Droits, devoirs, secours et tout le tremblement.
Dans La Révolution des droits de l'homme (Gallimard, 1989, pp. XXI-XXIV), Marcel Gauchet fournit un diagnostic me semble-t-il éclairant sur les tensions inhérentes à notre modernité. Je le retranscris en soulignant quelques phrases importantes. Je l'accompagnerai d'une critique sur un point précis.
L'objet de ce livre est l'étude du pourquoi et comment de la Déclaration des Droits de l'homme (26 août 1789). J'enchaîne directement, il me semble que l'on peut prendre le train de la démonstration en marche sans plus d'éclaircissements :
"...l'importance prise par deux points centraux dans la tradition jusnaturaliste : le droit à l'assistance et la balance des droits par les devoirs. La commodité est de s'en débarrasser en décrétant l'un l'héritage du passé et l'autre une anticipation du futur. N'est-ce pas le clergé, en effet, qui fournit le gros des partisans des devoirs dans les premiers jours d'août 1789 ? N'est-ce pas assez pour en attester le caractère de rémanence ou de reliquat d'un âge de religion ? Dans l'autre sens, n'est-ce pas le développement du socialisme au XIXè siècle qui éclaire la revendication embryonnaire d'une catégorie nouvelle de droits, aux secours, à l'éducation, au travail, apparue sous la pression du mouvement populaire ? Ce que l'on comprend beaucoup moins bien, dans un tel cadre d'interprétation, c'est la place qu'occupe déjà l'idée chez les bourgeois de 1789 - comme d'ailleurs la consécration des devoirs par des thermidoriens peu suspects de sympathies cléricales. La vérité est qu'il faut partir, justement, des réquisitions surgies d'entrée, au-delà de leurs variations d'intensité suivant les conjonctures et de leur relative indépendance par rapport à leurs champions occasionnels, pour saisir leur appartenance à une problématique d'ensemble cohérente. Leurs raisons d'être ne sont pas à chercher en amont ou en aval : elles sont internes au système des droits. Ce sont les conditions particulières d'application du programme individualiste qui les font apparaître. C'est la rigueur dans la reconstruction de la société réelle sur les plans de la société idéale formée par le libre engagement d'êtres primitivement indépendants qui aboutit à les mettre en évidence. Elle fait ressortir deux lignes de fracture que la recomposition abstraite à partir des éléments originaires n'avait pas laissé prévoir, la première au titre de l'obligation des particuliers envers le tout, la seconde au titre de la dette de la société envers ses membres. C'est qu'il ne s'agit plus simplement ici d'établir la forme du pouvoir légitime, il s'agit d'assurer son exercice effectif. C'est qu'il n'est plus seulement question de réclamer la protection des libertés individuelles ; le moment est en outre venu de se préoccuper des bienfaits que le fonctionnement global de l'association est susceptible de procurer aux citoyens. La prise en charge réaliste du point de vue collectif à la lumière radicale de la norme nouvelle a pour effet de dévoiler quelque chose comme l'envers du contrat social, pourrait-on dire. Elle conduit immédiatement à buter sur les limites de l'artificialisme reconstructeur. Car une société exclusivement tissée par les droits des individus n'en reste pas moins une société, c'est-à-dire un ensemble lié ayant comme tel des exigences spécifiques à faire valoir auprès de ses membres. En même temps, ces réquisitions contraignantes du tout envers les parties n'ont de traduction recevable que réfractées au niveau des sujets-sources du droit : elles y deviennent des devoirs. (...)
- suit un passage que j'ai peine à comprendre. Il me semble que M. Gauchet cherche à y montrer que la formule « les devoirs sont contenus dans les droits », qui en toute logique fait la synthèse du point de vue des droits et de celui des devoirs à partir de la Déclaration, n'est jamais parvenue à devenir un moteur idéologique de notre société, dans laquelle « droits » et « devoirs » restent dissociés dans l'esprit de ses participants, alors même qu'ils sont logiquement liés, comme il vient d'être démontré. D'où des débats sans fin sur, pour prendre un terme actuel, la « permissivité ». Je retranscris les termes de M. Gauchet plus bas.
