y a plusieurs mois, vous avez pu constater par vous-même que si j'ai un peu avancé du côté de Boutang - et Maurras -, mon beau programme d'évaluation précise du rôle de l'État est pour l'heure resté lettre morte. Les investigations historiques - de même que proprement philosophiques - sont devenues comme mes parents pauvres, j'y reviendrai.

J'ajouterai simplement aujourd'hui que rédiger ces réponses m'a permis de comprendre une autre évolution : passés les premiers tâtonnements, j'ai trouvé une première direction générale en cherchant à étudier les différences entre tradition et modernité. Cela m'occupe évidemment toujours, « et que c'est pas fini », mais il faut de toute évidence s'occuper aussi de ce qui peut être commun à ces deux époques de l'histoire de l'humanité, surtout si nous espérons que certains enseignements de la tradition seraient susceptibles de nous aider à ne pas sombrer dans l'anarchie complète... On doit essayer de voir si les types anthropologiques modernes peuvent comprendre et accepter ces enseignements, même en les adaptant.

Bonne journée à tous !


Minette1

L'animal est-il un être humain...

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