"Le désert n'est pas une objection !"
La solitude de l'homme moderne avec ou sans Dieu, la possibilité d'une religion à l'époque moderne, le rôle éventuel de l'Islam… Revenons à ces questions, par un autre biais : j'ai retrouvé un passage dans un des livres consacrés par Jacques Bouveresse à Robert Musil, que j'avais annoté ainsi (ma lecture remonte à 2008) : "voir par rapport à M. Limbes" (le "M" de nombreux et avisés commentaires, et ex-prince des blogueurs…).
Voici ce texte, c'est une tartine, j'espère que vous la trouverez bonne. Je le livre tel quel, les coupures dans les citations de Musil sont de J. Bouveresse, je me contente de quelques rares incises [entre crochets et en italiques] et de souligner deux phrases ou expressions sur lesquelles je reviendrai immédiatement dans mon commentaire. Ulrich est, je le rappelle, « l'homme sans qualités » du roman éponyme, le double de Musil.
"La formule utilisée pour décrire la relation d'Ulrich à la croyance est la même que celle dont Musil s'était déjà servi pour la morale : « Il était sans doute un homme croyant, mais qui ne croyait à rien. » Son idée d'une foi selon le savoir implique même, en fait, davantage que le refus d'une diminution ou un rétrécissement du savoir : « La croyance avait toujours été liée à la science, dès les premiers jours de sa magique naissance, même s'il s'agissait d'une science imaginée. Cette antique part de la science est pourrie depuis longtemps, elle a entraîné la croyance dans la même décomposition : il s'agit aujourd'hui de rétablir leur alliance. Non pas, bien entendu, en amenant simplement la croyance “à la hauteur de la science” ; mais en faisant en sorte que la croyance prenne son vol de cette hauteur. Il faut réexercer l'art de s'élever au-dessus de la science. Comme aucun individu n'en est capable à lui seul, il faudrait que tous orientent leur esprit, où qu'il soit placé d'ordinaire, dans ce sens. (…) Par le mot croyance (…), il n'entendait pas tant cette volonté étiolée de sens que nous connaissons, cette ignorance crédule, que bien plutôt un pressentiment chargé de science, quelque chose qui n'est ni la science ni l'imagination, mais pas davantage la croyance, quelque chose d'“autre” qui se dérobe précisément à ces concepts. » L'erreur commise a consisté dans « la transformation du pressentiment que l'on vit en une croyance que l'on ne vit pas ». La vie d'une humanité engagée dans la recherche de la croyance, au sens indiqué plus haut, et acceptant d'orienter tous ses efforts dans cette direction pour une période qui pourrait durer aussi bien dix que cent ans ou mille ans est précisément ce qu'Ulrich appelle « la vraie vie expérimentale ». L'impression de Musil est qu'« il n'y a aujourd'hui que des convictions acquises de façon malhonnête ». Et la malhonnêteté première consiste précisément dans la tendance de l'humanité actuelle à afficher des convictions qui sont en contradiction patente avec ce qu'elle sait et croit réellement. Elle sait trop de choses pour pouvoir croire, mais elle commence peut-être à peine à savoir ce qu'il faudrait savoir pour réussir à croire à nouveau. Ulrich ne considère pas du tout, pour sa part, que la traversée du désert qu'est en train de nous imposer l'aventure scientifique soit nécessairement à l'opposé de la démarche religieuse : « Le désert n'est pas une objection ; il a toujours été le berceau des visions célestes ; de plus, comment prévoir des espérances encore irréalisés ! »
Il n'est pas exclu, pour l'homme sans qualités, que la dévalorisation de l'amour par la statistique, la physiologie, etc., celle de la volonté d'art et de vie, la mécanisation, la collectivisation, qui ne parvient pas à remplacer le sentiment individuel par un sentiment communautaire, etc., « toutes ces choses prennent un sens, si Dieu veut être découvert realiter. Dans ce cas il est l'aventure unique et suffisante. Avec Dieu le monde parfaitement ordonné est également pensable ». Musil écrit dans une note que « Dieu ne peut être découvert que par le chemin démocratique », qui n'est pas autre chose que ce qu'il appelle également le chemin expérimental. Nous devons croire en Dieu ou en une période d'intérim dans laquelle nous sommes engagés et au terme de laquelle nous le retrouverons peut-être, mais pour Ulrich, homme religieux qui ne croit pas au Dieu des religions, c'est au fond la même chose : « Pour dire les choses de façon approximative : j'aime Dieu pour la même raison qui t'a fait commettre un crime : simplement pour faire éclater le cercle ou parce que nous ne pouvons pas vivre ainsi (périodes d'intérim ou Dieu : on doit croire une des deux choses) / Mais crois-tu donc en Dieu ? / Tu me demandes toujours si je crois ! Je me refuse à croire ! ».
