Mourir pour des pensées. La femme qui possédait tout en elle.
"Il croit à tort que ma “Weltanschauung” est triste ; seule mes perspectives historiques le sont." (S. Weil, 1934)
"C'est vous qui êtes tristes…" (A nos amours)
Dans la biographie de Simone Weil par Simone Pétrement, qui fut son amie proche (La vie de Simone Weil, Fayard, 1997), les chapitres consacrés à l'évolution intellectuelle de S. W. après son année d'usine (1934-35), soit pour les années 1936-37 : le Front populaire, les grandes grèves, la chute de Léon Blum -, sont particulièrement intéressants. Je vous en retranscris ici quelques passages. Je n'insisterai pas sur tout ce qu'ils peuvent avoir d'actuels.
Commençons par nous mettre à l'aise avec cette sentence de S. W. : "Le salariat n'est qu'une autre forme de l'esclavage." (1933-34 ; p. 316), continuons avec ces extraits d'une lettre qu'elle écrivit en 1937 à Emmanuel Mounier :
"Les classes doivent-elles « lutter » ou « collaborer » ? Il y a beaucoup d'artificiel dans cette opposition. Qui peut nier qu'il y ait collaboration des classes ? Dès qu'un ouvrier travaille, il collabore avec son patron ; pour ne pas collaborer, il faudrait qu'il fasse grève tout le temps. (…) Qui peut nier aussi qu'il y ait lutte des classes ? (…) L'idéal d'un chef d'entreprise, du point de vue de la comptabilité, c'est des ouvriers qui fournissent un travail très intensif et qui ne consomment pas. L'idéal d'un ouvrier, comme homme, c'est de fournir un effort qui n'épuise pas, et de loin, ses ressources vitales et de vivre dans le bien-être. Il y a opposition (…).
Il y a donc à la fois collaboration et lutte. C'est un fait, un fait qu'on ne peut contester à moins de vouloir mentir. (…)
Qui plus que les militants de la C.G.T. désire une collaboration pleine et entière entre les éléments d'une entreprise industrielle ? C'est même là, très exactement, leur idéal. (…) Ce qu'ils reprochent à ceux qui préconisent la collaboration, ce n'est pas de désirer la collaboration, c'est d'avoir trouvé un beau nom pour déguiser la duperie et l'esclavage. Pour eux, une collaboration pleine et véritable (…) est un objectif dont ne peut réaliser les conditions que par la lutte." (p. 411)
(Les coupures sont de Simone Pétrement.) Vous comprenez j'imagine ce qui me plaît dans un tel schéma de pensée.
Un petit détour maintenant par les questions d'éducation, histoire de rappeler que les exceptions qui contribuent à la perpétuation d'un système ne sont pas à la gloire du système (on trouve chez Castoriadis des idées analogues) :
"Simone pensait, comme Alain, que le problème n'est pas de donner des possibilités d'élévation seulement à ceux qui paraissent bien doués, mais de donner à tous un niveau convenable d'instruction. Elle préconisait une prolongation de la scolarité jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Élever seulement quelques-uns n'aboutissait qu'à écrémer en quelque sorte la classe ouvrière et la classe paysanne, à les appauvrir de leurs meilleurs éléments et à faire passer ceux-ci continuellement de l'autre côté de la barrière des classes. C'est en effet une étrange conception de l'égalité, celle qui consiste à regarder comme plus démocratique une société où la masse est ignorante, opprimée et malheureuse, mais où quelques-uns, tirés de la masse, peuvent devenir les maîtres des autres, qu'une société où l'on s'efforce avant tout d'élever le niveau général. L'égalité des possibles n'est pas l'égalité réelle, surtout quand les possibles ne se présentent qu'au début de la vie. Alain soutenait que l'enseignement doit être donné aussi bien et aussi longtemps qu'on le peut à tous les enfants ; qu'il faut s'efforcer d'élever même ceux qui ne paraissent pas particulièrement doués ; que l'enseignement est fait pour l'homme et non pas seulement pour assurer un bon recrutement des classes dirigeantes dans la société." (p. 448)
Et nous arrivons aux principaux textes, où sont mêlées citations de S. W. et paraphrases de Simone Pétrement. Les premières se trouvent entre ces « guillemets ». Toutes les coupures sans exception sont de la biographe. Je n'ai pas sous la main pour l'instant le volume (Écrits historiques et politiques, Gallimard, 1960) dont la plupart de ces textes, tous écrits en 1937, sont issus (sauf le dernier, tiré de Oppression et liberté, Gallimard, 1962), je vous en donne le titre pour que vous puissiez vérifier le cas échéant si ces coupures n'entament pas la pensée de Simone Weil. - A la vérité, elles la modifient nécessairement dans une certaine mesure, mais il m'a semblé qu'il n'était pas inadapté de vous faire partager non seulement ces idées mais la façon dont je les ai découvertes. Il sera toujours temps d'apporter d'éventuelles corrections à ce premier éclairage. Du reste, le livre de Simone Pétrement est d'assez bonne qualité pour que l'on puisse lui donner quelque crédit.
