mardi 1 janvier 2008

"Comment finir un coït ?" (La "détestable humanité...")

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Les histoires d'amour finissent mal, en général.


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Attention aux croqueuses d'hommes, Nicolas...





En guise d'adieu à 2007, et tant pis si c'est impossible, tant pis si, "quand sonne l'heure d'une idéologie, tout concourt à sa réussite, ses ennemis eux-mêmes..." (Cioran, 1973)




"Les seules utopies lisibles sont les fausses, celles qui, écrites par jeu, amusement ou misanthropie, préfigurent ou évoquent les Voyages de Gulliver, Bible de l'homme détrompé, quintessence de visions non chimériques, utopie sans espoir.

Les rêves de l'utopie se sont pour la plupart réalisés, mais dans un esprit tout différent de celui où elle les avait conçus ; ce qui pour elle était perfection est pour nous tare ; ses chimères sont nos malheurs. Le type de société qu'elle imagine sur un ton lyrique nous apparaît, à l'usage, intolérable. Qu'on en juge par l'échantillon suivant du Voyage en Icarie : « Deux mille cinq cent jeunes femmes (des modistes) travaillent dans un atelier les unes assises, les autres debout, presque toutes charmantes... L'habitude qu'a chaque ouvrière de faire la même chose double encore la rapidité du travail en y joignant la perfection. Les plus élégantes parures de tête naissent par milliers chaque matin entre les mains de leurs jolies créatrices...» - Pareilles élucubrations relèvent de la débilité mentale ou du mauvais goût. Et pourtant Cabet a, matériellement, vu juste ; il ne s'est trompé que sur l'essentiel.

La chose qui frappe le plus dans les récits utopiques, c'est l'absence de flair, d'instinct psychologique. Les personnages en sont des automates, des fictions ou des symboles : aucun n'est vrai, aucun ne dépasse sa condition de fantoche, d'idée perdue au milieu d'un univers sans repères.

- on en jugera pareillement de l'homo oeconomicus, soit dit en passant.

Les enfants eux-mêmes y deviennent méconnaissables. Dans « l'état sociétaire » de Fourier, ils sont si purs qu'ils ignorent jusqu'à la tentation de voler, de « prendre une pomme sur un arbre ». Mais un enfant qui ne vole pas n'est pas un enfant. A quoi bon forger une société de marionnettes ? Je recommande la description du Phalanstère comme le plus efficace des vomitifs.

En bannissant l'irrationnel et l'irréparable, l'utopie s'oppose encore à la tragédie, paroxysme et quintessence de l'histoire. Dans une cité parfaite, tout conflit cesserait ; les volontés y seraient jugulées, apaisées ou rendues miraculeusement convergentes ; y régnerait seulement l'unité, sans l'ingrédient du hasard ou de la contradiction. L'utopie est une mixture de rationalisme puéril et d'angélisme sécularisé.

- tout à fait la « main invisible », voire la théorie des « avantages comparatifs ». Dans le premier cas l'intérêt est que l'utopie s'appuie pour une fois sur de la misanthropie, ce qui la rend peut-être au premier abord plus « réaliste ». Mais c'est ici qu'il faut faire une distinction importante : la misanthropie n'a que peu de chose à voir avec une idée comme celle du péché originel, qui me semble prendre en compte, finalement, toutes les dimensions de l'homme (d'ailleurs, c'est à la fois et en même temps une curiosité puérile et un appétit de savoir qui provoquent la Chute), la misanthropie pure et simple (qui peut d'ailleurs déboucher, justement, sur l'utopie pure et simple) est une forme de réductionnisme, elle ne prend en compte qu'une seule dimension de nous-mêmes (quitte donc, à la séparer conceptuellement et chronologiquement d'une deuxième dimension, chez Smith celle du marché qui établit une forme de concorde « sécularisée » entre les hommes). Pour pousser la clarté jusqu'à la platitude : l'humanité est détestable, on ne peut le nier, mais elle n'est pas que détestable.