Musil a écrit au pasteur Robert Lejeune, dans une lettre du 24. XII. 1941 : « Je prends régulièrement des notes en vue d'une chose que j'aimerais appeler une “théologie laïque”, si j'en venais à bout » [pour la petite histoire, “Théologie” est le titre de travail des Deux étendards, sur lesquelles Lucien va bientôt (1941) se remettre à bosser]. Il avait dit auparavant de L'homme sans qualités que « ce livre est religieux sous les présupposés de l'incroyant ». Dans les dernières années, il se pose la question de savoir si les bouleversements auxquels on assiste ne pourraient pas signifier malgré tout le dernier soubresaut de l'ancienne religiosité et le commencement de la nouvelle : « Est-ce que les turbulences qui se sont produites dans le monde ne constituent pas tout de même en fin de de compte le dernier effondrement de l'ancienne religiosité et le commencement d'une nouvelle ? Qui, assurément, avec la recherche, etc. se détruit un fondement très profond. C'est tout au moins ainsi que l'on pourrait procéder d'un point de vue apologético-ironique ». Le paradoxe de la religiosité nouvelle est évidemment qu'elle ne pourrait se constituer qu'en travaillant directement contre elle-même et en commençant par renoncer à tout ce qui autrefois aurait pu lui servir de fondement. Il est donc difficile de dire à quoi elle pourrait ressembler exactement et Musil ne cherche pas à la faire passer pour quelque chose de plus qu'une possibilité qui s'éveille peut-être et que l'on ne peut dans le meilleur des cas que pressentir On comprend cependant que, si la nouvelle religiosité doit être quelque chose comme l'essayisme généralisé à tous les secteurs de la vie, il puisse qualifier de religieuse l'attitude d'irrespect que l'on doit adopter aujourd'hui à l'égard de toutes les créations humaines qui, à commencer par les morales, croient pouvoir représenter autre chose que de simples essais dans une évolution en cours : « “Nouvelle ironie” Les formes de société, les morales, etc., sont des totalités dans lesquelles les individus apparaissent déterminés. Mais du point de vue de l'histoire mondiale ce sont des “formes” que façonne l'essai de la vie, comme il a formé les sauriens, etc., qui s'éliminent les unes les autres comme des expériences qui ont échoué. Si l'on considère la vie de cette façon, on arrive à l'irrespect absolu (religieux) » [nabien ? ]. Pour Musil, qui croit qu'« aucune vertu, aucun vice ne sont définitifs », on doit admettre qu'« identifier Dieu à une morale est véritablement un blasphème énorme ». C'est même, pourrait-on dire, le blasphème par excellence. Réfléchissant sur la caractérisation (en partie justifiée, selon lui) que certains proposent du nazisme comme mouvement religieux ou secte, il observe que ce qui se dissout dans la phase que le monde est en train de vivre est la « croyance irréligieuse ». L'irréligiosité s'exprime précisément dans le fait de disposer d'une douzaine de concepts à l'aide desquels les membres inscrits de la secte prétendent tout expliquer : « L'explication complète comme mauvais signe ». On pourrait considérer cette dernière, précisément, comme constituant le signe de l'irréligiosité par excellence, reconnaissable non seulement dans les mouvements politiques, mais également dans les mouvements intellectuels de type dictatorial (Kraus, Klages, Jung, Adler, la « conception matérialiste de l'histoire », etc.). La fonction qu'ils remplissent est celle de la croyance religieuse dans la version irréligieuse de celle-ci. L'attitude religieuse s'exprime d'abord dans le respect de ce qu'on ne sait pas ou pas encore et la volonté de le traiter avec sérieux et en prenant le temps nécessaire pour cela, autrement dit sans se précipiter aveuglément vers la première croyance, religieuse ou profane, qui se présente.
Si l'on veut débarrasser la croyance de ce qui, en elle, dépasse le pressentiment pour tenter de se rapprocher du savoir ou de rivaliser avec lui dans sa sphère, il faudrait sans doute la vider de toute espèce de contenu déterminé. Mais c'est bien, semble-t-il, ce que propose Musil. De toute manière, la foi n'est jamais vraiment l'au-delà du savoir qu'elle voudrait être, ses contenus sont presque toujours impurs et elle emprunte, de façon générale, beaucoup plus qu'elle ne l'imagine et qu'il ne le faudrait au domaine du savoir. Qu'on le veuille ou non, la croyance religieuse a eu, elle aussi, des faiblesses significatives et compromettantes envers l'objectivité et le rationalisme, contre lesquels elle a toujours prétendu en principe s'élever :
« Si la foi consiste uniquement en ceci que de “mystérieux” faits doivent être tenus pour vrais, elle est rationaliste avec un préfixe négatif. L'expression la plus nette de cela : Credo quia absurdum est.
Même le Christ a fait une concession désespérée au rationalisme humain : “Si vous ne croyez pas en moi, alors croyez tout de même à mes oeuvres.”»
