"L'immobilité ça dérange le siècle…"
Un des plaisirs - et une des limites - de l'écriture « bloguesque » est que l'on est parfois loin de savoir soi-même ce que l'on va écrire le lendemain : on croit que l'on va écrire quelque chose, et on part sur une autre piste, on tire sur un fil que l'on pensait sans intérêt majeur, on découvre de nouvelles idées, ou on en redécouvre d'anciennes… Ceci pour expliquer que le texte que vous allez lire a d'abord été un projet pour essayer de clarifier un peu rien moins que le concept de Dieu. Cette tache ardue en cours, je me suis dit que la citation de Pierre Boutang que je prenais pour point de départ pouvait nourrir le récent débat avec L. James et M. Limbes. Mais, en m'attelant à ce petit travail, j'ai « tilté » sur une phrase de Boutang, laquelle m'a permis de mieux comprendre je crois cette intéressante idéologie qu'est l'anarchisme. C'est donc sur elle que je vais me concentrer aujourd'hui, sachant bien que je n'oublie pas les autres questions en suspens, espérant même que ce détour ne sera pas à cet égard totalement inutile.
Peut-être vous souvenez du passage du Sartre de Boutang que je vous citai il y a trois mois environ : l"homme qui chante comme à la fois présent et absent au monde. Le texte qui suit, issu du même livre, aborde le même problème :
"Étrange comme les religieux, précisément parce qu'ils en sont séparés, témoignent d'une connaissance aiguë des rapports de société, non parce qu'ils en sont « distants » mais parce que le mode de vie qu'ils ont choisi les fonde. La communauté religieuse est la première manifestation de cette solitude qui fonde la communion parce qu'elle est relation de l'être en qui toutes les communions trouvent leur sens. Le mouvement issu de la Révolution française, en qui Joseph de Maistre voyait déjà l'inspiration démoniaque, consistait dans son aspect le plus profond à méconnaître la place dans l'économie de la société de la « sécession » apparente des contemplatifs. La solidarité des hommes devenait une réalité suffisante à soi, se nourrissant de soi-même, la pitié humanitaire n'avait nul besoin du détour de l'amour divin, et c'est dans la société elle-même conçue comme un vaste système de raison qu'elle trouvait sa justification. En fait, à mesure que le temps passa, et que les richesses de la solitude, et du rapport de l'homme à Dieu, furent consommées, le visage féroce et démoniaque de la déréliction apparut ; la solitude devint vraiment un abandon et un désespoir, et qu'est-ce que l'amour et le sentiment de la communauté entre des individus désespérés ? Sur ce point, Sartre a bien raison : il ne fait que tirer la dernière conséquence de l'athéisme de la Révolution française. Seulement, il ne se laisse pas prendre au piège de l'optimisme humanitaire ; il proclame la contingence radicale des communautés humaines. La nouvelle solidarité qui apparaît alors - elle est impossible à fonder - résulte de la communauté de déréliction, de l'identité du désespoir." (pp. 42-44)
Exprimons directement notre thèse du jour : l'anarchisme, finalement, n'est « que » la conscience de la nouvelle donne des rapports humains en période moderne. "La solitude devint vraiment un abandon et un désespoir, et qu'est-ce que l'amour et le sentiment de la communauté entre des individus désespérés ?", voilà le point de départ de l'anarchisme, et voilà pourquoi il reste une des pensées importantes de notre temps. « Ni Dieu, ni maître », cela veut dire aussi : à partir du moment où il n'y a pas de Dieu, il n'y a plus rien qui justifie les maîtres. Attention, l'interprétation basse - et pas totalement fausse - de ceci revient à assimiler religion et justification hypocrite du pouvoir des uns sur les autres - cela a existé, cela existe encore, certains aimeraient que cela existe encore plus, mais ce n'est qu'un aspect de la question : dans la société traditionnelle à l'occidentale, le puissant est enserré dans un réseau d'obligations qui trouve sa justification in fine dans l'existence de Dieu - à partir du moment où celui-ci n'existe plus, ce sont toutes les hiérarchies en place qui s'écroulent. L'anarchisme est ici bien plus cohérent que les idéologies bourgeoises qui essaient de sauver les apparences, de garder un bout utile de Dieu après l'avoir effacé de la globalité de l'existence (un passage du Maurras de Boutang montre bien comment la religion catholique, avec l'appui de la bourgeoisie, s'est concentrée au XIXe siècle sur ce qui pouvait lui rester, les femmes et les enfants, et comment cela a contribué à lui donner son image caricaturale, repoussoir toujours utile de nos jours...)
