dimanche 4 avril 2010

"J'avais l'air d'un con, ma mère..." Histoire sans fin.

Ce qui suit est une façon de traiter le problème Ferrat-FN-Bonnet. Ainsi que vous allez le constater, j'ai vite été amené, pour clarifier ces débats (je rappelle la question d'origine : y a-t-il quelque chose de commun entre Jean Ferrat et le FN d'aujourd'hui ?), à m'embarquer dans des généralités bien éloignées, pour l'instant, de l'auteur de Ma France. Et en même temps, d'une certaine manière, tout est dit ici. Je ne sais donc pas encore si je mettrai les points sur les i (de la connerie de M. Bonnet) et reviendrai précisément sur l'oeuvre de Ferrat, ou si j'en resterai là. Bonne lecture !


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Vous connaissez j'imagine le slogan d'Alain Soral : « Gauche du travail, droite des valeurs ». Il est loisible d'en discuter la cohérence, et/ou de s'étriper sur certaines de ces « valeurs » ; ce qui en fait l'efficacité est simple et permet de distinguer ce qui est trop souvent mélangé : on peut être pro-ouvrier, pro-syndicats, voire révolutionnaire si l'on veut, sans être pour le mariage homo ou la consommation de porno par les ados et pré-ados ; réciproquement, on peut avoir un attachement pour des valeurs conjugales (la fidélité) et familiales (un certain respect de l'autorité parentale) sans être pris d'érection à la vue du bouclier fiscal ou du démantèlement des services publics.

Exprimé ainsi, cela semble d'une simplicité proche de la banalité la plus éculée, mais je ne crois pas que l'on puisse retirer à Alain Soral ce mérite d'avoir su remettre ce genre de « banalités » sur la table.

« Les extrêmes se rejoignent » : durant ma jeunesse gauchiste je ne supportais pas ce lieu commun que les « centristes » (et les « centristes » - ainsi d'ailleurs que les « fachos » -, cela faisait alors beaucoup de monde pour moi) me jetaient périodiquement à la gueule. Il est bien clair que comme tout lieu commun il a sa part de vérité - je l'ai d'ailleurs récemment retrouvé dans les convergences théoriques que Boutang retrace entre Maurras et Georges Sorel, voire Lénine (pp. 119-121 de l'édition Plon de Maurras. La destinée et l'oeuvre), autant dire qu'il ne date pas d'aujourd'hui.

Cette convergence des extrêmes peut se faire à différents niveaux. Dans l'exemple que je viens de citer, il y a une dominante de la pratique, via la thématique du « coup », dans laquelle on peut inclure l'idée du « Grand Soir » : retourner tout le système en une seule fois. Chez Lénine et Maurras, c'est par le biais d'une minorité active qui retourne à son profit et, en principe, à celui de tous, le système économique et politique centralisé ; chez Sorel (et Marx), il se trouve un moment où l'on atteint le seuil critique de la prolétarisation généralisée, les faibles assez nombreux et décidés deviennent forts et virent leurs patrons du paysage. (Lénine d'ailleurs fait une sorte de jonction entre les deux thèmes.)

La convergence des extrêmes que l'on peut trouver chez A. Soral, qui est aussi une façon de reprendre à son compte notre cliché et de le retourner, justement, est plus d'ordre théorique : retrouver ce qui, à gauche du PS et à droite de l'UMP (notamment), est commun, par-delà les apparences. L'insistance sur le mariage gay, dans ce contexte, n'est pas accidentelle ni de nature homophobe (même si elle peut flatter les mauvais penchants de certains) : elle vise à distinguer l'essentiel du secondaire. Cet essentiel me semble-t-il est la conscience que le rejet du capitalisme, ou à tout le moins la diminution de ses effets négatifs et destructeurs, ne peut se faire qu'en s'appuyant sur certaines valeurs morales. D'où la critique du trotskysme et des organisations trotskystes, qui ne sont pas avares de grands mots anti-capitalistes, mais d'une part prêchent une morale libertaire qui dans le contexte actuel rejoint certaines tendances capitalistes fortes, d'autre part - et, peut-être plus de mon point de vue que de celui d'Alain Soral, surtout - n'arrivent pas imaginer qu'il puisse y avoir au moins des questions à se poser sur les possibilités réelles de coexistence de ces divers mots d'ordre politiques [1].

Je pars ici d'Alain Soral parce qu'il dirige une organisation politique et du fait de son parcours, du PCF au FN et au-delà, comme dirait Buzz l'Éclair, qu'il incarne et revendique cette convergence des extrêmes, mais ce dernier paragraphe pourrait me semble-t-il s'appliquer sans grand problème à un Jean-Claude Michéa [2].