La foi se croit naturellement définitive et hors du temps ; mais l'état de nos croyances a sans doute toujours reflété d'une manière quelconque celui de notre savoir réel ou espéré ; et il n'y a aucune raison de penser qu'il le fait aujourd'hui moins qu'hier. Ce ne sont pas seulement, comme le constate Ulrich, nos représentations du ciel et de l'enfer, qui sont liées à la science et à l'ignorance de l'époque, mais également notre idée de Dieu elle-même. Si nous réfléchissons à cela, nous devrions peut-être conclure que nous ne savons pour ainsi dire rien de ce que pourra nous dire un jour la croyance sur les choses auxquelles elle fait référence. C'est ce qu'on pourrait appeler, en langage musilien, le problème de l'acide formique : « Que pourra-t-on bien faire, en effet, au jour du Jugement Dernier, quand seront pesés les effets de trois traités sur l'acide formique, ou même de trente, s'il le fallait ? D'autre part, que peut-on savoir du Jugement Dernier si l'on ne sait même pas tout ce qui peut sortir d'ici là de l'acide formique ? » La première question semble ridicule à celui qui s'intéresse aux propriétés de l'acide formique et pourrait même éventuellement consacrer sa vie à faire des recherches sur elles, la seconde à celui qui croit au Jugement Dernier, autrement dit croit savoir quelque chose de ce à quoi il pourrait ressembler. Les deux ont tort aux yeux d'Ulrich et de Musil, mais le deuxième plus profondément que le premier. Car il est moins dangereux d'avoir des idées définitives sur l'importance ultime d'une question minime qui est traitée avec sérieux et méthode que d'en avoir sur une question ultime dont on ne sait à peu près rien et surtout pas de quelle façon les choses que nous finirons par savoir pourront nous amener un jour à la considérer. « Ce n'est pas un sceptique qui parle ici, écrit Musil, mais bien quelqu'un qui considère le problème comme difficile et a l'impression qu'on y travaille sans méthode »." (Robert Musil. L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, L'éclat, 2004, pp. 268-72)
Beaucoup de choses ici… Je commence par les deux points de détail que j'ai soulignés.
« L'essayisme généralisé » est une notion capitale chez Musil, et il importe de ne pas la confondre avec le « tout est permis » contemporain, même si ces deux éthiques ne sont pas sans rapports. Dans l'essai selon Musil il faut toujours entendre à la fois une expérience au sens scientifique, méthodique du terme, et un engagement personnel fort. Si l'on veut, à partir d'un nietzschéisme poussant à la mise en question des valeurs couramment admises, commun à Musil et au lecteur de Tecknikart (pour faire vite), on peut partir dans une recherche rigoureuse et exigeante (qui chez notre auteur prit la forme d'une vie monacale passée à rédiger un roman sans fin), ou s'amuser en se disant que rien n'a de conséquences. Bref : il est possible de critiquer cette notion d'essayisme, c'est une chose, mais il faut d'abord voir ce qu'elle implique ici.
« Envers l'objectivité et le rationalisme, contre lesquels la religion a toujours prétendu en principe s'élever » : la réserve à émettre est évidente - si la religion a lutté contre le rationalisme c'est contre un certain rationalisme façon XVIIIe, ce n'est pas contre tout rationalisme, et encore moins contre toute objectivité. Il y a ici très manifestement une vision étriquée de la religion.
Cette précision nous amène à un point de vue plus général sur ce texte. S'il est difficile et pourrait être fastidieux d'en faire une critique point par point, c'est notamment en raison de son statut : on peut reconnaître à Jacques Bouveresse la volonté de sortir de son cadre intellectuel habituel pour analyser les tentatives de pensée de Musil, il reste que son propre point de vue sur la religion, tel qu'il a pu l'exprimer dans des livres récents, n'est pas d'une grande richesse. Musil lui-même est déjà plus stimulant sur la question, mais on voit bien qu'il a tendance, en tout cas sur ces extraits et au moins à titre ponctuel, à assimiler religion et vulgate du christianisme, ce qui est un peu court. Notons cependant que l'on ne peut non plus balayer d'un revers de la main les images telles que l'enfer, le jugement dernier et les reléguer au rang de simples métaphores, comme ont pu le faire certains plaidoyers pro et contra à partir du XIXe siècle surtout : ainsi que le rappelait Orwell en visant notamment, à tort ou à raison, Chesterton, lorsque l'on menaçait les enfants d'aller en enfer, ce n'était pas du tout présenté comme une façon de parler mais comme une réalité. Ne discutons pas cette question pour elle-même, mais marquons que l'on ne peut se contenter de dire des exemples cités par Musil qu'ils ne résument pas à eux seuls la nature du savoir religieux : ils en font partie, et une théorie de ce savoir doit pouvoir les prendre en compte.
En réalité, allons maintenant au coeur de la question, ce qui pose ici problème, c'est que Musil sépare trop science et religion. Les formules employées peuvent à cet égard prêter à confusion, mais le présupposé d'ensemble est clair : à chaque âge la religion a été dépendante de la science, qu'elle le reconnaisse ou non. Et comme, finalement, la science a, par son évolution propre, détruit les fondements de la religion « à l'ancienne », tout est à refaire. On peut ici, comme certains catholiques, P. Chaunu par exemple, estimer qu'au contraire la science contemporaine vient à sa façon prouver certains des dogmes, rapprocher Big Bang et création du monde et du temps : ce n'est pas sans intérêt, mais le problème bien sûr, cela fait plus de deux siècles que cela dure, est que la controverse peut redémarrer à chaque nouvelle découverte ou apparence de découverte : un jour la science prouve la Bible (ou la Torah, ou le Coran), un jour elle l'infirme, et ainsi de suite. De plus, le danger de tels arguments est de mettre le savoir religieux à la remorque du savoir scientifique, si ce n'est en théorie du moins en pratique.