De même qu'une société qui se pense produite par les individus est-elle tacitement en fait société à laquelle il appartient de produire les individus, de par la nécessaire imposition de la règle du tout aux parties. La véritable racine des droits sociaux se trouve là, dans le devoir secret de la société des individus de faire en sorte que ses membres deviennent ou demeurent de ces êtres indépendants et autosuffisants dont elle est censée procéder, qu'il s'agisse de l'affirmation de leur autonomie (éducation), de leur protection contre la dépendance (secours) ou de la préservation de leur capacité à subsister par eux-mêmes (travail).
- notons en passant que cette problématique se retrouve souvent chez Castoriadis.
On conçoit à la fois la force de l'idée et les formidables difficultés que ses conséquences soulèvent - l'expérience révolutionnaire en livrera un premier aperçu. Elle est le double inséparable de la liberté et de l'égalité des individus, mais un double aussi insaisissable qu'omniprésent, sous la forme de l'exigence générale et diffuse d'un travail d'entretien, de promotion, d'élargissement de cette liberté et de cette égalité qui ne dit rien sur ses voies et ses moyens. Elle n'a pas fondamentalement d'autre contenu que celui de ses principes-sources. Elle se borne à les redoubler par une réquisition d'existence à la fois indéterminée dans son mode d'application et illimitée dans son extension potentielle. Réquisition dont l'exaspération peut conduire jusqu'au renversement de perspective, dans l'idée d'une refonte nécessaire de l'organisation de la société afin de la soumettre toute à la production de cette liberté et de cette égalité qu'elle proclame, mais n'assure pas - du Maximum à Babeuf, la Révolution en connaîtra le premier développement. Retour ô combien révélateur, en son mouvement autocontradictoire, de la contrainte sociale globale au sein du monde qui la bannit, et au nom même des valeurs qui fondent sa répudiation. C'est entre l'écueil de l'impuissance abandonnant les individus au seul jeu de leurs droits « formels » et l'écueil de la dictature collectiviste qui les « réalise » en les supprimant qu'il faudra avancer. L'histoire des sociétés contemporaines aura été pour l'un de ses aspects majeurs l'histoire de cette entreprise indéfinie d'ajustement entre le déploiement de la sphère des droits individuels et la matérialisation de la puissance collective à les protéger et à les produire sans interférer avec leur exercice ou leur jouissance. C'est entre la face visible et la face cachée du système des droits que passe la dynamique conflictuelle de notre univers.
Loin donc de ne nous offrir qu'un état balbutiant de ce qui s'épanouira plus tard comme « question sociale », le dilemme révolutionnaire à propos des secours nous met sur la piste (...) de la formule la plus générale des contradictions inhérentes au mode de composition de notre société, contradictions dont la question sociale pourrait bien n'avoir été qu'une expression particulière, en bonne partie révolue. [cf. plus bas.] Ce qui semble naïf aujourd'hui, c'est la prétention au dépassement du point de vue individualiste dont on attendait sa solution [sic] au sein d'une collectivité réconciliée dans le règne des droits réels. On peut en dire autant du dilemme posé par les devoirs et de l'ambition de le surmonter dans la restauration d'un ordre social global de niveau supérieur. Il n'y a pas de dépassement de la liberté et de l'égalité formelles, non plus que de dépassement des tensions et interrogations qui constituent leur indissociable contrepartie. Il y a juste la force gigantesque de déplacement qui résulte de l'implacable corps à corps avec leur propre part aveugle en lequel sont engagés nos sociétés, et qui sans rien résoudre a tout transformé."
