France 2002, Palestine 2006.
Après Julien Freund, et avant d'y revenir, un petit détour par ce qu'il est commode d'appeler l'extrême-gauche ne peut pas faire de mal. Il m'est déjà arrivé ici ou là de citer Alain Brossat, qui a entre autres mérites à mes yeux, pour quelqu'un qui fut, dans les années 70, d'après ses propres termes, un "marxiste-révolutionnaire", de s'être souvent intéressé aux populations vivant sous les régimes "marxistes-léninistes", au lieu comme d'autres de les passer par pertes et profits. De même a-t-il le bon goût de ne pas trop séparer Auschwitz et Hiroshima - et il me semble effectivement que, pour autant qu'il soit possible de comprendre un événement historique, on a plus de chances de comprendre l'un ou l'autre de ces processus de destruction si l'on n'oublie pas son noir symétrique et complément.
Bref, ce décor quelque peu planté, ne pouvant encore vous proposer un commentaire du dernier ouvrage dudit Alain Brossat, La résistance infinie (Lignes et manifestes, 2006), je me contente aujourd'hui de vous en retranscrire un passage qui ne m'a pas déplu. M. Brossat vient de stigmatiser l'attitude des Français après le 21 avril, ou tout au moins, leur volonté de se donner à l'Etat - et en l'occurrence à Jacques Chirac, pour qu'il les protège du grand méchant fasciste, alors que, selon lui, les circonstances auraient pu leur permettre de provoquer une réflexion sur ce qui venait de se passer, réflexion qui pouvait se traduire en actes (l'idée qu'il propose est une masse énorme - et si possible majoritaire - de votes blancs sous la forme de bulletins Le Pen rayés d'une croix), au lieu de voter comme on se purge, se torche, ou se lave les mains, je suis désolé mais le problème est que justement dans ce cas-là ce fut un peu la même chose. Quoi qu'il en soit, mon but n'est pas tant de discuter cette idée, ou le fait de la proposer, quatre ans après, comme une solution "aveuglante" (peut-être d'ailleurs A. Brossat y pensa-t-il dès le 22 avril), mais de donner une idée de l'optique de ce texte, qu'il conclut ainsi (comme à l'accoutumée, je glisse quelques incises par-ci par-là) :
"Naguère encore, je demeurais incrédule face à cette indifférence de glace que manifeste dans sa masse le peuple de notre pays à l'épreuve que subit sous ses yeux,
sous ses yeux... c'est trop dire, tout de même, et ce serait plutôt une formule de journaliste.
depuis tant d'années, un autre peuple, les Palestiniens - non pas celle d'une extermination génocidaire, mais bien celle qui découle de la tentative, en tous points expérimentale, d'en organiser la pulvérisation et la disparition en tant que peuple national, entité culturelle, puissance entre d'autres puissances. Comment, me demandais-je, notre peuple peut-il assister avec une telle impassibilité, sans manifester une fureur constante et visible,
faut peut-être pas trop demander... Pour des Arabes, en plus !
à une semblable opération sur le corps d'un peuple cyniquement décrété superfétatoire par une coalition de persécuteurs impunis ?
Après le 5 mai, je crois mieux comprendre. Un peuple devenu soumis avec tant de zèle et de bonne volonté aux conditions de la gestion étatique du vivant humain (le nôtre), un peuple aussi spontanément et allègrement (ou mélancoliquement, peu importe), biopolitisé que le nôtre
concept créé par Michel Foucault, que l'on peut, pour ceux qui ne le connaissent pas, se contenter ici de traduire par "soumis"
ne peut qu'éprouver aversion et rancune pour un autre qui, dans des conditions extrêmes sans cesse aggravées - pires assurément que celles que subit la masse des Français durant les quatre années de l'occupation - ne cesse de manifester son infrangibilité politique, à force de n'escompter - et pour cause - son émancipation que de son propre combat pour la liberté, de sa propre résistance. Le peuple qui a cru se guérir de sa petite frayeur brune en se jetant dans les bras du plus falot des commis de l'Etat
falot, falot... C'est aussi le personnage mis au point par ce grand copain de dictateurs. Passons.