Une autre optique, plus féconde, est de remettre en cause la dichotomie acceptée par Musil entre science et religion et de la considérer comme anachronique : ce n'est pas que la science a toujours influencé une religion qui ne le reconnaîtrait que contrainte et forcée, c'est que le savoir religieux est de nature scientifique, inclut la science, ou que la science est un des degrés et un des aspects du savoir religieux. Jean Borella l'explique très bien. C'est d'ailleurs ce point de vue qui permet de réintroduire de façon intéressante la question des symboles tels que l'Enfer ou le Jugement Dernier, de montrer qu'ils ne sont pas, ou pas seulement, des contes pour faire peur aux petits et grands, mais des éléments d'un système de savoir.
(Le raisonnement est le même à de nombreux niveaux, je lui donnerai un petit nom et l'incluerai dans ma terminologie à l'occasion : si l'on ne compare que la science contemporaine à la science antique ; si l'on ne compare, pour reprendre le thème traité par J. Borella dans le texte auquel je viens de vous renvoyer, que l'invention de la perspective par rapport à la figuration « plate » de l'art pictural médiéval ; si enfin, à plus petite échelle, on ne compare que la vie sexuelle des adolescents français dans les années 68 par rapport aux années 50, alors dans tous ces cas on aura des arguments pour parler d'un progrès, et vénérer Pasteur, Piero della Francesca, préférer Françoise Lebrun à Viviane Romance. Mais ce ne sont là que comparaisons partielles et pas nécessairement légitimes. Pour le dire vite et sur un seul de nos exemples : ce n'est pas parce que les gens sont immunisés contre certaines maladies graves que l'ensemble de la population vit mieux.)
Ces remarques et objections faites, qui nécessiteront bien sûr des développements ultérieurs (lisez Borella en attendant…), si j'ai pris la peine de retranscrire tout ce texte, c'est que j'y trouve un intérêt, et le fait est que le diagnostic de Musil sur le présent, et sur notre éventuel futur, me paraît plus clairvoyant que ce qu'il écrit sur le passé. Car une fois le partage effectué entre science et religion au niveau des mentalités collectives, il est bien difficile de revenir en arrière : oui, peut-être, tout est à refaire, et c'est là que Musil, qui à tort ou à raison n'a rien d'un nostalgique, peut être utile. Certes, il est possible de lui rétorquer qu'il est devenu bien malaisé, du fait même de ce partage, de travailler avec « sérieux et méthode », ainsi qu'il le demande, mais ce n'est là qu'une illustration supplémentaire de la difficulté du problème.
Ce que je souhaiterais donc que l'on retienne de tout cela, ce sont un état d'esprit : « Le désert n'est pas une objection ; il a toujours été le berceau des visions célestes ». - Qu'il n'y ait pas de Dieu collectif, mais seulement quelques hommes seuls avec Dieu ne veut pas dire que tout soit fini ; un état d'esprit, et une hypothèse de travail, une hypothèse pour guider le travail : Dieu « est l'aventure unique et suffisante. Avec Dieu le monde parfaitement ordonné est également pensable ». Nous ne pouvons le chercher que « démocratiquement », « expérimentalement », c'est-à-dire seuls, mais éventuellement en équipe : il est impossible de faire autrement, puisque Dieu n'est plus une donnée collective.
(Il faudrait ici, notamment via l'exemple du nazisme, faire un parallèle avec l'analyse des totalitarismes (ou de « la première croyance, religieuse ou profane [l'écologie !], qui se présente ») par Dumont comme réinjections artificielles, désespérées et dangereuses, de holisme dans un univers individualiste.)
Et ce qui relève de nos sentiments, et de nos frustrations actuelles (« la dévalorisation de l'amour par la statistique, la physiologie, etc., celle de la volonté d'art et de vie, la mécanisation, la collectivisation... ») ne pourra retrouver un sens qu'après. Pas de bol pour nous ! Mais, ainsi que je l'avais noté en marge de ce passage lors de ma première lecture, Dieu n'a tout de même pas à être sentimental…
« Qu'il n'y ait pas de Dieu collectif », viens-je d'écrire : sans même aller fureter du côté de l'Afrique ou de l'extrême-Orient, il y a tout de même la question de l'Islam. En ce point je ne trouve pas illégitime de refiler le bébé, ou de transmettre le relais, à M. Limbes et L. James, nettement plus compétents que votre serviteur. Il ne me semble bien sûr pas absurde de voir des points de rencontre entre ce que j'ai pu lire chez eux sur l'Islam en général et ses problèmes actuels, d'une part, ce à quoi nous arrivons en suivant avec Musil un chemin très « occidentalo-centriste », d'autre part. Mais, en faisant même abstraction de toute question de résistance physique du lecteur…, je m'estimerais bien présomptueux d'aller plus loin dans ces directions dès aujourd'hui.