Finalement, j'ai un peu plus d'une remarque :
- une synthèse d'abord : ce qui me plaît ici, c'est d'une part la conscience que depuis 1789, c'est le bordel, d'autre part et en même temps l'idée que ce bordel est parfois productif, parfois non. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le signaler, il est tout à fait possible qu'une société fonctionne correctement sur des principes bancals ou contradictoires, pour peu que ses membres dans leur majorité y trouvent leur compte, puissent interpréter dans le sens qu'il souhaitent ses principes sans mettre en cause l'équilibre général, etc. Cela a parfois été le cas de la « société des individus » ;
- rebondissons justement sur cette formule souvent utilisée par Marcel Gauchet. Les vieux habitués de ce café se souviennent peut-être qu'en analysant un texte de Benjamin Constant je reprochais à cet auteur de trop aisément accepter comme des faits acquis, voire irréversibles, des mutations (en cours, hésitantes, contradictoires...) qu'il avait par ailleurs la lucidité d'apercevoir. Il arrive à M. Gauchet - qui connaît son Constant - de tomber dans les mêmes travers. L'expression « société des individus » est un oxymore et est j'imagine pensée comme tel, mais il me semble que parfois M. Gauchet l'oublie. D'une certaine manière cette société existe et perdure dans son être, certes ; mais elle est, comme l'individualisme selon Dumont, « hantée par son contraire », et même aidée à exister et à perdurer dans son être par son contraire - autrement dit, la « société des individus » survit entre autres parce que les individus - agents empiriques qui la composent ne se comportent pas uniquement comme des individus - valeurs, mais comme des membres d'un ensemble [1] interdépendants les uns des autres de toute éternité : c'est je trouve cette condition paradoxale d'existence que M. Gauchet - qui connaît son Dumont [2]- ne met pas toujours assez en lumière. (J'admets par ailleurs que l'on ne peut pas toujours tout repréciser.) Ici même, dans une des phrases que j'ai soulignées, l'expression « leur exercice ou leur jouissance », au sujet des droits individuels, peut donner à penser que cet « exercice » et cette « jouissance » sont des notions évidentes : il aurait été plus précis d'écrire : « sans interférer avec ce que l'on estime pouvoir être leur exercice ou leur jouissance ». Je chipote ? Le point est tout de même important. Mais j'y reviendrai sur d'autres exemples, la discussion avec M. Gauchet n'est certes pas finie.
- ce qui n'est pas fini non plus, ni complètement ni « en bonne partie révolu », c'est la « question sociale ». A part le plaisir de choquer à gauche, on ne voit pas trop ce qui a poussé Marcel Gauchet à ajouter une affirmation aussi péremptoire et pas loin d'être hors sujet, dont on ne saurait dire, presque vingt ans après la rédaction de ce texte, que les faits l'aient confirmée. Je ne veux pas trop tempêter à propos d'une incise qui, je viens de le dire, n'est pas exactement notre sujet du jour, mais il me semble bien que M. Gauchet confond ici « question sociale » et « milieu ouvrier » : à l'instar d'un marxiste myope et trop sûr de lui ou d'un patron tout heureux de fragmenter le prolétariat pour en diminuer les moyens d'action (dans les deux cas, ce n'est pas flatteur), M. Gauchet assimile ici des effets visibles (moins de grèves, moins de manifestations...) à une cause de ce fait mal interprétée : pour reprendre en effet ses propres termes, on ne voit pas en quoi « l'affirmation de l' autonomie (éducation) [des individus], de leur protection contre la dépendance (secours) ou de la préservation de leur capacité à subsister par eux-mêmes (travail) » était moins actuelle en 1989, date de parution de ce livre, qu'en 1789, qu'en 2007. Sans bien sûr nier d'importantes améliorations matérielles au cours des deux cents ans qui ont suivi la Déclaration des Droits, c'est justement « en bonne partie » parce qu'on a cru cette « question sociale » résolue ou « révolue » qu'elle n'a pas fini de se poser (fût-ce de façon « catégorielle », « corporatiste », etc.). Ce qui est vrai, en revanche, c'est que « l'exaspération [des tendances égalitaires] peut [aussi, actuellement] conduire jusqu'au renversement de perspective, dans l'idée d'une refonte nécessaire de l'organisation de la société afin de la soumettre toute à la production [, plus du tout de la liberté, mais] de cette égalité qu'elle proclame, mais n'assure pas », au point, à force de « retour » de la « contrainte sociale », de limiter, et l'on sait que je n'accepte pas ce concept sans réserve, tout ce qui peut avoir trait à l'autonomie : bienvenue Festivus, société « maternitaire », Delanoë, tout ça... : la tendance diagnostiquée par Marcel Gauchet peut prendre d'autres formes que la « question sociale », cela ne signifie pas la disparition de celle-ci.