ne peut qu'éprouver une sorte d'inarticulable ressentiment à l'égard de cet autre qui se montre si inflexiblement irréductible aux conditions d'une biopolitique mondiale dont le principe est le partage entre espèces protégées (...) et espèces criminalisées (celles qui se mettent en travers du nouvel ordre impérial). Plus notre peuple est spontanément cheptelisé, plus sa sympathie est susceptible de s'exercer à l'égard des protégés de la politique humanitaire mondiale (Kosovars, Timorais), et plus il est porté à éprouver un sentiment d'inquiétante étrangeté
expression empruntée à S. Freud
à l'endroit de ceux qui, par force, ne comptent que surs leurs capacités de résistance propre pour se maintenir en tant que peuple et dont la lutte demeure entièrement irréductible aux conditions d'un discours juridico-humanitaire. Il nous est plus incommode que jamais, quand nous nous voyons toujours plus en victimes et sommes portés à nous identifier aux victimes seules, de voir ce peuple solitaire endurer et durer sous le signe de ce qui, un jour, nous fut présent et nous a si radicalement abandonnés - l'esprit de résistance. Alors nous regardons ailleurs ou faisons semblant de croire à la version lénifiante et menteuse des journaux - "violences" au Proche-Orient, inextricable "complexité" de la situation, "horreur" des attentats terroristes, etc. Bonne nuit." (pp. 111-113)
Ce que j'aime bien ici, entre autres choses et en vous laissant vous faire votre opinion sur l'idée principale, c'est :
- la non-personnification des Palestiniens - pas de construction de "héros" à la Lénine, Mao, Blair ou (nous verrons) Chavez ;
- malgré quelques tics kouchnériens que j'ai relevés, l'utilisation de ce qui se passe ailleurs non tant pour culpabiliser les Français que pour les amener à réfléchir sur ce qu'ils acceptent pour eux-mêmes, ce qui me semble de bonne méthode.
Peut-être voit-on où je veux en venir. Sont abordés dans ce texte des thèmes liés à la soumission volontaire, à l'esclavage non seulement admis mais revendiqué, thèmes qui ne peuvent qu'évoquer P. Muray ou J.-P. Voyer. Nous verrons, j'espère bientôt, comment quelqu'un issu de l'extrême-gauche traite aujourd'hui ces thèmes, ce qu'il y apporte et ce qui lui manque. Bonne nuit !
Bref, ce décor quelque peu planté, ne pouvant encore vous proposer un commentaire du dernier ouvrage dudit Alain Brossat, La résistance infinie (Lignes et manifestes, 2006), je me contente aujourd'hui de vous en retranscrire un passage qui ne m'a pas déplu. M. Brossat vient de stigmatiser l'attitude des Français après le 21 avril, ou tout au moins, leur volonté de se donner à l'Etat - et en l'occurrence à Jacques Chirac, pour qu'il les protège du grand méchant fasciste, alors que, selon lui, les circonstances auraient pu leur permettre de provoquer une réflexion sur ce qui venait de se passer, réflexion qui pouvait se traduire en actes (l'idée qu'il propose est une masse énorme - et si possible majoritaire - de votes blancs sous la forme de bulletins Le Pen rayés d'une croix), au lieu de voter comme on se purge, se torche, ou se lave les mains, je suis désolé mais le problème est que justement dans ce cas-là ce fut un peu la même chose. Quoi qu'il en soit, mon but n'est pas tant de discuter cette idée, ou le fait de la proposer, quatre ans après, comme une solution "aveuglante" (peut-être d'ailleurs A. Brossat y pensa-t-il dès le 22 avril), mais de donner une idée de l'optique de ce texte, qu'il conclut ainsi (comme à l'accoutumée, je glisse quelques incises par-ci par-là) :
"Naguère encore, je demeurais incrédule face à cette indifférence de glace que manifeste dans sa masse le peuple de notre pays à l'épreuve que subit sous ses yeux,
sous ses yeux... c'est trop dire, tout de même, et ce serait plutôt une formule de journaliste.
depuis tant d'années, un autre peuple, les Palestiniens - non pas celle d'une extermination génocidaire, mais bien celle qui découle de la tentative, en tous points expérimentale, d'en organiser la pulvérisation et la disparition en tant que peuple national, entité culturelle, puissance entre d'autres puissances. Comment, me demandais-je, notre peuple peut-il assister avec une telle impassibilité, sans manifester une fureur constante et visible,
faut peut-être pas trop demander... Pour des Arabes, en plus !