Vivez aussi bien que possible !
Voici ce texte, c'est une tartine, j'espère que vous la trouverez bonne. Je le livre tel quel, les coupures dans les citations de Musil sont de J. Bouveresse, je me contente de quelques rares incises [entre crochets et en italiques] et de souligner deux phrases ou expressions sur lesquelles je reviendrai immédiatement dans mon commentaire. Ulrich est, je le rappelle, « l'homme sans qualités » du roman éponyme, le double de Musil.
"La formule utilisée pour décrire la relation d'Ulrich à la croyance est la même que celle dont Musil s'était déjà servi pour la morale : « Il était sans doute un homme croyant, mais qui ne croyait à rien. » Son idée d'une foi selon le savoir implique même, en fait, davantage que le refus d'une diminution ou un rétrécissement du savoir : « La croyance avait toujours été liée à la science, dès les premiers jours de sa magique naissance, même s'il s'agissait d'une science imaginée. Cette antique part de la science est pourrie depuis longtemps, elle a entraîné la croyance dans la même décomposition : il s'agit aujourd'hui de rétablir leur alliance. Non pas, bien entendu, en amenant simplement la croyance “à la hauteur de la science” ; mais en faisant en sorte que la croyance prenne son vol de cette hauteur. Il faut réexercer l'art de s'élever au-dessus de la science. Comme aucun individu n'en est capable à lui seul, il faudrait que tous orientent leur esprit, où qu'il soit placé d'ordinaire, dans ce sens. (…) Par le mot croyance (…), il n'entendait pas tant cette volonté étiolée de sens que nous connaissons, cette ignorance crédule, que bien plutôt un pressentiment chargé de science, quelque chose qui n'est ni la science ni l'imagination, mais pas davantage la croyance, quelque chose d'“autre” qui se dérobe précisément à ces concepts. » L'erreur commise a consisté dans « la transformation du pressentiment que l'on vit en une croyance que l'on ne vit pas ». La vie d'une humanité engagée dans la recherche de la croyance, au sens indiqué plus haut, et acceptant d'orienter tous ses efforts dans cette direction pour une période qui pourrait durer aussi bien dix que cent ans ou mille ans est précisément ce qu'Ulrich appelle « la vraie vie expérimentale ». L'impression de Musil est qu'« il n'y a aujourd'hui que des convictions acquises de façon malhonnête ». Et la malhonnêteté première consiste précisément dans la tendance de l'humanité actuelle à afficher des convictions qui sont en contradiction patente avec ce qu'elle sait et croit réellement. Elle sait trop de choses pour pouvoir croire, mais elle commence peut-être à peine à savoir ce qu'il faudrait savoir pour réussir à croire à nouveau. Ulrich ne considère pas du tout, pour sa part, que la traversée du désert qu'est en train de nous imposer l'aventure scientifique soit nécessairement à l'opposé de la démarche religieuse : « Le désert n'est pas une objection ; il a toujours été le berceau des visions célestes ; de plus, comment prévoir des espérances encore irréalisés ! »
Il n'est pas exclu, pour l'homme sans qualités, que la dévalorisation de l'amour par la statistique, la physiologie, etc., celle de la volonté d'art et de vie, la mécanisation, la collectivisation, qui ne parvient pas à remplacer le sentiment individuel par un sentiment communautaire, etc., « toutes ces choses prennent un sens, si Dieu veut être découvert realiter. Dans ce cas il est l'aventure unique et suffisante. Avec Dieu le monde parfaitement ordonné est également pensable ». Musil écrit dans une note que « Dieu ne peut être découvert que par le chemin démocratique », qui n'est pas autre chose que ce qu'il appelle également le chemin expérimental. Nous devons croire en Dieu ou en une période d'intérim dans laquelle nous sommes engagés et au terme de laquelle nous le retrouverons peut-être, mais pour Ulrich, homme religieux qui ne croit pas au Dieu des religions, c'est au fond la même chose : « Pour dire les choses de façon approximative : j'aime Dieu pour la même raison qui t'a fait commettre un crime : simplement pour faire éclater le cercle ou parce que nous ne pouvons pas vivre ainsi (périodes d'intérim ou Dieu : on doit croire une des deux choses) / Mais crois-tu donc en Dieu ? / Tu me demandes toujours si je crois ! Je me refuse à croire ! ».