Ce petit rappel étant effectué, j'espère que vous avez comme moi apprécié cette synthèse sur notre instable modernité. Je lui adjoins, pour finir sinon conclure, cette remarque des frères Goncourt, pièce de choix dans ce qui serait une anthologie de la fragilité moderne :
"Il se pourrait bien que ce grand 89, que personne, même parmi ses ennemis et ses antagonistes, n'aborde dans un livre qu'avec toutes sortes de salamalecs, ait été moins providentiel aux destinées de la France qu'on ne l'a supposé jusqu'ici. Peut-être va-t-on s'apercevoir que depuis cette date, notre existence n'a été qu'une suite de bas et de hauts... une suite de raccommodages de l'ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur."
Dieu nous protège, de nous-mêmes avant tout !
[1]
Encore, justement, cette notion d'un ensemble pose-t-elle problème, c'est tout notre sujet. Mais si ensemble il y a, c'est précisément parce que les membres de cet ensemble se comportent en partie contre les valeurs d'une « société des individus ».
[2]
"Ce qui semble naïf aujourd'hui, c'est la prétention au dépassement du point de vue individualiste (...) au sein d'une collectivité réconciliée dans le règne des droits réels. On peut en dire autant du dilemme posé par les devoirs et de l'ambition de le surmonter dans la restauration d'un ordre social global de niveau supérieur. Il n'y a pas de dépassement de la liberté et de l'égalité formelles..." : ceci est influencé par Dumont et sa démonstration dans Homo Aequalis des présupposés - et donc des limites - individualistes du marxisme, lesquels font obstacle à la volonté de « dépasser » quoi que ce soit.
Ceci dit, ce qui vaut pour Marx ne vaut pas nécessairement pour le mouvement ouvrier dans son ensemble, il faudrait (il faut !) interroger de ce point de vue les livres de Owen, Leroux, les textes d'inconnus tels que regroupés par J. Rancière dans La parole ouvrière, pour mieux voir ce qu'il en est de cette question de l'individualisme et du holisme dans le mouvement ouvrier. La problématique de la common decency encensée par Orwell et fréquemment mise en avant par J.-C. Michéa, est, elle, par exemple, d'essence holiste.
Le passage supprimé.
"Elles y deviennent des devoirs. D'où l'objection infatigablement opposée à leur mise en avant non moins inlassable : les devoirs sont contenus dans les droits. Elle est logiquement imparable et ne convainc personne parmi tous ceux sensibles à la dimension impérative que continue nécessairement de comporter l'appartenance sociale. Les deux partis ont raison chacun à leur manière, puisqu'il s'agit de faire passer dans le langage de la légitimité explicite une donnée qui relève de la légitimité implicite d'une société d'individus. En termes de cohérence, elle n'y a pas sa place ; cela ne l'empêche pas de faire puissamment sentir ses effets. Le dilemme est aussi inexorable qu'insoluble."
Libellés : Babeuf, Castoriadis, Delanoë, Dumont, Gauchet, Leroux, marx, Michéa, Orwell, Owen, Rancière, Révolution française
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