S. W. réfléchit aux causes de l'échec du ministère Blum, à l'incapacité de celui-ci à tirer profit des circonstances et de l'élan de la classe ouvrière pour imposer des réformes au moment où il y avait une fenêtre de tir pour les faire passer. De ces réflexions elle dégage des conclusions générales :
"« La matière propre de l'art politique, c'est la double perspective, toujours instable, des conditions réelles d'équilibre social et des mouvements d'imagination collective. » L'homme politique doit, pour agir sur les conditions réelles de l'équilibre social, se servir de l'imagination collective comme d'une force motrice, sans en partager les illusions. « Si des scrupules légitimes lui défendent de provoquer des mouvements d'opinion artificiellement et à coups de mensonges, comme on fait dans les États totalitaires et même dans les autres, aucun scrupule ne peut l'empêcher d'utiliser des mouvements d'opinion qu'il est impuissant à rectifier. Il ne peut les utiliser qu'en les transposant. (…) Il peut arriver que faute d'une toute petite réforme un grand mouvement d'opinion se brise et passe comme un rêve. »
Elle termine en méditant sur la social-démocratie, qui partout s'est montrée « parée des mêmes vertus, rongée des mêmes faiblesses ». « La doctrine est cependant souple, sujette à autant d'interprétations et de modifications qu'on voudra ; mais il n'est jamais bon d'avoir derrière soi une doctrine, surtout quand elle enferme le dogme du progrès, la confiance inébranlable dans l'histoire et dans les masses. Marx n'est pas un bon auteur pour former le jugement. Machiavel vaut infiniment mieux. »
Dans la variante de cet article, elle rappelle l'une des maximes de Machiavel : « C'est que celui qui s'empare du pouvoir doit prendre tout de suite toutes les mesures de rigueur qu'il estime nécessaires, et n'en plus prendre par la suite, ou en tout cas de moins en moins. (…) Quand un pouvoir nouvellement institué commence par assener à ses adversaires les coups qu'il veut leur donner, puis les laisse à peu près tranquilles, ils lui savent gré de tout le mal qu'ils n'en souffrent pas ; quand il commence par ménager les adversaires, ils s'irritent ensuite de la moindre menace. Le pire de tout est de les ménager tout en laissant peser sans cesse sur eux des menaces vagues et jamais réalisées… »
Cette variante se termine par des réflexions profondes et amères sur la force. « Le principe fondamental du pouvoir et de toute action politique, c'est qu'il ne faut jamais présenter l'apparence de la faiblesse. La force se fait non seulement craindre, mais en même temps toujours un peu aimer, même par ceux qu'elle fait violemment plier sous elle ; la faiblesse (…) inspire toujours un peu de mépris (…). Il n'y a pas de vérité plus amère (…). Sylla, après son abdication, a vécu en parfaite sécurité dans cette Rome où il avait fait couler tant de sang ; les Gracques ont péri lâchement abandonnés par cette multitude à qui ils avaient voué leur vie. (…) L'empire de la force façonne souverainement sentiments et pensées… » C'est par cette emprise sur les pensées que la force règne, plus que par la contrainte effective. « Cette force qui règne jusque dans les consciences est toujours en grande partie imaginaire… »" ("Méditations sur un cadavre" ; p. 432-33)
De même, "ce ne sont pas vraiment les difficultés financières ou économiques qui peuvent causer la chute d'un gouvernement. Bien des faits amènent à penser « qu'il n'y a pas d'effondrement économique, mais qu'il y a dans certains cas crise politique provoquée ou aggravée par une mauvaise situation économique, ce qui est bien différent ». La différence est en ceci que la crise économique produit la crise politiquement non directement ni nécessairement, mais par l'intermédiaire de l'imagination. Il faut comprendre l'effet apparent des crises économiques par analogie avec l'effet des défaites militaires. Celles-ci provoquent souvent la chute du régime dans le pays qui les a subies, et pourtant d'ordinaire elles ne rendent pas matériellement impossible à ce régime de subsister. Si elles le font tomber, c'est qu'elles amoindrissent ou effacent « ce prestige du pouvoir qui, beaucoup plus que la force proprement dite, maintient les peuples dans l'obéissance ». Un pouvoir qui sait maintenir son prestige, garder l'apparence de la force, une crise économique ou financière ne le fait pas tomber.