Musil a écrit au pasteur Robert Lejeune, dans une lettre du 24. XII. 1941 : « Je prends régulièrement des notes en vue d'une chose que j'aimerais appeler une “théologie laïque”, si j'en venais à bout » [pour la petite histoire, “Théologie” est le titre de travail des Deux étendards, sur lesquelles Lucien va bientôt (1941) se remettre à bosser]. Il avait dit auparavant de L'homme sans qualités que « ce livre est religieux sous les présupposés de l'incroyant ». Dans les dernières années, il se pose la question de savoir si les bouleversements auxquels on assiste ne pourraient pas signifier malgré tout le dernier soubresaut de l'ancienne religiosité et le commencement de la nouvelle : « Est-ce que les turbulences qui se sont produites dans le monde ne constituent pas tout de même en fin de de compte le dernier effondrement de l'ancienne religiosité et le commencement d'une nouvelle ? Qui, assurément, avec la recherche, etc. se détruit un fondement très profond. C'est tout au moins ainsi que l'on pourrait procéder d'un point de vue apologético-ironique ». Le paradoxe de la religiosité nouvelle est évidemment qu'elle ne pourrait se constituer qu'en travaillant directement contre elle-même et en commençant par renoncer à tout ce qui autrefois aurait pu lui servir de fondement. Il est donc difficile de dire à quoi elle pourrait ressembler exactement et Musil ne cherche pas à la faire passer pour quelque chose de plus qu'une possibilité qui s'éveille peut-être et que l'on ne peut dans le meilleur des cas que pressentir On comprend cependant que, si la nouvelle religiosité doit être quelque chose comme l'essayisme généralisé à tous les secteurs de la vie, il puisse qualifier de religieuse l'attitude d'irrespect que l'on doit adopter aujourd'hui à l'égard de toutes les créations humaines qui, à commencer par les morales, croient pouvoir représenter autre chose que de simples essais dans une évolution en cours : « “Nouvelle ironie” Les formes de société, les morales, etc., sont des totalités dans lesquelles les individus apparaissent déterminés. Mais du point de vue de l'histoire mondiale ce sont des “formes” que façonne l'essai de la vie, comme il a formé les sauriens, etc., qui s'éliminent les unes les autres comme des expériences qui ont échoué. Si l'on considère la vie de cette façon, on arrive à l'irrespect absolu (religieux) » [nabien ? ]. Pour Musil, qui croit qu'« aucune vertu, aucun vice ne sont définitifs », on doit admettre qu'« identifier Dieu à une morale est véritablement un blasphème énorme ». C'est même, pourrait-on dire, le blasphème par excellence. Réfléchissant sur la caractérisation (en partie justifiée, selon lui) que certains proposent du nazisme comme mouvement religieux ou secte, il observe que ce qui se dissout dans la phase que le monde est en train de vivre est la « croyance irréligieuse ». L'irréligiosité s'exprime précisément dans le fait de disposer d'une douzaine de concepts à l'aide desquels les membres inscrits de la secte prétendent tout expliquer : « L'explication complète comme mauvais signe ». On pourrait considérer cette dernière, précisément, comme constituant le signe de l'irréligiosité par excellence, reconnaissable non seulement dans les mouvements politiques, mais également dans les mouvements intellectuels de type dictatorial (Kraus, Klages, Jung, Adler, la « conception matérialiste de l'histoire », etc.). La fonction qu'ils remplissent est celle de la croyance religieuse dans la version irréligieuse de celle-ci. L'attitude religieuse s'exprime d'abord dans le respect de ce qu'on ne sait pas ou pas encore et la volonté de le traiter avec sérieux et en prenant le temps nécessaire pour cela, autrement dit sans se précipiter aveuglément vers la première croyance, religieuse ou profane, qui se présente.
Si l'on veut débarrasser la croyance de ce qui, en elle, dépasse le pressentiment pour tenter de se rapprocher du savoir ou de rivaliser avec lui dans sa sphère, il faudrait sans doute la vider de toute espèce de contenu déterminé. Mais c'est bien, semble-t-il, ce que propose Musil. De toute manière, la foi n'est jamais vraiment l'au-delà du savoir qu'elle voudrait être, ses contenus sont presque toujours impurs et elle emprunte, de façon générale, beaucoup plus qu'elle ne l'imagine et qu'il ne le faudrait au domaine du savoir. Qu'on le veuille ou non, la croyance religieuse a eu, elle aussi, des faiblesses significatives et compromettantes envers l'objectivité et le rationalisme, contre lesquels elle a toujours prétendu en principe s'élever :
« Si la foi consiste uniquement en ceci que de “mystérieux” faits doivent être tenus pour vrais, elle est rationaliste avec un préfixe négatif. L'expression la plus nette de cela : Credo quia absurdum est.
Même le Christ a fait une concession désespérée au rationalisme humain : “Si vous ne croyez pas en moi, alors croyez tout de même à mes oeuvres.”»