à une semblable opération sur le corps d'un peuple cyniquement décrété superfétatoire par une coalition de persécuteurs impunis ?
Après le 5 mai, je crois mieux comprendre. Un peuple devenu soumis avec tant de zèle et de bonne volonté aux conditions de la gestion étatique du vivant humain (le nôtre), un peuple aussi spontanément et allègrement (ou mélancoliquement, peu importe), biopolitisé que le nôtre
concept créé par Michel Foucault, que l'on peut, pour ceux qui ne le connaissent pas, se contenter ici de traduire par "soumis"
ne peut qu'éprouver aversion et rancune pour un autre qui, dans des conditions extrêmes sans cesse aggravées - pires assurément que celles que subit la masse des Français durant les quatre années de l'occupation - ne cesse de manifester son infrangibilité politique, à force de n'escompter - et pour cause - son émancipation que de son propre combat pour la liberté, de sa propre résistance. Le peuple qui a cru se guérir de sa petite frayeur brune en se jetant dans les bras du plus falot des commis de l'Etat
falot, falot... C'est aussi le personnage mis au point par ce grand copain de dictateurs. Passons.
ne peut qu'éprouver une sorte d'inarticulable ressentiment à l'égard de cet autre qui se montre si inflexiblement irréductible aux conditions d'une biopolitique mondiale dont le principe est le partage entre espèces protégées (...) et espèces criminalisées (celles qui se mettent en travers du nouvel ordre impérial). Plus notre peuple est spontanément cheptelisé, plus sa sympathie est susceptible de s'exercer à l'égard des protégés de la politique humanitaire mondiale (Kosovars, Timorais), et plus il est porté à éprouver un sentiment d'inquiétante étrangeté
expression empruntée à S. Freud
à l'endroit de ceux qui, par force, ne comptent que surs leurs capacités de résistance propre pour se maintenir en tant que peuple et dont la lutte demeure entièrement irréductible aux conditions d'un discours juridico-humanitaire. Il nous est plus incommode que jamais, quand nous nous voyons toujours plus en victimes et sommes portés à nous identifier aux victimes seules, de voir ce peuple solitaire endurer et durer sous le signe de ce qui, un jour, nous fut présent et nous a si radicalement abandonnés - l'esprit de résistance. Alors nous regardons ailleurs ou faisons semblant de croire à la version lénifiante et menteuse des journaux - "violences" au Proche-Orient, inextricable "complexité" de la situation, "horreur" des attentats terroristes, etc. Bonne nuit." (pp. 111-113)
Ce que j'aime bien ici, entre autres choses et en vous laissant vous faire votre opinion sur l'idée principale, c'est :
- la non-personnification des Palestiniens - pas de construction de "héros" à la Lénine, Mao, Blair ou (nous verrons) Chavez ;
- malgré quelques tics kouchnériens que j'ai relevés, l'utilisation de ce qui se passe ailleurs non tant pour culpabiliser les Français que pour les amener à réfléchir sur ce qu'ils acceptent pour eux-mêmes, ce qui me semble de bonne méthode.
Peut-être voit-on où je veux en venir. Sont abordés dans ce texte des thèmes liés à la soumission volontaire, à l'esclavage non seulement admis mais revendiqué, thèmes qui ne peuvent qu'évoquer P. Muray ou J.-P. Voyer. Nous verrons, j'espère bientôt, comment quelqu'un issu de l'extrême-gauche traite aujourd'hui ces thèmes, ce qu'il y apporte et ce qui lui manque. Bonne nuit !
Libellés : Brossat, Esclavage, Foucault, Freud, Muray, Voyer
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