Tant que le christianisme comblait les esprits, l'utopie ne pouvait les séduire ; dès qu'il commença à les décevoir,

- ou à ne plus les « combler », ne plus les remplir

elle chercha à les conquérir et à s'y installer. Elle s'y employait déjà à la Renaissance, mais ne devait y réussir que deux siècles plus tard, à une époque de superstitions « éclairées ». Ainsi naquit l'Avenir.

Quand le Christ assurait que le « Royaume de Dieu » n'était ni « ici » ni « là », mais au-dedans de nous, il condamnait d'avance les constructions utopiques pour lesquelles tout « royaume » est nécessairement extérieur, sans rapport aucun avec notre moi profond ou notre salut individuel. Du reste, le Christ lui-même entretint l'équivoque : d'un côté, répondant aux insinuations des Pharisiens, il préconisait un royaume intérieur, soustrait au temps, de l'autre, il signifiait à ses disciples que, le salut étant proche, ils assisteraient, eux et la « génération présente », à la consommation de toutes choses. Ayant compris que les humains acceptaient le martyre pour une chimère, mais non pour une vérité, il a composé avec leur faiblesse. Eût-il agi autrement qu'il eut compromis son oeuvre. Mais ce qui chez lui était concession ou tactique est chez les utopistes postulat ou passion.

L'idée même d'une cité idéale est une souffrance pour la raison, une entreprise qui disqualifie l'intellect. Echafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, où, par une charité poussée jusqu'à l'indécence, l'on se penche sur nos arrières-pensées elles-mêmes, c'est transporter les affres de l'enfer dans l'âge d'or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopies, Harmoniens [, néo-cons, libéraux-libertaires] - leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l'avons nous-mêmes érigé en idéal." (Cioran, 1960)


"Tous ces gens ont cru qu'ils étaient maîtres de leur langage. Historiens de leur propre avenir. Ouvriers conscients de leur vie. Programmateurs. Ils ont imaginé comme Nietzsche qu'ils avaient tué Dieu. Que les causes et les fins ne passaient que par eux, comme par un guichet de compostage de tickets. Joseph de Maistre, me semble-t-il, a créé un terme assez juste pour tout cet étage de la clinique : théophobie. Bien : c'est Dieu, nous ne l'ignorons plus, qui est devenu définitivement l'innommable.

Le catholicisme est terriblement acosmique, il n'a pas la sensibilité pour ça. C'est-à-dire la traduction en imaginaire demi-teintes du Royaume catholique. Du salut en monde meilleur. Des hiérarchies célestes en littérature fantastique. L'utopie sert à ne pas voir le monde comme le paradoxe qu'il est. A recouvrir par un mythe réalisable la dysharmonie déréalisante. A assourdir d'un accord parfait la dissonance fondamentale. C'est pourquoi l'Eglise au 19e invente tant de dogmes antinaturels [Immaculée Conception, Infaillibilité pontificale]. Si l'Eglise avait marchandé avec le progrès social et la science, si elle s'était assouplie comme tous les croyants de bonne volonté le souhaitaient, elle aurait laissé l'occultisme du progressisme et le progressisme de l'occulte continuer au chaud en son propre sein à croître et embellir sans se montrer. Sauf par symptômes. Elle a préféré lâcher tout ça. Et tant pis pour le chagrin des braves chrétiens désemparés.

- une petite mise au point : la thèse de l'auteur du XIXe siècle à travers les âges est que l'occultisme et le socialisme sont les deux faces d'une même pièce, que l'un ne va jamais sans l'autre. Pour aller très vite, disons que l'on sort de ce livre plus convaincu par les innombrables faits rapportés et qui vont à l'appui de cette thèse, que par la thèse elle-même d'un strict point de vue logique. Passons pour aujourd'hui.

Tous contre l'Eglise telle qu'elle est ! Contre elle, la métempsycose en branchement alternatif avec l'émancipation sociale. Pour remplacer l'économie catholique des peines et des récompenses. Déjà dans L'an 2440 de Louis-Sébastien Mercier, suave pastorale utopique où Dieu parle par la voix de la nature, et où les astres sont habités, le catholique, lui, est un monstre : « C'est l'image du Christ qui est le signal de ces horribles dévastations. Partout où elle paraît, le sang coule par torrents... » Rétif de la Bretonne ne fait l'apologie du sexe que contre les brimades infligées à l'amour fusionnel par l'Eglise. Du même coup le sexe devient une religion et Rétif le précurseur illuministe des socialistes. Fourier, lui, va jusqu'à la copulation des planètes pour en finir avec le jugement de Dieu.