La foi se croit naturellement définitive et hors du temps ; mais l'état de nos croyances a sans doute toujours reflété d'une manière quelconque celui de notre savoir réel ou espéré ; et il n'y a aucune raison de penser qu'il le fait aujourd'hui moins qu'hier. Ce ne sont pas seulement, comme le constate Ulrich, nos représentations du ciel et de l'enfer, qui sont liées à la science et à l'ignorance de l'époque, mais également notre idée de Dieu elle-même. Si nous réfléchissons à cela, nous devrions peut-être conclure que nous ne savons pour ainsi dire rien de ce que pourra nous dire un jour la croyance sur les choses auxquelles elle fait référence. C'est ce qu'on pourrait appeler, en langage musilien, le problème de l'acide formique : « Que pourra-t-on bien faire, en effet, au jour du Jugement Dernier, quand seront pesés les effets de trois traités sur l'acide formique, ou même de trente, s'il le fallait ? D'autre part, que peut-on savoir du Jugement Dernier si l'on ne sait même pas tout ce qui peut sortir d'ici là de l'acide formique ? » La première question semble ridicule à celui qui s'intéresse aux propriétés de l'acide formique et pourrait même éventuellement consacrer sa vie à faire des recherches sur elles, la seconde à celui qui croit au Jugement Dernier, autrement dit croit savoir quelque chose de ce à quoi il pourrait ressembler. Les deux ont tort aux yeux d'Ulrich et de Musil, mais le deuxième plus profondément que le premier. Car il est moins dangereux d'avoir des idées définitives sur l'importance ultime d'une question minime qui est traitée avec sérieux et méthode que d'en avoir sur une question ultime dont on ne sait à peu près rien et surtout pas de quelle façon les choses que nous finirons par savoir pourront nous amener un jour à la considérer. « Ce n'est pas un sceptique qui parle ici, écrit Musil, mais bien quelqu'un qui considère le problème comme difficile et a l'impression qu'on y travaille sans méthode »." (Robert Musil. L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire, L'éclat, 2004, pp. 268-72)
Beaucoup de choses ici… Je commence par les deux points de détail que j'ai soulignés.
« L'essayisme généralisé » est une notion capitale chez Musil, et il importe de ne pas la confondre avec le « tout est permis » contemporain, même si ces deux éthiques ne sont pas sans rapports. Dans l'essai selon Musil il faut toujours entendre à la fois une expérience au sens scientifique, méthodique du terme, et un engagement personnel fort. Si l'on veut, à partir d'un nietzschéisme poussant à la mise en question des valeurs couramment admises, commun à Musil et au lecteur de Tecknikart (pour faire vite), on peut partir dans une recherche rigoureuse et exigeante (qui chez notre auteur prit la forme d'une vie monacale passée à rédiger un roman sans fin), ou s'amuser en se disant que rien n'a de conséquences. Bref : il est possible de critiquer cette notion d'essayisme, c'est une chose, mais il faut d'abord voir ce qu'elle implique ici.
« Envers l'objectivité et le rationalisme, contre lesquels la religion a toujours prétendu en principe s'élever » : la réserve à émettre est évidente - si la religion a lutté contre le rationalisme c'est contre un certain rationalisme façon XVIIIe, ce n'est pas contre tout rationalisme, et encore moins contre toute objectivité. Il y a ici très manifestement une vision étriquée de la religion.
Cette précision nous amène à un point de vue plus général sur ce texte. S'il est difficile et pourrait être fastidieux d'en faire une critique point par point, c'est notamment en raison de son statut : on peut reconnaître à Jacques Bouveresse la volonté de sortir de son cadre intellectuel habituel pour analyser les tentatives de pensée de Musil, il reste que son propre point de vue sur la religion, tel qu'il a pu l'exprimer dans des livres récents, n'est pas d'une grande richesse. Musil lui-même est déjà plus stimulant sur la question, mais on voit bien qu'il a tendance, en tout cas sur ces extraits et au moins à titre ponctuel, à assimiler religion et vulgate du christianisme, ce qui est un peu court. Notons cependant que l'on ne peut non plus balayer d'un revers de la main les images telles que l'enfer, le jugement dernier et les reléguer au rang de simples métaphores, comme ont pu le faire certains plaidoyers pro et contra à partir du XIXe siècle surtout : ainsi que le rappelait Orwell en visant notamment, à tort ou à raison, Chesterton, lorsque l'on menaçait les enfants d'aller en enfer, ce n'était pas du tout présenté comme une façon de parler mais comme une réalité. Ne discutons pas cette question pour elle-même, mais marquons que l'on ne peut se contenter de dire des exemples cités par Musil qu'ils ne résument pas à eux seuls la nature du savoir religieux : ils en font partie, et une théorie de ce savoir doit pouvoir les prendre en compte.
En réalité, allons maintenant au coeur de la question, ce qui pose ici problème, c'est que Musil sépare trop science et religion. Les formules employées peuvent à cet égard prêter à confusion, mais le présupposé d'ensemble est clair : à chaque âge la religion a été dépendante de la science, qu'elle le reconnaisse ou non. Et comme, finalement, la science a, par son évolution propre, détruit les fondements de la religion « à l'ancienne », tout est à refaire. On peut ici, comme certains catholiques, P. Chaunu par exemple, estimer qu'au contraire la science contemporaine vient à sa façon prouver certains des dogmes, rapprocher Big Bang et création du monde et du temps : ce n'est pas sans intérêt, mais le problème bien sûr, cela fait plus de deux siècles que cela dure, est que la controverse peut redémarrer à chaque nouvelle découverte ou apparence de découverte : un jour la science prouve la Bible (ou la Torah, ou le Coran), un jour elle l'infirme, et ainsi de suite. De plus, le danger de tels arguments est de mettre le savoir religieux à la remorque du savoir scientifique, si ce n'est en théorie du moins en pratique.