- incise de AMG : on évoquera de nombreux contre-exemples de gouvernements démocratiques tombés pour cause de crise. Certes (et encore, des analyses cas par cas pourraient surprendre), mais il faut alors se demander si le pouvoir qui reste prestigieux n'est pas celui d'un système, celui des partis officiels supposés et auto-proclamés plus compétents que les autres, ou, plus généralement, celui de la démocratie marchande (capitalo-parlementariste, comme dit Badiou).
- incise de AMG et des deux Simone : à propos de la notion du prestige, voici ce qu'elles écrivent : "Le prestige en un sens n'est pas vain. Il est lié à la nature du pouvoir, et le pouvoir est lié, dans une certaine mesure, à l'ordre. « La nécessité qu'il y ait un pouvoir est tangible, palpable, parce que l'ordre est indispensable à l'existence ; mais l'attribution du pouvoir est arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s'en faut ; or elle ne doit pas apparaître comme arbitraire, sans quoi il n'y a plus de pouvoir. Le prestige, c'est-à-dire l'illusion, est ainsi au coeur même du pouvoir. »" ("Ne recommençons pas la guerre de Troie" ; p. 418) Reprenons le fil du raisonnement :
Il n'en est pas moins vrai que la situation économique joue un rôle considérable. Mais pour agir efficacement sur l'économie, il faudrait avoir formé la notion de l'équilibre propre à l'économie. Or, si l'on a formé, grâce aux Grecs et Florentins de la Renaissance, la notion de l'équilibre dans certains arts, celle de l'équilibre propre à l'économie n'a pas encore été trouvée. Nous n'en avons qu'un équivalent à bon marché : l'idée de l'équilibre financier. On croit assez faire pour l'équilibre économique en cherchant l'équilibre financier, qui implique le paiement des dettes. Mais justement, dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. « Un intérêt à 4% quintuple un capital en un siècle ; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide (…) qu'avec un intérêt de 3% un capital est centuplé en deux siècles. » Il est donc « mathématiquement impossible que, dans une société fondée sur l'argent et le prêt à intérêt, la probité se maintienne pendant deux siècles », car cela ferait passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns. « Le paiement des dettes est nécessaires à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. » Dans l'histoire de toutes les sociétés, il a fallu à certains moments annuler les dettes." ("Quelques méditations sur l'économie (esquisse d'une apologie de la banqueroute)" ; pp. 433-34)
C'est que "[l]'organisation sociale offre le spectacle paradoxal d'un grand nombre d'hommes obéissant à quelques-un ou même à un seul, comme si, dans ce domaine, le gramme l'emportait sur le kilo. Les marxistes croient avoir trouvé dans l'économie la clef de cette énigme ; mais l'obéissance et le commandement sont des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. L'obéissance du grand nombre au petit nombre paraîtra toujours un phénomène inexplicable tant qu'on ne comprendra pas que le nombre, dans un monde social, n'est pas une force, du moins dans les circonstances ordinaires. « Le nombre, quoi que l'imagination nous porte à croire, est une faiblesse. (…) Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. (…) On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au-delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. »
Il y a pourtant des moments où il n'en est pas ainsi. « A certains moments de l'histoire un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. (…) Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936. » Mais ces moments ne durent pas. « La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s'estompe. » De nouveau les foules sont maintenues dans l'obéissance par « le sentiment d'une impuissance irrémédiable ».