Plus cohérent et plus lucide : en modernité l'homme est peut-être roi, mais le roi est nu, et pas beau à voir.
C'est tout l'aspect noir de l'anarchisme - "Il n'y a plus rien, plus plus rien" - qu'il faut, contre certains anarchistes eux-mêmes séparer fortement de l'optimisme libertaire mâtiné d'utopie. L'anar cohérent peut essayer de voir ce qu'il est encore possible de faire avec les rapports humains dans un monde sans transcendance ni verticalité (ce pourquoi, s'il existe des gens que l'on peut effectivement caractériser comme « anars de droite », ils ne sont pas vraiment anars : ils sont anars pour eux-mêmes, de droite pour les autres), il sait que l'on ne peut rien bâtir, parce qu'il n'y a plus de fondations.
L'anar sait que la société moderne ouvre des possibilités nouvelles, notamment de rencontres, les barrières entre les classes, ou les ordres, s'effaçant petit à petit (non sans renaître sous d'autres formes, mais passons pour aujourd'hui), mais il sait aussi que ces rencontres, pour agréables et instructives qu'elles puissent parfois être, ne mènent pas très loin - on revient toujours à la crue et cruelle nudité de l'être humain : Amer savoir, celui qu'on tire du voyage dans la société, ce serait la morale à tirer de l'histoire.
Ajoutons enfin ceci : l'anarchisme se fout de l'égalité, l'anarchisme n'est pas égalitariste. Je ne suis pas un grand spécialiste du professeur Choron, mais certains des ses propos, tels que Nabe retranscrit dans son journal, vont tout à fait dans ce sens, et le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne sont pas « de gauche ». Tous dans la même galère, tous dans la même merde, voilà à la limite le seul égalitarisme anarchiste : il ne préjuge rien des qualités et défauts des individus, ne préconise rien pour remédier aux inégalités (ce qui ne signifie pas qu'il les approuve toutes). L'idée est plutôt : puisque le monde moderne nous laisse seuls face à nous-mêmes, il n'y a plus de place réelle pour la compromission et les faux-semblants, il faut voir l'homme tel qu'il est, et tant pis si ce n'est pas beau.
A partir de là… à partir de là, il peut y avoir plusieurs directions, de la misanthropie pure et simple à une certaine sagesse désabusée éventuellement teintée d'hédonisme (on reconnaît là deux aspects de l'oeuvre d'un Léo Malet, La vie est dégueulasse vs. Nestor Burma), voire le début d'une certaine confiance en l'homme, la recherche de nouvelles fondations… Mais l'on sort alors de l'anarchisme pur et dur - et de notre sujet (on connaît l'hypothèse de Maximilien Rubel d'un Marx anarchiste avant tout - avant tout peut-être, mais après ?).
Faisons alors un sort au « libertaire », j'entends par là celui qui est positif, qui veut abolir lois et frontières, etc. Il ne s'agit pas d'en dire du mal - même si j'en pense -, mais de marquer ce qui le sépare et le rapproche de l'anar tel que je viens d'essayer de le définir. Ce qui le rapproche, c'est un certain mépris pour les lois, et cela peut justifier bien des formules communes, mais il est important de comprendre que ce mépris n'a pas la même source. L'anarchisme voit - avec des sentiments plus ou moins mêlés, il n'est pas nécessairement nostalgique - le manque qu'il y a dans la loi moderne, ou bourgeoise, par rapport au système traditionnel, alors que le libertaire joyeux voit avant tout dans la loi, traditionnelle ou moderne, une source d'oppression, pour les autres et pour lui-même. Ce qui se perd entre l'anarchiste et le « libertaire » (je n'ai pas vraiment de meilleur terme, « libéral-libertaire » est tout de même trop actuel et restrictif), c'est la conscience d'un manque, de l'écroulement de quelque chose dans les rapports humains avec l'irruption de la modernité. Si vous voulez, l'anarchiste est issu de la modernité mais en tant que conscience de ce qui manque à celle-ci, le libertaire est un produit de la modernité et ne comprend pas qu'il y avait quelque chose d'autre avant - ou s'en fout complètement.