Laissons de côté pour aujourd'hui la problématique des rapports entre État et capitalisme, telle que je la rappelle notamment, et à propos d'A. Soral, ici, et concentrons-nous sur un point particulier, la difficulté théorique et pratique à retrouver des valeurs, ce qui signifie nécessairement des interdits, des prohibitions, sans pour autant cautionner des « archaïsmes » ou, en tout cas, des comportements assez bas. Pour le dire encore une fois sous la forme d'une évidence : ce n'est pas parce qu'il y a un courant de fond libertaire qui mêle à la fois capitalisme et moeurs « libres » dans un même rejet de toutes formes de frontières, que l'on peut sérieusement imaginer que l'on va trouver une réponse aux maux du capitalisme dans l'interdiction du mariage homosexuel.

Sans prétendre résoudre cette « difficulté théorique et pratique », on indiquera ici que si les valeurs impliquent des interdictions, si elles se formulent parfois sous la forme d'interdictions (sept commandements sur dix...), les valeurs sont d'abord des définitions : elles instituent. Même quand elles interdisent, elles font partie d'un système qui est avant tout positif en ce qu'il produit du sens (les commandements qui prennent la forme d'une prohibition composent, avec les trois commandements positifs, un ensemble - le Décalogue - lui-même inscrit dans un ensemble plus vaste - la théologie biblique).

Ce qui signifie que la force d'une civilisation, d'une certaine manière, ne se mesure pas tant au contenu propre de ses valeurs, même si l'on peut toujours avoir des préférences personnelles pour le paganisme grec plutôt que pour le Moyen Age chrétien, ou le contraire, qu'à sa capacité à équilibrer définitions et interdictions, ou à équilibrer aspects positifs et aspects négatifs des définitions de valeurs. Reprenons le thème de l'homosexualité, ainsi que les exemples de civilisation que nous venons d'évoquer. Un homosexuel, devant le choix hypothétique de vivre à Athènes au Ve siècle avant J.-C. ou en France au XIVe ou XVe siècle, optera sans doute pour la première solution (à moins qu'il n'aime les plaisirs de la clandestinité...). Mais il serait absurde d'en conclure pour cette seule raison que la civilisation athénienne est intrinsèquement supérieure à la civilisation européenne médiévale. Ce qui compte, du point de vue très général qui est le nôtre ici, n'est pas tant ce que les cultures « pensent des pédés », que la façon dont elles articulent les valeurs cardinales qui sont les leurs avec ce qui dans le réel ne peut y être inclus. Dans le cas de la civilisation médiévale (entre autres) : un certain rapport hiérarchique entre homme et femme, l'hétérosexualité comme loi naturelle - que faire alors de l'homosexualité, du fait qu'en dépit de cette loi naturelle elle existe ? La force et la richesse d'une civilisation se mesurent alors à sa capacité à intégrer ce qu'elle a du mal à reconnaître, à lui trouver une place - même cachée. Sous cet angle d'ailleurs il n'est pas sûr que sur la durée le Moyen Age chrétien ait été plus dur et/ou plus incohérent avec ses « sodomites » que la civilisation athénienne et ses tendances égalitaires, à l'égard des femmes (et des métèques) [3].

« Une place, même cachée » : il est bien évident qu'à force d'accepter ce qui ne va pas dans son sens, éventuellement en le dissimulant comme la poussière sous le tapis, une civilisation court le risque de dévaloriser ses propres valeurs - c'est le cas exemplaire de ce que l'on a fustigé comme « l'hypocrisie bourgeoise » : les discours et les comportements ne sont plus en adéquation dans la partie même de la population qui veut dicter ses valeurs aux autres. Mais, pour réelle qu'ait été et soit encore cette hypocrisie, avec toutes les péripéties romanesques tragiques ou comiques qu'elle permet aux artistes de tous genres [4], il faut tout de même prendre garde à ne pas jeter le bébé de la conscience des limites des valeurs par rapport au réel avec l'eau du bain du laxisme bourgeois envers soi-même.

Il faut du caché, il faut de l'implicite : rappeler cette évidence a quelque chose de dérisoire. Non tant parce que notre société trop souvent l'oublie, même si elle a du mal à vivre avec : pour continuer sur le même exemple, nombreux sont ceux, et parmi eux des pédés, qui vivent très bien avec l'idée que « les homosexuels sont des gens comme les autres » mais qu'il n'est pas nécessairement souhaitable que l'institution du mariage leur soit ouverte - alors même que des tendances sociologiques fortes poussent à ne pas admettre ce partage, à voir dans cette différence un énorme scandale. Mais ce qui est ici quelque peu « dérisoire », c'est de devoir réclamer du caché, de l'implicite, alors que celui-ci ne peut se mettre en place que discrètement, presque clandestinement, au fil du temps : notre position (c'est-à-dire, à la fois la thèse que nous, AMG, soutenons et ce qui semble être, à nous, Français de 2010, notre place dans l'histoire) n'est pas illogique en tant que telle, car nous savons bien (AMG et les autres Français de 2010) que cet implicite se mettra en place de lui-même, mais elle est quelque peu paradoxale, puisque, à part rappeler aux exhibitionnistes de tous poils, dans des textes comme celui-ci et dans une certaine discrétion globale de nos comportements dans la vie quotidienne, les vertus (cachées ?) de l'intimité, il n'y a pas grand-chose que nous puissions faire...