Mais si on change d'art pour varier les plaisirs, qu'est-ce que l'on rencontre comme peintre, par exemple, en train de se prendre pour la nouvelle Eglise, c'est-à-dire de cogiter un enterrement socialo-occultiste du catholicisme ? Il y a bien David, régicide, robespierre, organisateur de chorégraphies républicaines, spécialiste en pathétique sous arcatures doriques.


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Mais enfin il est un peu facile de se moquer de David. Cherchons encore. Plus loin dans la mêlée du siècle. Voilà quelqu'un, un temple à lui tout seul : Courbet. L'enterrement à Ornans, qui est de 1849.


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Une vision frontale tendance Lamennais, c'est-à-dire libre pensée du second ordre. C'est l'époque du socialo-christianisme ; un des personnages de la toile tient d'ailleurs à la main Les paroles d'un croyant. On ne sait pas très bien à vrai dire ce qui est enterré. Si, voilà un signe : les deux hommes qui font face au curé sont des amis de Courbet appartenant à la loge de Besançon « Sincérité, Parfaite Union et Constante Amitié »... D'un côté les prêtres, de l'autre une des formes de l'occulte, une de ses manifestations de société secrète au milieu des simples gens du peuple et des pleureuses. Deux camps. La fosse ouverte. Un crâne hamletien sur la terre retournée. Déisme sans Dieu, christianisme sans catholicisme. Le rêve de tout le 19e siècle est simple : être, à la place des catholiques, de bons chrétiens. Comme si les catholiques avaient jamais eu la vocation d'être de bons chrétiens au sens où l'entendent les occulto-socialistes ! Comme s'ils s'étaient jamais intéressés à l'avenir ! Ce trou bien ouvert dans le tableau de Courbet, entre les deux groupes, ce trou où vont tomber ceux qui ont perdu, c'est les poubelles de l'Histoire que tout homme de progrès trimbale normalement avec lui.

Mais ce trou me fait penser aussi à autre chose brusquement, à une autre fosse tombale. Un autre four fermé, lui, plissé serré, une des plus belles oeuvres de Courbet, qu'on appelle pudiquement Torse, ou occulto-socialistement L'Origine du monde, et qui n'est ni un torse, ni rien du tout d'allégorique ni d'originaire puisque c'est un ventre de femme. Auquel il manque tout ce qu'il faut pour faire un être homologué : une tête, des bras et des jambes. Un ventre ouvert ? Non, ce sont les cuisses qui sont ouvertes. Sur un trou fermé. Trompeuse apparence des dédales... Cette oeuvre presque clandestine de Courbet est en elle-même comme une contestation de ses propres positions politico-mystiques puisqu'il montre qu'une ouverture - celle des cuisses - ne conduit pas comme les initiations de tous genres veulent vous le faire croire à un débouché panoramique sur un océan de lumière mais sur rien d'autre qu'un trou clos. Ce qui est peint, ce qui est exposé là en très, très gros plan, vraiment, c'est ce qui ne l'a jamais été jusqu'ici dans la peinture. Pour que l'éthique occultiste de l'Eros et tout le reste puissent continuer. L'occulte, comme généralement toutes les visions d'avenir radieux, vous dit que le trou est ouvert et mène à un monde. Courbet peint le contraire : le monde sous sa forme de corps de femme est ouvert mais mène à une fermeture de trou. C'est exactement l'inverse du message de tous les arcanes. Au milieu des cuisses écarquillées, la ligne bien droit et bien close qui va rejoindre en bas celle des fesses cache les deux tubes faux trous qui peuvent être évidemment tout ce qu'il y a de plus délicieux, et pour lesquels on peut perdre la tête autant qu'on veut, mais qui ne sont pas du tout des labyrinthes initiatiques. Là-dessus Courbet semble catégorique à l'inverse de l'écrasante majorité des mâles qui n'arrêtent pas de frétiller pour s'y présenter comme à un rite de passage, en catéchumènes fiers d'entrer enfin dans leur coquillage spiralé de gourou.