Ce sentiment d'impuissance est naturel chez celui qui est accoutumé à obéir. « Il est impossible à l'esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d'une valeur intérieure, quand cette conscience ne s'appuie sur rien d'extérieur. Le Christ lui-même, quand il s'est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission (…). Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir… »
Ces réflexions sont déjà bien proches de celles qu'elle fera quelques années plus tard sur le malheur, et en même temps elles rappellent celles de l'année d'usine. Un profond pessimisme à l'égard de l'ordre social apparaît dans la fin de ce texte.
« La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre. » « L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit. On ne peut reprocher à ceux qu'il écrase de le saper autant qu'ils peuvent (…). On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l'organisent de le défendre (…). Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d'un manque de compréhension (…) ; elles tiennent à la nature des choses (…). Pour quiconque aime la liberté il n'est pas désirable qu'elles disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite de violence. »" ("Méditation sur l'obéissance et la liberté" ; pp. 434-45)
La référence au Christ et le ton pascalien de ces dernières lignes me paraissent indiquer certaines des directions que l'on peut prendre lorsqu'on en arrive à de tels constats, du dandysme désabusé, mais non sans tentations mystiques, que l'on trouvera chez l'admirateur - avec réserves - de S. W. qu'était Cioran, à un individualisme romantique et plus ou moins anarchisant ("tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre…"), en passant par celle que choisit S. W. : approfondir avec une lucidité de plus en plus exigeante son rapport à « tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine », essayer de communiquer aux autres ses pensées sur ces sujets, tout en continuant à se battre pour que les luttes sociales « restent en-deçà d'une certaine limite de violence ». S'échapper de « l'ordre social » autant que faire se peut, donner des armes aux autres pour qu'ils puissent s'en échapper de même, mais aussi s'efforcer de contribuer à ce que cet ordre, toujours « nécessaire », soit le moins « mauvais » possible.
- Le programme d'un Jacques Bouveresse qui aurait lu Wittgenstein, serais-je tenté d'écrire, la réciproque étant aussi vraie. On peut aussi évoquer un Maurras qui aurait lu Nabe, un Evola pacifiste et réformiste - mais ne compliquons pas les choses à coups de paradoxes et de parallèles plus ou moins fondés. La volonté est celle-ci, d'une lucidité qui ne craint pas la douleur, d'une lucidité sans a priori, sans exclusive de pensée comme de public, sans concession au cynisme. - A force de tenir tous les bouts de la chaîne on prend le risque, pour rependre un titre de Cioran, de l'écartèlement - voire de la crucifixion.
Simone Weil crucifiée par sa propre lucidité altruiste ?