Une autre optique, plus féconde, est de remettre en cause la dichotomie acceptée par Musil entre science et religion et de la considérer comme anachronique : ce n'est pas que la science a toujours influencé une religion qui ne le reconnaîtrait que contrainte et forcée, c'est que le savoir religieux est de nature scientifique, inclut la science, ou que la science est un des degrés et un des aspects du savoir religieux. Jean Borella l'explique très bien. C'est d'ailleurs ce point de vue qui permet de réintroduire de façon intéressante la question des symboles tels que l'Enfer ou le Jugement Dernier, de montrer qu'ils ne sont pas, ou pas seulement, des contes pour faire peur aux petits et grands, mais des éléments d'un système de savoir.
(Le raisonnement est le même à de nombreux niveaux, je lui donnerai un petit nom et l'incluerai dans ma terminologie à l'occasion : si l'on ne compare que la science contemporaine à la science antique ; si l'on ne compare, pour reprendre le thème traité par J. Borella dans le texte auquel je viens de vous renvoyer, que l'invention de la perspective par rapport à la figuration « plate » de l'art pictural médiéval ; si enfin, à plus petite échelle, on ne compare que la vie sexuelle des adolescents français dans les années 68 par rapport aux années 50, alors dans tous ces cas on aura des arguments pour parler d'un progrès, et vénérer Pasteur, Piero della Francesca, préférer Françoise Lebrun à Viviane Romance. Mais ce ne sont là que comparaisons partielles et pas nécessairement légitimes. Pour le dire vite et sur un seul de nos exemples : ce n'est pas parce que les gens sont immunisés contre certaines maladies graves que l'ensemble de la population vit mieux.)
Ces remarques et objections faites, qui nécessiteront bien sûr des développements ultérieurs (lisez Borella en attendant…), si j'ai pris la peine de retranscrire tout ce texte, c'est que j'y trouve un intérêt, et le fait est que le diagnostic de Musil sur le présent, et sur notre éventuel futur, me paraît plus clairvoyant que ce qu'il écrit sur le passé. Car une fois le partage effectué entre science et religion au niveau des mentalités collectives, il est bien difficile de revenir en arrière : oui, peut-être, tout est à refaire, et c'est là que Musil, qui à tort ou à raison n'a rien d'un nostalgique, peut être utile. Certes, il est possible de lui rétorquer qu'il est devenu bien malaisé, du fait même de ce partage, de travailler avec « sérieux et méthode », ainsi qu'il le demande, mais ce n'est là qu'une illustration supplémentaire de la difficulté du problème.
Ce que je souhaiterais donc que l'on retienne de tout cela, ce sont un état d'esprit : « Le désert n'est pas une objection ; il a toujours été le berceau des visions célestes ». - Qu'il n'y ait pas de Dieu collectif, mais seulement quelques hommes seuls avec Dieu ne veut pas dire que tout soit fini ; un état d'esprit, et une hypothèse de travail, une hypothèse pour guider le travail : Dieu « est l'aventure unique et suffisante. Avec Dieu le monde parfaitement ordonné est également pensable ». Nous ne pouvons le chercher que « démocratiquement », « expérimentalement », c'est-à-dire seuls, mais éventuellement en équipe : il est impossible de faire autrement, puisque Dieu n'est plus une donnée collective.
(Il faudrait ici, notamment via l'exemple du nazisme, faire un parallèle avec l'analyse des totalitarismes (ou de « la première croyance, religieuse ou profane [l'écologie !], qui se présente ») par Dumont comme réinjections artificielles, désespérées et dangereuses, de holisme dans un univers individualiste.)
Et ce qui relève de nos sentiments, et de nos frustrations actuelles (« la dévalorisation de l'amour par la statistique, la physiologie, etc., celle de la volonté d'art et de vie, la mécanisation, la collectivisation... ») ne pourra retrouver un sens qu'après. Pas de bol pour nous ! Mais, ainsi que je l'avais noté en marge de ce passage lors de ma première lecture, Dieu n'a tout de même pas à être sentimental…
« Qu'il n'y ait pas de Dieu collectif », viens-je d'écrire : sans même aller fureter du côté de l'Afrique ou de l'extrême-Orient, il y a tout de même la question de l'Islam. En ce point je ne trouve pas illégitime de refiler le bébé, ou de transmettre le relais, à M. Limbes et L. James, nettement plus compétents que votre serviteur. Il ne me semble bien sûr pas absurde de voir des points de rencontre entre ce que j'ai pu lire chez eux sur l'Islam en général et ses problèmes actuels, d'une part, ce à quoi nous arrivons en suivant avec Musil un chemin très « occidentalo-centriste », d'autre part. Mais, en faisant même abstraction de toute question de résistance physique du lecteur…, je m'estimerais bien présomptueux d'aller plus loin dans ces directions dès aujourd'hui.
Vivez aussi bien que possible !
Libellés : Borella, Bouveresse, Chaunu, Chesterton, Dumont, Jung, Klages, Kraus, Laurent James, Limbes, Mai 68, Musil, Nabe, Nietzsche, Orwell, Rebatet, Tertullien
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