Et Sartre, dans tout cela ? Encore une fois, je parle du Sartre décrit par Boutang, avec peut-être quelque injustice vis-à-vis de l'intéressé - mais en considérant ce Sartre comme plausible. A lire Boutang donc, on voit bien le fonds « anar » de Sartre (sans doute peut-on relire La nausée sous cet angle), mais aussi que quelque chose (l'envie de pouvoir ?) l'a tout de même poussé à ne pas en rester là, et à faire profession de maître. D'où, semble-t-il, le caractère arbitraire de certaines de ses prises de position (pourquoi aller traîner du côté de Marx, finalement ?), et l'intolérance et l'intransigeance de ses polémiques, comme s'il voulait masquer par là la gratuité conceptuelle originelle de sa volonté de politique.
Quoi qu'il en soit de ces hypothèses relatives à l'individu Jean-Paul Sartre, revenons à notre anarchiste, et synthétisons notre propos : l'anarchiste, né de la modernité, conscience de la perte que celle-ci induit, est celui qui sait qu'Il n'y a plus rien et qui tire les conséquences de cette donnée politique, avant tout dans sa vie quotidienne, puisque c'est le seul domaine où il pense pouvoir encore faire quelque chose. D'où à la fois qu'il ne joue pas grand rôle politique, et qu'aucune pensée politique sérieuse, qui pense nécessairement qu'Il y a encore quelque chose, doive l'affronter, éventuellement l'intégrer, le « dépasser » ; d'où aussi qu'il ne peut être le fait que d'individus isolés, en minorité si l'on veut, mais qu'il soit néanmoins, en tant qu'idéologie, présent en permanence depuis l'apparition de la modernité.
D'une certaine façon, l'anarchiste est le « renonçant » du monde moderne : non au sens où il mènerait nécessairement une vie d'ascète, mais parce que, tel le renonçant indien chez Dumont ou le moine du Moyen Age, il incarne à l'extrême un aspect de la société à l'écart de laquelle il se tient. A cette importante différence près avec les modèles traditionnels de renonçants, que ceux-ci contribuent par ce qu'ils incarnent à faire fonctionner ces sociétés, alors que l'anarchiste est plus la personnification du fait que la nôtre ne sait plus comment fonctionner. Écrire qu'on a les renonçants que l'on mérite serait faire injure aux grands anarchistes - parmi lesquels, contrairement à ce qu'écrit Muray, qui ne prend pas assez en compte la distinction avec le libertaire, il faut indubitablement compter Céline -, mais le fait est que la symétrie avec le renonçant traditionnel s'arrête où s'arrête la symétrie entre modernité et tradition.
Ce qui repose la question de ce que peuvent faire les hommes seuls, croyants ou non (et d'ailleurs, il n'est pas logiquement impossible, même si de fait c'est plutôt rare, ou en tout cas rarement revendiqué, que l'anarchiste soit croyant), peuvent faire dans la société d'aujourd'hui pour la remettre dans le bon sens - et nous retrouvons Laurant James, l'Oumma, etc. Ce sera pour une prochaine fois si vous le voulez bien.
En attendant, revenons au fameux chef-d'oeuvre de Léo Ferré, Il n'y a plus rien, à l'aune des interprétations que je vous ai proposées aujourd'hui. Il me semble que Léo y hésite en permanence entre le versant noir et le versant utopiste de l'anarchie. On sait qu'il fut très marqué par 68 - dont je ne serais pas loin de penser que ce fut le principal mérite : lui avoir permis de renouveler sa manière et d'écrire ses plus belles chansons. Ce qui fait qu'il dit un peu tout et son contraire - mais qu'il le dit bien. "Nous aurons tout - dans dix mille ans", la dernière phrase marque clairement cette ambiguïté. Cet angle de vue en tout cas me semble éclairer certaines des obscurités de ce texte. Et même, si j'ose dire, ses clartés : "C'est vraiment con, les amants..."
Quand je vois un couple dans la rue, je change de trottoir...
Libellés : Boutang, Carpenter, Céline, Choron, Dumont, Ferré, Laurent James, Limbes, Mai 68, Maistre, Malet, marx, Muray, Nabe, Onfray, Romero, Rubel, Sartre, Yonnet
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