L'occulte mène le monde : c'est peint là pour l'éternité dans ce tableau qu'il faut bien appeler l'un des plus impérissables chefs-d'oeuvre de l'histoire de l'art. C'est ici, fouetté de coups de pinceau roux minuscules, la fourrure du pubis, le soulèvement, le soulèvement fauve tiède des cuisses, la soudure caoutchoutée élastique du ventre roussi humectable et dilatable. C'est ici, on va y entrer avec l'ardeur pieuse de ceux qui sont convaincus qu'ils commencent un voyage qui doit déboucher quelque part sur la grande science divinatoire du Tout. Problème de la dissolution des grands meetings et des grandes manifestations.

Comment finir un coït ? Même question que lorsqu'on a rassemblé des gens et qu'on a les a chauffés pendant des heures : il faut ensuite s'en débarrasser. L'islam a, paraît-il, trouvé une solution d'escamotage intéressante : le wuqûf. C'est à La Mecque, après la journée rituelle de délire, quand les pèlerins se massent dans une cuvette et que soudain sur un signal il se dispersent dans une sorte d'affolement sauvage, de terreur convenue mais réelle... On se bouscule, tout le monde panique et il y a des morts. Mais on s'est retiré... C'est--à-dire qu'on a oublié qu'on n'était pas passé de l'autre côté...

Courbet nous jette ça à la figure, qu'il n'y a pas d'autre côté de la cible anale et vaginale. Je l'imagine en plein milieu du 19e, pendant qu'on fait tourner les tables, qu'on élabore des programmes sociétaires et qu'on éjacule très proprement, dans les salons, des ectoplasmes bourgeois, je l'imagine le nez sur le motif, sur le sujet vertical clivé, l'obscur fantôme du désir. Eloge du silence éternel de ces impasses infinies qui ne m'effraient plus... On peut voir ça maintenant, on peut regarder ce tableau aujourd'hui. Les gens du 19e ne l'ont pas vu. Nous, nous pouvons le voir. Les portes du cul nous sont ouvertes maintenant comme le sont les portes du monde à nos voyages organisés depuis qu'il n'y a plus de monde. On peut maintenant tout voir puisqu'il n'y a plus rien à voir. D'où l'avenir de l'occulte qui vous raconte qu'il n'y a pas rien mais quelque chose qui est caché..." (Muray, 1984)


"Il va de soi que la divulgation récente de cette oeuvre, sous les auspices bénisseurs des plus lugubres « autorités » (journaux, télévision, ministre de la Culture), lui a fait perdre une grande partie de son charme velu.


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Depuis que ce tableau est vulgarisé, sa beauté se décompose à vue d'oeil." (Muray, 1997)

- ce qui nous amène, pour finir, à ce qui est à la fois un voeu et une bonne résolution pour la nouvelle année :

"La lucidité sans le correctif de l'ambition conduit au marasme. Il faut que l'une s'appuie sur l'autre, que l'une combatte l'autre sans la vaincre, pour qu'une oeuvre, pour qu'une vie soit possible." (Cioran, 1973)





Références :

Cioran - 1960 : Histoire et utopie, "Folio", pp. 103-116 ; 1973 : De l'inconvénient d'être né, "Folio", p. 116.

Muray - 1984 : Le XIXe siècle à travers les âges, "Tel", pp. 294-299 ; 1997 : Exorcismes spirituels vol. 2, pp. 378-79.

Ces textes sont librement condensés et réagencés par mes soins, à des fins de clarté comme d'efficacité.

Sans doute le passage du XIXe... sur l'Islam provient-il de Masse et puissance de Canetti, livre auquel Muray fait souvent référence, mais que je n'ai hélas pas sous la main. Si tel est le cas, il faut le prendre avec des précautions, un ami musulman m'ayant dit que c'était parfois, sur l'Islam, assez approximatif.

On peut trouver une meilleure « Origine » ici, mais je n'ai pu déplacer la photo en grand format.

Je rappelle enfin que j'ai déjà cité Muray sur ce sujet, notamment il y a peu.

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