"C'est vous qui êtes tristes…" (A nos amours)
Dans la biographie de Simone Weil par Simone Pétrement, qui fut son amie proche (La vie de Simone Weil, Fayard, 1997), les chapitres consacrés à l'évolution intellectuelle de S. W. après son année d'usine (1934-35), soit pour les années 1936-37 : le Front populaire, les grandes grèves, la chute de Léon Blum -, sont particulièrement intéressants. Je vous en retranscris ici quelques passages. Je n'insisterai pas sur tout ce qu'ils peuvent avoir d'actuels.
Commençons par nous mettre à l'aise avec cette sentence de S. W. : "Le salariat n'est qu'une autre forme de l'esclavage." (1933-34 ; p. 316), continuons avec ces extraits d'une lettre qu'elle écrivit en 1937 à Emmanuel Mounier :
"Les classes doivent-elles « lutter » ou « collaborer » ? Il y a beaucoup d'artificiel dans cette opposition. Qui peut nier qu'il y ait collaboration des classes ? Dès qu'un ouvrier travaille, il collabore avec son patron ; pour ne pas collaborer, il faudrait qu'il fasse grève tout le temps. (…) Qui peut nier aussi qu'il y ait lutte des classes ? (…) L'idéal d'un chef d'entreprise, du point de vue de la comptabilité, c'est des ouvriers qui fournissent un travail très intensif et qui ne consomment pas. L'idéal d'un ouvrier, comme homme, c'est de fournir un effort qui n'épuise pas, et de loin, ses ressources vitales et de vivre dans le bien-être. Il y a opposition (…).
Il y a donc à la fois collaboration et lutte. C'est un fait, un fait qu'on ne peut contester à moins de vouloir mentir. (…)
Qui plus que les militants de la C.G.T. désire une collaboration pleine et entière entre les éléments d'une entreprise industrielle ? C'est même là, très exactement, leur idéal. (…) Ce qu'ils reprochent à ceux qui préconisent la collaboration, ce n'est pas de désirer la collaboration, c'est d'avoir trouvé un beau nom pour déguiser la duperie et l'esclavage. Pour eux, une collaboration pleine et véritable (…) est un objectif dont ne peut réaliser les conditions que par la lutte." (p. 411)
(Les coupures sont de Simone Pétrement.) Vous comprenez j'imagine ce qui me plaît dans un tel schéma de pensée.
Un petit détour maintenant par les questions d'éducation, histoire de rappeler que les exceptions qui contribuent à la perpétuation d'un système ne sont pas à la gloire du système (on trouve chez Castoriadis des idées analogues) :
"Simone pensait, comme Alain, que le problème n'est pas de donner des possibilités d'élévation seulement à ceux qui paraissent bien doués, mais de donner à tous un niveau convenable d'instruction. Elle préconisait une prolongation de la scolarité jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Élever seulement quelques-uns n'aboutissait qu'à écrémer en quelque sorte la classe ouvrière et la classe paysanne, à les appauvrir de leurs meilleurs éléments et à faire passer ceux-ci continuellement de l'autre côté de la barrière des classes. C'est en effet une étrange conception de l'égalité, celle qui consiste à regarder comme plus démocratique une société où la masse est ignorante, opprimée et malheureuse, mais où quelques-uns, tirés de la masse, peuvent devenir les maîtres des autres, qu'une société où l'on s'efforce avant tout d'élever le niveau général. L'égalité des possibles n'est pas l'égalité réelle, surtout quand les possibles ne se présentent qu'au début de la vie. Alain soutenait que l'enseignement doit être donné aussi bien et aussi longtemps qu'on le peut à tous les enfants ; qu'il faut s'efforcer d'élever même ceux qui ne paraissent pas particulièrement doués ; que l'enseignement est fait pour l'homme et non pas seulement pour assurer un bon recrutement des classes dirigeantes dans la société." (p. 448)
Et nous arrivons aux principaux textes, où sont mêlées citations de S. W. et paraphrases de Simone Pétrement. Les premières se trouvent entre ces « guillemets ». Toutes les coupures sans exception sont de la biographe. Je n'ai pas sous la main pour l'instant le volume (Écrits historiques et politiques, Gallimard, 1960) dont la plupart de ces textes, tous écrits en 1937, sont issus (sauf le dernier, tiré de Oppression et liberté, Gallimard, 1962), je vous en donne le titre pour que vous puissiez vérifier le cas échéant si ces coupures n'entament pas la pensée de Simone Weil. - A la vérité, elles la modifient nécessairement dans une certaine mesure, mais il m'a semblé qu'il n'était pas inadapté de vous faire partager non seulement ces idées mais la façon dont je les ai découvertes. Il sera toujours temps d'apporter d'éventuelles corrections à ce premier éclairage. Du reste, le livre de Simone Pétrement est d'assez bonne qualité pour que l'on puisse lui donner quelque crédit.