...Et sans doute pas conclure. Une remarque tout de même pour finir : je n'avais pas prévu, en commençant à rédiger ce texte, que j'allais autant m'appuyer sur la thématique de la sexualité, en l'occurrence de l'homosexualité. Et ce d'autant plus que je démarre en écrivant avec Soral que cette question est nettement moins importante que l'on ne veut bien le dire. Ici comme ailleurs, il ne faut pas confondre contradiction et paradoxe. L'époque est égalitaire, tant mieux et/ou tant pis. Et dès que l'on essaie de rapprocher cet égalitarisme des thématiques des rapports entre les sexes (un exemple récent, où j'interviens d'ailleurs, chez M. Cinéma), on tombe très vite dans de sacrés sacs de noeuds. Ce pourquoi il faut bien prendre en compte le fait que notre société mêle ces différents sujets, et expliquer pourquoi elle a au moins en partie tort de le faire. Ici, la question du mariage gay, pour A. Soral me semble-t-il comme pour moi-même (cela avait déjà été le cas à l'époque), a ceci d'intéressant qu'elle se trouve au centre de ces débats sur l'égalitarisme, la différence des sexes..., et permet, tout en clarifiant donc certaines idées, d'en rester, en général, à la surface juridique des choses. Car bien sûr, si l'on veut reprendre la démonstration qui a été la mienne en faisant intervenir les rapports hommes-femmes, on ne peut plus se cantonner à la question du Droit : il faut mettre les mains dans le cambouis (N'écoutez pas Mesdames !) des relations (hiérarchiques, eh oui) entre les sexes, et on n'en finit plus, et on n'avance pas d'un pas...

Peut-être faudra-t-il s'y attaquer un jour. Je veux dire : tout le monde s'y attaque chaque jour que Dieu fait, mais peut-être que le cas de Ferrat, à l'origine indirecte de ce texte, nous incitera à y revenir bientôt. A suivre, d'une manière ou d'une autre...


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[1]
J'exagère : il peut y avoir des débats, notamment quand surgissent des problématiques devant lesquelles la doxa trotskiste se trouve dépourvue. Dans La "gauche", les Noirs, les Arabes (La Fabrique, 2009), Laurent Lévy décrit ainsi les secousses internes de la LCR au moment de la loi « anti-foulard ». Il reste qu'à l'heure actuelle, dans l'ensemble, l'organisation d'Alain Krivine et Olivier Besancenot préfère éviter de se poser trop de questions sur la cohérence de ses positions proprement politiques et de ses positions dites « sociétales ».


[2]
Ceci sans remonter à Chesterton, que d'ailleurs J.-C. Michéa vient de rééditer... En revanche, il faut bien comprendre que le thème de la « moralisation du capitalisme » n'a rien à faire ici, et est même contradictoire avec nos préoccupations. On peut toujours mettre fin à certaines pratiques, et cela peut avoir des effets positifs indéniables, mais il ne s'agit pas pour nous d'essayer de moraliser quelque chose d'essentiellement amoral, dont on accepte par ailleurs l'existence comme un fait acquis : il s'agit au contraire de voir à quelles conditions l'on pourrait le remplacer par une structure moins sauvage.


[3]
Ce passage doit beaucoup à Louis Dumont, que ce soit pour la notion de hiérarchie ou pour celle de résidu, ce que chaque société ne parvient pas à accueillir au sein de son système de valeurs. J'explique en fin de texte pourquoi j'ai préféré ne pas entrer dans trop de détails sur le concept de hiérarchie. On peut se reporter à la postface de l'édition « Tel » (1979) de Homo hierarchicus (Gallimard, 1966) ainsi qu'aux Essais sur l'individualisme (Seuil, 1983), et, concernant le « résidu », au § 22 de Homo hierarchicus.


[4]
A mesure que le bourgeois s'efface, l'artiste aussi, et l'on sent mieux à quel point ils étaient liés. Le premier aime que l'on parle de lui, même pour s'en moquer, le second aime être regardé et se moquer du premier : ils étaient faits pour s'entendre. D'où l'aspect vaudeville d'une grande part de l'art du XIXe siècle et du premier XXe : Flaubert, Proust, Morand...

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