S. W. réfléchit aux causes de l'échec du ministère Blum, à l'incapacité de celui-ci à tirer profit des circonstances et de l'élan de la classe ouvrière pour imposer des réformes au moment où il y avait une fenêtre de tir pour les faire passer. De ces réflexions elle dégage des conclusions générales :
"« La matière propre de l'art politique, c'est la double perspective, toujours instable, des conditions réelles d'équilibre social et des mouvements d'imagination collective. » L'homme politique doit, pour agir sur les conditions réelles de l'équilibre social, se servir de l'imagination collective comme d'une force motrice, sans en partager les illusions. « Si des scrupules légitimes lui défendent de provoquer des mouvements d'opinion artificiellement et à coups de mensonges, comme on fait dans les États totalitaires et même dans les autres, aucun scrupule ne peut l'empêcher d'utiliser des mouvements d'opinion qu'il est impuissant à rectifier. Il ne peut les utiliser qu'en les transposant. (…) Il peut arriver que faute d'une toute petite réforme un grand mouvement d'opinion se brise et passe comme un rêve. »
Elle termine en méditant sur la social-démocratie, qui partout s'est montrée « parée des mêmes vertus, rongée des mêmes faiblesses ». « La doctrine est cependant souple, sujette à autant d'interprétations et de modifications qu'on voudra ; mais il n'est jamais bon d'avoir derrière soi une doctrine, surtout quand elle enferme le dogme du progrès, la confiance inébranlable dans l'histoire et dans les masses. Marx n'est pas un bon auteur pour former le jugement. Machiavel vaut infiniment mieux. »
Dans la variante de cet article, elle rappelle l'une des maximes de Machiavel : « C'est que celui qui s'empare du pouvoir doit prendre tout de suite toutes les mesures de rigueur qu'il estime nécessaires, et n'en plus prendre par la suite, ou en tout cas de moins en moins. (…) Quand un pouvoir nouvellement institué commence par assener à ses adversaires les coups qu'il veut leur donner, puis les laisse à peu près tranquilles, ils lui savent gré de tout le mal qu'ils n'en souffrent pas ; quand il commence par ménager les adversaires, ils s'irritent ensuite de la moindre menace. Le pire de tout est de les ménager tout en laissant peser sans cesse sur eux des menaces vagues et jamais réalisées… »
Cette variante se termine par des réflexions profondes et amères sur la force. « Le principe fondamental du pouvoir et de toute action politique, c'est qu'il ne faut jamais présenter l'apparence de la faiblesse. La force se fait non seulement craindre, mais en même temps toujours un peu aimer, même par ceux qu'elle fait violemment plier sous elle ; la faiblesse (…) inspire toujours un peu de mépris (…). Il n'y a pas de vérité plus amère (…). Sylla, après son abdication, a vécu en parfaite sécurité dans cette Rome où il avait fait couler tant de sang ; les Gracques ont péri lâchement abandonnés par cette multitude à qui ils avaient voué leur vie. (…) L'empire de la force façonne souverainement sentiments et pensées… » C'est par cette emprise sur les pensées que la force règne, plus que par la contrainte effective. « Cette force qui règne jusque dans les consciences est toujours en grande partie imaginaire… »" ("Méditations sur un cadavre" ; p. 432-33)
De même, "ce ne sont pas vraiment les difficultés financières ou économiques qui peuvent causer la chute d'un gouvernement. Bien des faits amènent à penser « qu'il n'y a pas d'effondrement économique, mais qu'il y a dans certains cas crise politique provoquée ou aggravée par une mauvaise situation économique, ce qui est bien différent ». La différence est en ceci que la crise économique produit la crise politiquement non directement ni nécessairement, mais par l'intermédiaire de l'imagination. Il faut comprendre l'effet apparent des crises économiques par analogie avec l'effet des défaites militaires. Celles-ci provoquent souvent la chute du régime dans le pays qui les a subies, et pourtant d'ordinaire elles ne rendent pas matériellement impossible à ce régime de subsister. Si elles le font tomber, c'est qu'elles amoindrissent ou effacent « ce prestige du pouvoir qui, beaucoup plus que la force proprement dite, maintient les peuples dans l'obéissance ». Un pouvoir qui sait maintenir son prestige, garder l'apparence de la force, une crise économique ou financière ne le fait pas tomber.
- incise de AMG : on évoquera de nombreux contre-exemples de gouvernements démocratiques tombés pour cause de crise. Certes (et encore, des analyses cas par cas pourraient surprendre), mais il faut alors se demander si le pouvoir qui reste prestigieux n'est pas celui d'un système, celui des partis officiels supposés et auto-proclamés plus compétents que les autres, ou, plus généralement, celui de la démocratie marchande (capitalo-parlementariste, comme dit Badiou).
- incise de AMG et des deux Simone : à propos de la notion du prestige, voici ce qu'elles écrivent : "Le prestige en un sens n'est pas vain. Il est lié à la nature du pouvoir, et le pouvoir est lié, dans une certaine mesure, à l'ordre. « La nécessité qu'il y ait un pouvoir est tangible, palpable, parce que l'ordre est indispensable à l'existence ; mais l'attribution du pouvoir est arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s'en faut ; or elle ne doit pas apparaître comme arbitraire, sans quoi il n'y a plus de pouvoir. Le prestige, c'est-à-dire l'illusion, est ainsi au coeur même du pouvoir. »" ("Ne recommençons pas la guerre de Troie" ; p. 418) Reprenons le fil du raisonnement :
Il n'en est pas moins vrai que la situation économique joue un rôle considérable. Mais pour agir efficacement sur l'économie, il faudrait avoir formé la notion de l'équilibre propre à l'économie. Or, si l'on a formé, grâce aux Grecs et Florentins de la Renaissance, la notion de l'équilibre dans certains arts, celle de l'équilibre propre à l'économie n'a pas encore été trouvée. Nous n'en avons qu'un équivalent à bon marché : l'idée de l'équilibre financier. On croit assez faire pour l'équilibre économique en cherchant l'équilibre financier, qui implique le paiement des dettes. Mais justement, dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. « Un intérêt à 4% quintuple un capital en un siècle ; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide (…) qu'avec un intérêt de 3% un capital est centuplé en deux siècles. » Il est donc « mathématiquement impossible que, dans une société fondée sur l'argent et le prêt à intérêt, la probité se maintienne pendant deux siècles », car cela ferait passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns. « Le paiement des dettes est nécessaires à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. » Dans l'histoire de toutes les sociétés, il a fallu à certains moments annuler les dettes." ("Quelques méditations sur l'économie (esquisse d'une apologie de la banqueroute)" ; pp. 433-34)
C'est que "[l]'organisation sociale offre le spectacle paradoxal d'un grand nombre d'hommes obéissant à quelques-un ou même à un seul, comme si, dans ce domaine, le gramme l'emportait sur le kilo. Les marxistes croient avoir trouvé dans l'économie la clef de cette énigme ; mais l'obéissance et le commandement sont des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. L'obéissance du grand nombre au petit nombre paraîtra toujours un phénomène inexplicable tant qu'on ne comprendra pas que le nombre, dans un monde social, n'est pas une force, du moins dans les circonstances ordinaires. « Le nombre, quoi que l'imagination nous porte à croire, est une faiblesse. (…) Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu'ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. (…) On ne peut établir de cohésion qu'entre une petite quantité d'hommes. Au-delà, il n'y a plus que juxtaposition d'individus, c'est-à-dire faiblesse. »
Il y a pourtant des moments où il n'en est pas ainsi. « A certains moments de l'histoire un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. (…) Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936. » Mais ces moments ne durent pas. « La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s'estompe. » De nouveau les foules sont maintenues dans l'obéissance par « le sentiment d'une impuissance irrémédiable ».
Ce sentiment d'impuissance est naturel chez celui qui est accoutumé à obéir. « Il est impossible à l'esprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience d'une valeur intérieure, quand cette conscience ne s'appuie sur rien d'extérieur. Le Christ lui-même, quand il s'est vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien, a perdu un moment le sentiment de sa mission (…). Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir… »
Ces réflexions sont déjà bien proches de celles qu'elle fera quelques années plus tard sur le malheur, et en même temps elles rappellent celles de l'année d'usine. Un profond pessimisme à l'égard de l'ordre social apparaît dans la fin de ce texte.
« La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre. » « L'ordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel qu'il soit. On ne peut reprocher à ceux qu'il écrase de le saper autant qu'ils peuvent (…). On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui l'organisent de le défendre (…). Les luttes entre concitoyens ne viennent pas d'un manque de compréhension (…) ; elles tiennent à la nature des choses (…). Pour quiconque aime la liberté il n'est pas désirable qu'elles disparaissent, mais seulement qu'elles restent en deçà d'une certaine limite de violence. »" ("Méditation sur l'obéissance et la liberté" ; pp. 434-45)
La référence au Christ et le ton pascalien de ces dernières lignes me paraissent indiquer certaines des directions que l'on peut prendre lorsqu'on en arrive à de tels constats, du dandysme désabusé, mais non sans tentations mystiques, que l'on trouvera chez l'admirateur - avec réserves - de S. W. qu'était Cioran, à un individualisme romantique et plus ou moins anarchisant ("tout effort d'amour est corrosif pour l'ordre…"), en passant par celle que choisit S. W. : approfondir avec une lucidité de plus en plus exigeante son rapport à « tout ce qu'il y a de plus haut dans la vie humaine », essayer de communiquer aux autres ses pensées sur ces sujets, tout en continuant à se battre pour que les luttes sociales « restent en-deçà d'une certaine limite de violence ». S'échapper de « l'ordre social » autant que faire se peut, donner des armes aux autres pour qu'ils puissent s'en échapper de même, mais aussi s'efforcer de contribuer à ce que cet ordre, toujours « nécessaire », soit le moins « mauvais » possible.
- Le programme d'un Jacques Bouveresse qui aurait lu Wittgenstein, serais-je tenté d'écrire, la réciproque étant aussi vraie. On peut aussi évoquer un Maurras qui aurait lu Nabe, un Evola pacifiste et réformiste - mais ne compliquons pas les choses à coups de paradoxes et de parallèles plus ou moins fondés. La volonté est celle-ci, d'une lucidité qui ne craint pas la douleur, d'une lucidité sans a priori, sans exclusive de pensée comme de public, sans concession au cynisme. - A force de tenir tous les bouts de la chaîne on prend le risque, pour rependre un titre de Cioran, de l'écartèlement - voire de la crucifixion.
Simone Weil crucifiée par sa propre lucidité altruiste ?
Libellés : Alain, Badiou, Bouveresse, Brassens, Castoriadis, Cioran, Les vingt plus belles actrices, Machiavel, marx, Maurras, Nabe, Pascal, Pétrement, Pialat, Renoir, Simone Simon, Weil, Wittgenstein
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